Ingénieurs en fuite

Reconversion individuelle ou lutte collective ?

paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

De nombreux ingénieur·es démissionnent suite à la perte de sens dans leur travail. Dans la presse, ce phénomène est traité sous l’angle du changement de carrière individuel. Et si, plus qu’à un nouveau métier, ces ingénieur·es aspiraient à la lutte collective ?
Paul Platzer

DÉMISSIONS EN CHAÎNE

Il y a deux semaines, Romain Boucher expliquait dans la presse les raisons de sa démission d’un poste de « data-scientist ». Il fait partie de celles et ceux qui quittent leur emploi d’ingénieur·e faute de pouvoir « changer les choses » de l’intérieur. Je relayais ici plusieurs témoignages de parcours similaires.

Le phénomène de la démission chez les cadres « en perte de sens » est largement médiatisé [1]. Bien que l’envie d’être utile à la société soit souvent évoquée, ces départs sont majoritairement abordés sous l’angle de l’épanouissement personnel, de la reconversion, ou de l’opportunité professionnelle [2]. Or, il se pourrait bien que ce qui motive ces désertions soit de nature collective et non individuelle : l’envie de transformer en profondeur une société dont le lot d’injustices, d’oppressions, et de destruction du vivant est devenu insupportable.

RECONVERSION : L’INDIVIDU RÉSILIENT LIBÉRAL

{}Face à la perte de sens au travail, le libéralisme dresse un diagnostic de l’individu. C’est la psychologisation des souffrances du monde de l’entreprise : l’employé fait-il un burn-out, un bore-out ou un brown-out ? Le remède est lui-aussi individuel : c’est aux femmes et hommes que l’entreprise broie de se réinventer (être entrepreneur de soi-même), de créer leur projet, à l’aide de coachs.

Être résilient, voilà ce qu’on exige de celles et ceux qui quittent l’entreprise. La reconversion (pure) permet ainsi au capitalisme de se perpétuer sans être dérangé par ces démissions : mieux vaut que les déviant·es s’auto-soignent pour trouver leur place dans la société telle qu’elle est, plutôt que de devenir dissident·es et de vouloir la changer. Ainsi, bien que mal perçue hier [3], la reconversion est aujourd’hui accompagnée et encensée.

DÉMISSION ET ANTI-CAPITALISME

Si tout·e ingénieur·e qui démissionne n’est pas nécessairement anti-capitaliste, le point commun des entretiens que j’ai conduit est l’incompatibilité des ambitions écologiques et sociales des démissionnaires avec le Marché. Toute initiative qui ne permet pas à l’entreprise de générer du profit est abandonnée, indépendamment de son intérêt pour l’humanité et/ou la biosphère. La croissance infinie, inhérente au capitalisme, et son incompatibilité avec les limites planétaires ne manque pas d’interpeller les ingénieur·es. En entreprise, les futur·es démissionnaires font l’expérience de l’autoritarisme du capital [4], en dépit des stratégies de management qui cherchent à faire passer une relation hiérarchique pour une relation d’égal à égal, « win-win ». Cette tactique du libéralisme se retrouve en dehors de l’entreprise dans le simulacre de démocratie [5], l’illusion d’un compromis dont tout le monde ressortirait gagnant, et la fausse recherche du «  dialogue  » qui ne sert qu’à taire les revendications de celles et ceux que le rapport de force défavorise. La tentative de changer les choses depuis l’entreprise révèle aux démissionnaires le caractère conflictuel de tout projet politique : le changement n’advient réellement que par la lutte.

S’UNIR OU SUBIR

Plus que le remède libéral de la simple reconversion, c’est le fait de rejoindre une lutte collective qui fût salvateur pour plusieurs des démissionnaires que j’ai interrogé·es. Lutte écologiste chez Extinction Rebellion (XR) pour Zora, lutte idéologique pour Olivier : trouver une communauté mue par le même désir de transformation a été le déclic.

