Grenoble : Capitale verte kaki

ou l’alliance des blouses blanches et des képis dans la « Silicon Valley à la française »
[Groupe Grothendieck]

paru dans lundimatin#388, le 19 juin 2023

« À raison ou à tort, il nous arrive de lire de-ci de-là dans les journaux [1] l’implication d’entreprises et de laboratoires grenoblois dans les guerres en cours aussi bien au Yémen qu’en Ukraine. Qu’en est-il réellement ? Comment la « Silicon Valley à la Française » tant vantée par nos élites politiques est en réalité depuis la Première Guerre mondiale une vallée de la mort où à l’instar de Paris (Saclay) et de Toulouse, il s’imagine dans nos vertes montagnes les armes de demain ? Rentrons, si vous le voulez bien, au cœur de l’innovation de Défense made in Grenoble. »

[…] CONSIDÉRANT que la guerre a fait comprendre aux nations belligérantes l’influence prépondérante de la Science et de la Technique sur le bien-être et la puissance de chaque pays aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix ; que non seulement l’initiative privée essaie d’organiser des recherches de grande envergure, intéressant le pays tout entier, mais qu’en outre plusieurs Gouvernements participent activement et viennent en aide à de telles entreprises.

EN CONSÉQUENCE la Fédération du Travail réunie en Congrès déclare qu’il est d’un intérêt majeur pour le bien-être de la Nation d’aborder un large programme de recherche scientifique[…]. 
Délibération de la Fédération Américaine du Travail , Juin 1919, lu par Henry Le Chatelier lors d’une séance de l’Académie des Sciences [2]

Cette citation liée aux politiques militaires des vainqueurs de la Première Guerre mondiale pourrait tout aussi bien sortir d’un rapport parlementaire actuel tant le retour de la question militaire implique de plus en plus le développement des technologies et des recherches scientifiques les plus poussées.

Et à raison ou à tort, il nous arrive de lire de-ci de-là dans les journaux [3] l’implication d’entreprises et de laboratoires grenoblois dans les guerres en cours aussi bien au Yémen qu’en Ukraine. Qu’en est-il réellement ? Comment la « Silicon Valley à la Française » tant vantée par nos élites politiques est en réalité depuis la Première Guerre mondiale une vallée de la mort où à l’instar de Paris (Saclay) et de Toulouse, il s’imagine dans nos vertes montagnes les armes de demain ? Rentrons, si vous le voulez bien, au cœur de l’innovation de Défense made in Grenoble.

1. De la « houille blanche » aux salles blanches

À la fin du XIXe siècle, Grenoble, petite ville de province, mute complètement avec l’arrivée de la fameuse « houille blanche », la force hydroélectrique, élaborée par le premier ingénieur grenoblois : Aristide Bergès. Très vite, nos torrents de montagne vont être canalisés dans les « conduites forcées » permettant de produire de l’électricité en grande quantité et de manière peu onéreuse.

De nombreux industriels s’installent alors dans le coin pour profiter de cette manne, et les élus de l’époque favorisent cette essor en créant notamment une des première chambre de commerce et d’industrie (CCI) de la région en 1864. C’est cette CCI, en lien avec les pouvoirs publics et l’appui des industriels qui crée les premiers cours d’électricité de France en 1893 pour les besoin grandissant de l’industrie local.

Puis patatra, c’est la Première Guerre mondiale et Grenoble, avec son tissu industriel maintenant bien fourni, a toutes ses chances pour être un des centres de l’effort de guerre national : 9000 obus par jour sortent des usines Bouchayer-Viallet, les établissements Jay et Jallifer fournissent fourgons et voitures militaires, la biscuiterie Brun donne le pain aux poilus et, cerise sur la couronne mortuaire, l’usine Progil est créé à Pont-de-Claix en 1916, pour la fabrication d’un dérivé chloré, le « phosgène » ou gaz moutarde. Toutes ces innovations de mort étaient imaginées par les scientifiques et ingénieurs des universités locales comme le célèbre George Flusin, chimiste du chlore.

