Israël et l’Occident

paru dans lundimatin#401, le 30 octobre 2023

L’État d’Israël a entretenu dès son origine des liens de tous ordres, étroits et complexes, avec les grandes puissances occidentales : les États-Unis d’Amérique en premier lieu, et aussi la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et les pays de l’actuelle Union européenne, et même, dans une moindre mesure, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande… Je ne reviendrai pas ici sur cet héritage historique qui avait ceci de paradoxal : en un sens, l’État d’Israël n’aurait pu se créer ni se conserver sans le soutien des grandes puissances occidentales, mais en un autre sens, ce soutien n’impliquait dans les milieux dirigeants et les populations de ces pays – en dehors de cercles juifs et judéophiles relativement restreints – aucune compréhension ou empathie particulière pour « les Juifs ».

Les pays occidentaux étaient dominés par un antijudaïsme traditionnel (chrétien ou christianisé) ou un antisémitisme moderne plus virulent encore (Drumont en France, Hitler en Allemagne, Ford aux États-Unis…) et leur soutien à l’État d’Israël était plutôt pour eux un moyen de « se débarrasser du problème juif » ou de l’instrumentaliser à des fins politiques (gestion du Moyen-Orient) et/ou religieuses (sionisme chrétien).

Quoi qu’il en soit, le tableau aujourd’hui n’est plus tout à fait le même. Bien que toujours dépendant de sa tutelle occidentale, l’État d’Israël a pris conscience avec le temps, au point de se griser, sans doute de s’illusionner lui-même, de ses atouts technologiques, économiques, militaires, culturels, etc., et a manifesté de plus en plus des velléités d’affirmation de ses propres intérêts de puissance régionale, indépendants de ceux des États-Unis ou de l’Union européenne, parfois même en contradiction avec eux (dans le Caucase, par rapport à la Russie ou l’Iran…). Inversement, les pays occidentaux en sont venus de plus en plus à s’identifier à la figure du Juif et à en faire même un emblème de l’Occident, parfois avec la fougue du converti, parfois d’une manière plus ambiguë, mais le résultat est le même.

Un film sorti récemment sur les écrans, et par ailleurs passionnant à beaucoup de titres, Le Procès Goldman de Cédric Kahn, témoigne à sa manière de ce moment de bascule de la perception de la figure du Juif en France à la fin des années 1970.

C’est une ironie amère de l’histoire que des pays, des populations, des cercles dirigeants qui ont méprisé, ostracisé et persécuté les Juifs pendant des siècles, prétendent se reconnaître en eux maintenant, mais il en est ainsi : l’antisémitisme n’y est plus avouable, sinon dans les franges de l’ultra-droite ou, comme héritage d’un antijudaïsme traditionnel « à la musulmane », dans les nouveaux ghettos des prolétaires immigrés ou issus de l’immigration (raison supplémentaire pour les mépriser et les opprimer).
C’est la même ironie qui fait que le nationalisme ukrainien, le plus tard venu sur la scène européenne, se reconnaisse aujourd’hui lui-même et soit reconnu aux yeux du monde, sous la figure d’un président juif, alors qu’il s’est distingué dans sa jeune histoire par sa participation enthousiaste aux pires pogroms.
C’est la même ironie encore qui conduit les pays occidentaux à faire aujourd’hui de la figure de « la femme » ou de « l’homosexuel » des emblèmes d’une « liberté » qui leur serait spécifique. Les autres civilisations n’ont sans doute pas été brillantes non plus dans le traitement des femmes, des homosexuels et autres LGBT, mais en quoi la civilisation occidentale peut-elle en faire des emblèmes de sa supériorité, alors que, jusqu’à une date très récente, elle ne leur reconnaissait aucun droit ?

Il s’agit là de représentations mais, dans les faits, une autre identification entre « les Juifs » et « les Occidentaux » se fait jour, qui relève d’une ironie au second degré. Une relation d’homologie apparaît de plus en plus nettement entre l’État d’Israël et les pays occidentaux : on peut lire en petit dans la tragédie d’Israël aujourd’hui celle qui se prépare en grand pour l’Occident. Dans un cas comme dans l’autre : même arrogance, même esprit de supériorité, même confiance démesurée dans la puissance technologique, financière et militaire, même glissement de plus en plus à droite, même enfermement derrière des murs et des barrières pour se protéger des barbares…

Revenant sur l’histoire de la chute de l’Empire romain, Marx voyait dans les barbares une force possiblement porteuse de régénération. Mais la barbarie peut signifier aussi une pure et simple catastrophe. Il est difficile de déceler dans les barbares d’aujourd’hui ne serait-ce que l’esquisse d’une régénération humaine post-impériale.

Gaelle Montiani, le 18 octobre 2023

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