Ingénierie, désertion, politique

Une réponse à une réponse

paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023

Le 25 septembre dernier, nous publiions un entretien avec Olivier Lefebvre autour de son livre Lettres aux ingénieurs qui doutent. La semaine suivante, nous recevions et publiions une critique irritée de l’entretien en question : L’ingénieur, le désert et la politique, Notes sur les ingénieurs sortis trop tôt du doute. Pour cette 3e manche, Olivier Lefebvre apporte quelques réponses, précisions et développements.

En enregistrant un entretien avec l’équipe de lundimatin, qui m’invitait à l’aborder comme « une discussion décontractée », mon intention était de donner envie aux auditeurs et auditrices d’en savoir plus sur le livre que je venais présenter (Lettre aux ingénieurs qui doutent, L’Echappée), et peut-être même de le lire.

Visiblement, en ce qui concerne la personne de LukiFair, l’objectif est manqué, à tel point qu’elle a trouvé cette interview « dans l’ensemble bien urticante ». J’en suis navré. D’autant plus que nombre de ses critiques auraient vraisemblablement été désamorcées à la lecture du livre. On ne peut pas plaire à tout le monde ; et puis c’est le jeu d’un entretien à bâtons rompus qui ne peut évidemment pas refléter le propos d’un texte qui a été minutieusement travaillé ; et j’aurais pu en rester là.

Cependant, et peut-être parce qu’il a écrit sous le coup d’une réaction littéralement épidermique, certains des arguments que Luki Fair avance me paraissent nourrir une forme de confusion et constituent même parfois de parfaits contresens avec mon propos.

Il m’apparaît important de dissiper certains malentendus et je me permets à cette fin de citer plusieurs passages dudit livre. Si l’on pense qu’il y a un véritable sens politique à chercher à amplifier un mouvement de désertion dans l’ingénierie – et l’on reviendra sur ce terme de désertion–, il est problématique que ce projet soit simplement requalifié de « sorte de développement personnel à destination des élites ». Et ce d’autant plus que certains sujets abordés dans sa réaction épidermique soulèvent des questions importantes qui méritent d’être discutées et approfondies.

Les critiques qui seraient levées à la lecture du livre

« Mon intention première n’est pas d’atténuer le mal-être des ingénieurs qui doutent, même si cela pourrait in fine avoir cet effet secondaire bénéfique. Ce texte n’a rien d’un traité de développement personnel promettant de soulager son lecteur de la pression sociale, de même qu’il n’a pas pour but d’aider à retrouver un quelconque “moi profond” : pas de manuel du “parfait petit déserteur heureux” ici. » (p. 10) est-il écrit dans le chapitre d’introduction de Lettre aux ingénieurs qui doutent. Que cette intention n’ait pas totalement réussie, c’est fort possible. Mais de là à ranger le livre dans la catégorie des ouvrages de développement personnel, il y a un saut que notre contempteur franchit sans doute un peu rapidement.

Luki Fair écrit que si l’ingénieur déserte « c’est seulement grâce à l’écoute d’une voix politique, qui n’est certainement pas une voix technicienne (en mode : “nos compteurs sont tout rouges” ; mais qui a su imposer qu’on change les compteurs ?) ». Je ne l’aurais pas mieux dit. Cette « voix politique », cette petite voix qui murmure en nous, elle s’enracine précisément dans le plan des affects, et non pas dans celui de la raison technicienne. Mobiliser les affects ne relègue pas pour autant notre propos (à Luki Fair et moi) au rayon du développement personnel et de l’« individualisation ».

« Avant d’aller plus loin, il est important de se demander si traiter de ce sujet des ingénieurs en quête de sens n’est pas déplacé. Comment justifier cet intérêt pour une profession socialement valorisée, mais dont les membres doutent de son utilité sociale quand, à l’inverse, de nombreuses professions dont l’utilité sociale est indéniable sont dévalorisées ? Pensons aux métiers du soin (souvent exercés par des femmes, infirmières, aides-soignantes, auxiliaires de vie, etc.), à ceux de l’éducation, notamment dans le primaire et le secondaire, ou encore à l’agriculture, où celles et ceux qui tentent de mettre en œuvre des pratiques respectueuses de l’environnement sont écrasés par des charges de travail insupportables. [...] Dans ce contexte, il peut sembler déplacé de s’appesantir sur les affres de la moyenne bourgeoisie en quête de sens. Pour une majorité de la population, la recherche de cohérence dans le travail est un luxe qu’elle ne peut tout simplement pas se permettre. [...] Demande-t-on à une caissière d’hypermarché, à une femme de ménage dans un hôtel de luxe, à un livreur Deliveroo si leur travail satisfait leur besoin de cohérence intérieure ? » (p. 20). J’ajoute que « ce qui peut paraître déplacé dans ce questionnement au sujet de la quête de sens des ingénieurs, c’est qu’il ne remet en rien en cause les inégalités sociales et les rapports de domination. Il aurait même plutôt tendance à les prendre pour acquis, comme une réalité avec laquelle il faudrait composer. » (p. 21-22)

