IA basta !

Robert Sebbag

paru dans lundimatin#397, le 5 octobre 2023

Des versions piratées des livres de Margaret Atwood, romancière canadienne, auraient été utilisées pour alimenter des textes produits par une IA soi-disant « générative » qui n’engendre que spoliation, simulacre et confusion. De quoi pousser la romancière à alerter sur un monde post-littéraire moribond où les robots auraient remplacé les auteurs.

Combien d’auteur(e)s ont-ils été déjà pillés, leurs œuvres mises au rang de data bases ?

Pour un robot, il n’y a pas d’état d’âme, de sentiment, de tergiversation, pas d’esprit sceptique, pas d’esprit du tout… Il s’accomplit en exécutant ce pourquoi il a été conçu : pondre, produire, étaler du résultat, nourri de données pillées, malaxées, triturées sans aucune déontologie éditoriale, selon des bases de règles dont aucune n’est éthique. Dans le cas de l’IA « générative », les règles de départ s’enrichissent d’autres, suscitées à partir d’un matériau d’origine. Dans tous les cas, l’auteur pillé devient la mule porteuse de l’aliment de base d’un processus de production quasi industriel nommé « ChatGPT » ou « Tarte-en-pion ».

Générosité et inventivité humaines évaporées au profit d’un calcul glaçant : la course à la plus-value…

Lecture de cabinets peut-être, mais lecture possible.

Mais un auteur nommé « MinouGPT » serait rembarré par des injonctions à garder ses flatulences et aurait-il droit au chapitre ?

Cette prose née du numérique construit des châteaux de cartes en gelant le tout dans le « déjà-vu ailleurs ». Un simple coup de vent ressemblant à de l’inspiration ferait tout s’écrouler.

Et voilà que les auteurs pris pour des bêtes de somme sont concurrencés par des machines. Bientôt ce seront les journalistes, puis les hommes politiques dont les discours seront comptés et contés par les Seigneurs de la bonne pensée rentable, détenteurs de ces machines à causer dans le poste comme celles qui arrivent sur les plateaux et les sites. Les éléments de langage sont pondus pour que les acteurs du jeu politique ne soient plus que des acteurs récitant un texte calibré par les statisticiens de la finance. Saigneurs de masses exsangues et bientôt sans langue, sinon celle reproduisant la prose des robots.

Et puisque le simulacre de création devient une mascarade, nous arriverons à une élection du plus performant et roué appareil à plastronner un discours électoral, qui se pavanera au poste de commandeur des imbéciles béats et cois que nous serons devenus.

LynxGKK l’emportera sur MatouGπC, au second tour, avec une majorité d’abstentionnistes. Il passera aux commandes de l’État en nous économisant un Narcisse caractériel insupportable ou un cynique énarque narquois. De vrais-faux en faux semblants, la politique du simili, devenue prépondérante, gagne des élections désertées par les électeurs (l’abstention face à un choix truqué est devenu majoritaire).

Au clavier, le décideur demande : « Écris un roman comme Margaret Atwood »… Et paf ! Le robot vous pond des tartines avec une vague ressemblance avec le fruit pillé. Faux-sucre, fausse-nourriture, faux plafond, faux-parquet et faux-roman. L’IA se proposait de remplacer par du jus de neurone robotique toutes les tâches humaines répétitives, elle en est maintenant à prétendre créer à notre place. Nous n’avons que peu de temps avant que l’assentiment, vaguement installé dans un laisser-aller soumis, ne s’enracine. Ce sera ainsi et pas autrement : tel est le souhait de ses promoteurs. Les jeunes pousses de cette engeance envisagent même une IA goncourable.

La cybernétique, ancêtre de l’IA, est née pendant la Guerre froide. Les écoutes mutuelles entre services secrets russes et américains amenaient la question de la traduction automatique au premier plan des enjeux conflictuels. De part et d’autre du Rideau de fer, les équipes mirent le paquet sur cet objectif devenu prioritaire : traduire les communications de l’autre camp.

Pour vérifier la pertinence des programmes, il fallut faire l’exercice de la double traduction de la langue source vers la langue ciblée, puis retraduction inverse avec le retour vers la langue d’origine. Une phrase de l’Évangile fut choisie : « L’esprit est fort, mais la chair est faible » (Matthieu, XXVI, 41). Malaxée par le programme mal-axé, elle fut traduite en russe et le résultat fut lui-même retraduit en anglais américain. La réponse à cette tâche de double traduction fut : « Les alcools sont bons, mais la viande est mauvaise  ». Bien entendu, l’évaluation morale et la satisfaction stomacale sont du pareil au même, pour une machine et pour ses promoteurs !