{}Paradoxalement, la lutte pourrait s’avérer plus épanouissante que la recherche individuelle du bien-être. À titre d’exemple, dans leur appel à ne plus charretter pour un monde délétère, des professionnels du monde de la construction témoignent du sentiment de joie et de transformation personnelle que procure l’utilisation de leurs compétences au service de mouvements politiques de défense des milieux. C’est ainsi, dans l’engagement politique, dans l’expérimentation de rapports non-marchands, que leurs métiers se réinventent et servent véritablement le commun.

DÉFAIRE LES MYTHES

Que peut apporter à ces combats celui ou celle qui quitte l’ingénierie ? L’une des possibilités est d’utiliser sa position pour défaire les mythes qui l’entourent : faire une auto-critique du rôle de l’expert, du scientisme [6], démonter les promesses du solutionnisme technologique, ou celles du capitalisme vert. À noter toutefois que les spécialistes ne peuvent avoir le monopole de ces critiques, car ceci perpétuerait leur autorité et donc ces mêmes mythes.

Plusieurs collectifs portent ces réflexion collectivement. Les Ingénieur·es Engagé·es s’intéressent, entre autres, à la place de l’ingénieur dans la société et à la dimension politique des techniques. Les ateliers d’écologie politique [7] prônent une investigation transdisciplinaire et politique des bouleversements écologiques. Ingénieur·es et scientifiques deviennent alors acteurs de leur rôle social, plutôt que simples exécutant·es d’une fonction d’expertise. Enfin, l’association Vous N’êtes Pas Seuls vise à « accompagner des salariés souffrant d’une fracture entre leur travail et leurs valeurs, […] accumuler des connaissances d’initiés sur les nuisances de leurs secteurs, […] diffuser les témoignages de leur rupture » [8].

REJOINDRE LES LUTTES EXISTANTES

Au-delà des opportunités offertes par ces places d’honneur dans un monde dont nous ne voulons pas, le plus important est probablement de soutenir les luttes existantes. Partout, laTerre se soulève, les résistances aux grands projets inutiles s’organisent. Les collectifs de lutte ne manquent pas, et ce n’est pas à moi d’en faire l’inventaire. En tant que dissident·es d’une classe de gestionnaires et d’expert·es, sachons nous défaire de l’élitisme, ne nous prenons pas pour une « avant-garde », ni pour des indispensables. La lutte n’a pas besoin de leçons, ni de leaders ou de grands discours.

Je n’ai pas la prétention de dire aux ingénieur·es quoi faire, ni de donner ma recette pour changer le monde. Mais simplement ceci : si vous n’êtes pas bien dans votre travail, ce n’est pas nécessairement à cause de vous ; et dans ce cas les coachs, le développement personnel et un changement de métier ne vous suffiront pas [9]. Ce qu’il vous faut, c’est peut-être un horizon commun. C’est peut-être de retrouver des gens qui partagent ce sentiment que les choses doivent changer. Syndicat ou collectif autonome, zadistes ou gilets jaunes, allez à leur rencontre.

Paul Platzer

[1Voir par exemple cet article ou encore celui-là.

[2Comme dans cette étude IFOP, qui constate que « le manque d’intérêt des missions » est un facteur important de démission. Malheureusement, les motivations politiques qui peuvent se cacher derrière ce fait n’ont pas été étudiées.

[3Voir cette archive de l’INA, où un ancien ingénieur parle des difficultés à obtenir un prêt pour se lancer dans l’élevage de mouton.

[4Voir La société ingouvernable de Grégoire Chamayou. À noter que les femmes ingénieures en entreprise doivent faire face à la violence du patriarcat en plus de celle du capitalisme...

[5Voir Démocratie, histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, François Dupuis-Déri.

[6Voir « La Nouvelle Église Universelle » dans le n°9 de Survivre et Vivre.

[7Ils sont nombreux, à Toulouse, Paris, Rennes, Grenoble, Montpellier...

[8Les Infiltrés poursuivent un objectif similaire.

[9La reconversion n’est cependant pas inutile. Le développement personnel non plus, et ce n’est pas une pratique essentiellement « de droite », comme l’explique Angela Davis.

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