Luki Fair partage la même interrogation quand il écrit que « la conscience de l’ingénieur, il faut le dire, n’est pas notre problème. On se demande d’ailleurs pourquoi tant s’attarder sur cette question de sa conscience alors qu’il appartient à l’une des catégories de personnes les plus privilégiées au monde, sur tous les plans. L’enjeu politique n’est-il pas la conscience des opprimés ? »

Et pourtant, malgré le caractère quasiment indécent de la question, je montre l’importance de comprendre pourquoi il n’y a pas plus d’ingénieurs qui désertent en dépit de leur dissonance cognitive. La raison étant que : « la société française compte actuellement plus de 800 000 ingénieurs, élite intermédiaire historiquement au service du développement du capitalisme industriel. Si une partie d’entre eux ressent un malaise dans son travail et souhaite cesser de nuire pour mettre ses compétences au service d’autres logiques que celles de l’extension du capitalisme, il est urgent de l’aider à franchir le pas. » (p. 22)

Cette intention, qui n’a rien de moralisante, s’inscrit bel et bien dans un projet politique. Car la technique est politique, elle façonne nos modes de vie et verrouille les possibilités de transformation sociale.

Des critiques parfois confusent qui aboutissent à des contresens

Quand Luki Fair écrit que « le mouvement de “désertion” (désert donc parce que la ruralité est vue comme un espace où il n’y a rien, où tout est à apporter ?) est clair », sa critique semble porter sur un objet inventé, sans aucun rapport avec mon propos.

Commençons par discuter ce mot, « déserter ». Luki Fair donne ici au mot « déserter » le sens de « rejoindre le désert ». C’est un contresens. Déserter signifie quitter une place et la laisser vide.

De quoi déserte-t-on ? On ne déserte pas du système, on ne déserte pas du capitalisme, on ne déserte pas non plus nécessairement de l’ingénierie (cette « science de la pratique » dont il ne me paraît pas souhaitable de laisser l’exclusivité au capitalisme). On déserte d’une résignation à tenir la condition bourgeoise comme unique horizon désirable, on déserte d’une position où il est considéré comme normal ou inévitable de contribuer activement au développement de technologies dont on juge pourtant qu’elles participent du désastre, on déserte d’une banalisation de la dissonance cognitive dans le travail et par conséquent on déserte d’une situation de renoncement à un agir politique par son travail.

« Ce dont on déserte, c’est aussi d’une résignation à coopérer malgré soi activement avec le technocapitalisme. On déserte d’une situation d’impuissance politique : c’est parce que l’ingénieur est dans l’incapacité de transformer le monde comme il le désire qu’il va déserter et recouvrer ainsi des moyens d’action politique. » (p. 128)

« La désertion n’est certainement pas un point d’arrivée, ni un point de fuite. Elle est un point de départ, une bifurcation vers d’autres voies possibles que l’unique rail qui guide l’existence dans la cage dorée » (p.130), cage dans laquelle les ingénieurs coulent des jours plus ou moins heureux, mènent une existence bien tranquille.

Luki Fair considère visiblement que déserter consiste à rejoindre un désert rural. Il oppose à la « cage » un « ailleurs », nécessairement fantasmé, empli d’exotisme et fruit d’un « orientalisme » (sic). Le problème est que je ne parle à aucun moment d’un « ailleurs ».

Ce que j’oppose à la « cage dorée » c’est un « en dehors », défini comme le négatif de la cage et non pas comme un lieu rêvé à atteindre. C’est précisément pour cette raison que sortir de la cage est considéré comme un véritable « saut dans le vide » (p. 115). Une caractéristique de cet « en dehors » étant d’être « peuplé d’individus ayant opté pour le refus de parvenir » (p. 128). J’ajoute « pour affiner la description de cet “en dehors”, [...] qu’il peut recouvrir un certain sens géographique, mais qu’en aucun cas il ne s’y réduit : l’”en dehors” peut se situer “en dehors de la ville”, mais la campagne ne constitue pas le fondement nécessaire et suffisant de cet espace extérieur à la cage. Il est d’ailleurs essentiel de ne pas tomber dans une idéalisation des “alternatives” qui s’y déploient. » (p. 130)