Chez les instigateurs du pillage numérisé, de cette IA-escroquerie, les intentions déclarées sont toujours bonnes. Le résultat est cannibale. Confusion entretenue par les IA-dolâtres : l’esprit et la matière sont du pareil au même, donc des machines décident à notre place, puisqu’elles sont infaillibles et qu’elles savent tout. Mais qu’est-ce que ce savoir ?

Devrons-nous nous préparer à attendre un permis de respirer, de boire, d’écrire, de lire ? … Mais n’y sommes-nous pas déjà, voire engagés bien au-delà ?

L’automatisation systématique des tâches répétitives, et même maintenant de celles touchant à la cognition, est une phase de l’obsolescence de l’homme, annoncée il y a déjà plus d’un demi-siècle (1956) par Gunther Anders, indispensable aux pleins pouvoirs des machines :

« En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.

L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir ».

(…)

Dans cet embrouillamini des appropriations par une IA dévorante, l’auteur n’est pas un simple veau, mais une mule portant du matériau, un âne savant dont le robot copiera les pas avant de le pousser dans le ravin.

Intelligence artificielle, mais bêtise naturelle : celle de toutes les ambitions, de toutes les corruptions des calculs à court terme.

La critique argumentée n’est pas une tâche répétitive : tout texte doit être évalué avec prise en compte de son contenu, de son auteur et de son contexte. Mais que ferait-elle admettre aux machines ?

Les tendances favorisant l’acceptation du subterfuge consistant à refiler du robot-made à la place du « femme-made » ou du « homme-made » sont multiples. Elles incitent toutes à la démission, à la soumission à un ordre économique cannibale. La machine bouffe de l’humain sans scrupules et recrache ses déjections sous la forme de produits marchands.

Dans les débuts de l’IA, les logiciels créés entraient dans la catégorie des « systèmes d’aide à la décision » afin de contribuer à un résultat de compromis entre évaluation humaine et détermination automatisée. Il n’est plus question d’aide, la décision prise est « forcée » par le système conjoint des intérêts économiques de production.

Quelques propensions et postures s’affichent nettement.

L’acculturation : « À quoi bon savoir, puisque tout savoir est déjà sur un moteur de recherche et j’ai un Smartphone ».

La répétition : « Avec ça, j’me perds jamais ! ».

L’infantilisation : « Chic, l’IA va me pondre mon papier ! ».

La normalité : « Tout le monde s’en sert. Pourquoi pas moi ? ».

La flemme : Assis tout le jour avec un espace vital rétréci, même plus la place pour un livre.

Le crétinisme fier : « J’ai l’abonnement au bon système d’exploitation ».

Des livres et nous, des livres et vous !

Se délivrer des IA cannibales commencerait par leur retirer ce qui les alimente numériquement : les textes pillés. Les écrits de quiconque n’ entrent dans le domaine public que soixante-dix ans après le décès de leur auteur. Il importe que la mule redevienne humaine et reconnue comme telle de son vivant.

Dans l’IA médicale, l’image scannée n’est pas du domaine public et apparemment, il n’existe pas un tel pillage des ressources, similaire à celui dérobant la prose des créations littéraires. Dans le domaine de la santé, le robot omniscient n’est pas pour demain ! Ces professions sont soumises à la nécessaire construction constante d’une éthique actualisée selon les progressions des techniques, invasives ou pas. Le bien-être des patients passe encore, pour un temps, avant la pression économique. L’IA qui vampirise la prose éditée devrait en prendre de la graine et cesser de s’autoproclamer comme une prothèse incontournable. Faute de quoi nous deviendrions des handicapés du bulbe. Encéphalogramme plat, machine sous tension.

Et puis, arrive SansGen, fleuron de l’IA conversationnel, traduisant tout texte en toute langue et à tout propos. De quoi rassurer les anxieux en mal de psy ou d’âme sœur, les platitudes échangées entre l’utilisateur et les robots seront gratuites et non taxées. Cette gratuité sera un leurre amorçant l’addiction et installant l’acceptation puis la soumission.

« C’est comment qu’on freine ?  » (Alain Baschung).

IA, aïe, aïe , aïe.

IA basta !

IA partout, humain nulle part.

Robert Sebbag

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