Difficile également de suivre Luki Fair quand il évoque la déresponsabilisation des ingénieurs : « Tous les agresseurs, confrontés à leurs torts, réagissent ainsi, mécanisme classique de décompensation de la culpabilité. “Nous étions en cage”. #procèsEichmann : “nous avons obéi aux ordres”. Se rappeler combien la pensée d’Hannah Arendt nous dessert pour penser la violence et la responsabilité. »

Que Arendt ne soit pas suffisante pour penser la responsabilité c’est certain, mais je ne crois pas qu’elle nous desserve. Sauf à commettre ce contresens majeur de penser que parce qu’Eichmann, ou les ingénieurs, ou qui que ce soit d’autre, « n’ont fait qu’obéir aux ordres », ils sont exonérés de leurs responsabilités. Ce n’est pas ce qu’Arendt dit. Ce n’est pas ce que je dis.

J’interpelais ainsi mes collègues lors du pot de départ de la dernière entreprise pour laquelle je travaillais, qui développait des véhicules autonomes : « un ingénieur, ce serait une personne qui produit quelque chose sans se préoccuper des conséquences de ce qu’il produit ? Cela semble impossible, car cela me ramène au concept de Hannah Arendt sur “la banalité du mal”, chacun exécutant ses tâches dans le cadre qui lui est donné et se contentant de les appliquer en refusant volontairement de sortir du cadre et de se donner une vision d’ensemble. » (p. 99).

Un autre argument confus concerne le sujet de la dépolitisation des ingénieurs, ou plus précisément du renoncement à l’agir politique. Luki Fair explique que « selon Olivier Lefebvre, il faut être sorti de sa cage pour devenir un sujet politique. Or l’ingénieur avant sa « désertion » avait déjà une vie politique, quand bien même il ne la pensait pas comme telle, ce qui on le sait donne toujours la pire politique possible. »

De deux choses l’une : soit l’ingénieur dans sa cage a une action politique nulle, ou encore « la pire possible » ; soit il a un une action politique intentionnelle depuis sa cage. Luki Fair et moi sommes une fois de plus d’accord : l’ingénieur dans sa cage n’a pas de pouvoir d’agir politique intentionnel.

La question n’est en effet pas de savoir s’il est un « sujet politique » (il l’est évidemment), mais d’observer que vivre dans la cage dorée implique un accord tacite : tu auras une vie bien tranquille si tu consens à rester bien tranquille dans ta cage. L’existence de l’ingénieur dans la cage est définie selon deux axes, un travail mi-aliénant mi-épanouissant et des loisirs qui sont la récompense de cette soumission, de ce consentement, de cette « obéissance heureuse » (F. Lordon). Dit autrement, c’est en renonçant à un pouvoir d’agir politique au travers de son travail qu’il accède à la cage dorée. S’il souhaite en sortir, c’est précisément pour se réapproprier ce pouvoir d’agir politique.

Notons au passage que lorsque Luki Fair affirme à la suite que « surtout, le sujet qui a le luxe de pouvoir “sortir” de quoi que ce soit n’est pas le sujet opprimé et exploité. », on ne peut s’empêcher de lire en filigrane cet argument particulièrement dangereux selon lequel seules les personnes les plus opprimées seraient légitimes pour investir le champ politique.

En somme, il me semble qu’excédé par ce que je peux représenter pour lui (un « homme cis-het blanc », accroché à son « ego »), Luki Fair se fabrique une figure, à sa mesure, qu’il lui est ensuite commode de clouer au pilori ; et tant pis pour la rigueur et la précision de l’analyse et de l’argumentation.

C’est dommage car son texte met le doigt sur des questions importantes. Le statut de l’éthique en est un exemple. Quand il affirme que « la morale est ce qui dépolitise et déresponsabilise » il y a bien entendu du vrai. Pour autant, peut-on se passer d’une réflexion éthique, d’une analyse de l’ensemble des mécanismes et structures qui déresponsabilisent les ingénieurs, leur permettant d’évacuer totalement la question éthique et de continuer à se raconter des petites histoires selon lesquelles « leur travail n’est tout de même pas si nuisible » ?

Par ailleurs, comment faire entrer en politique ces ingénieurs (car c’est bien le projet !) que tout pousse à se dépolitiser, depuis la culture technocratique jusqu’au confort de vie bourgeois, en passant par une naturalisation du social, produit d’un banal scientisme ordinaire ?

Ces questions sont importantes. Y répondre – au-delà du traitement superficiel que Luki Fair a bien voulu leur réserver – peut offrir des moyens pour déverrouiller les carcans technologiques qui entravent les possibilités de transformation sociale et pour sortir des trajectoires insoutenables dans lesquelles les ingénieurs contribuent à nous maintenir.

Olivier Lefebvre

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