Belote et rebelote avec la Seconde Guerre mondiale, mais de manière plus élaborée, on arrête le bricolage ! Un « Triangle de Fer » (recherche-industrie-armée) [4] se structure au début de la guerre notamment au sein du CNRS récemment créé. Les scientifiques, encadrés par les militaires, ne montent plus au front mais restent dans leurs laboratoires pour la « mobilisation scientifique » :

« Le CNRS a donc été aussi porté sur les fonts baptismaux par la recherche militaire, dans une perspective de mobilisation scientifique […] » [5].

Sur ces entrefaites, Louis Néel, ingénieur de la Marine, expert en magnétisme, débarque après l’armistice en zone libre à Grenoble en 1940, et grâce à un réseau de chercheurs et de militaires démobilisés, prend la tête du plus gros laboratoire local (le « LEM »), géré de manière mixte entre l’université de Grenoble, le CNRS et les industriels locaux tel que Ugine ou Merlin-Gerin. Première ébauche du fameux modèle grenoblois bientôt exporté dans tout le pays.

Après Guerre, c’est Néel, maintenant à la tête d’un laboratoire conséquent ayant une certaine avance scientifique dans les domaine de l’électromagnétisme, des générateurs électriques et autres joyeusetés, qui intéresse de près l’armée notamment ses travaux pratiques pour l’industrie naissante du nucléaire.

Sur l’ancien hexagone militaire de la presqu’île de Grenoble, entre le Drac et l’Isère, Néel parvient à faire venir la première antenne provinciale du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en 1956, organe civilo-militaire responsable de l’arme atomique et de la filière électronucléaire française. Puis vient s’implanter tout une tripotée d’instituts, de réacteurs nucléaires [6], d’accélérateur de particules, souvent en lien avec le cœur de métier grenoblois : l’électronique, puis la microélectronique et enfin la nanoélectronique avec en 2006 la création de la « maison » Minatec, le plus grand centre de nanotechnologie d’Europe. Le lien entre l’industrie nucléaire et la nano est structurel, car nos centrales et bombinettes ont des besoins énormes et très spécifiques en électronique de précision et en capacité de calcul que Minatec et le CEA-Grenoble, sous contrat avec la Direction générale de l’armement (DGA), s’empressent de fournir aux deux secteurs.

2. Le triangle de Fer de la microélectronique

Il est clair qu’on ne pouvait réaliser une telle opération dans un cadre purement universitaire. Fort opportunément, c’était le moment où le Commissariat [le CEA] avait plus ou moins décidé de faire de l’atome militaire et de créer une Direction des applications militaires (DAM). […]Pour défendre Grenoble, j’ai fait valoir nos avantages : l’importance qu’avait prise notre Université, les stations de ski toutes proches, les industries qui intéressaient directement le Commissariat, Merlin-Gerin, l’hydraulique, etc. De plus, nous avions la proximité de centres comme Cadarache et Marcoule. Finalement Pierre Guillaumat et Francis Perrin, les patrons du CEA, ont choisi Grenoble. C’est ainsi que je suis devenu le directeur du Centre d’étude nucléaire [CENG].

Louis Néel, grand instigateur du Modèle grenoblois [7].

C’est véritablement au sein du CENG (renommé plus tard CEA-Grenoble) que le Triangle de fer local prend son essor durant les décennies 70-80 et plus précisément dans le fameux Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information (Leti), crée par des ingénieurs de la Marine (avec des coups de pouce de l’amiral de réserve Néel). C’est dans ce « laboratoire-usine » que sont imaginé la plus grande part de la microélectronique française, civile comme militaire, autant pour nos centrales nucléaires que pour notre arsenal atomique, sans compter les applications de pointe dans le satellitaire ou les ordinateurs. Politique souverainiste oblige, c’est en 1963 que sort du CEA-Grenoble la première micropuce européenne :

« La technologie a vite été développée à Grenoble. En Europe, on était les premiers […] Si les besoins sont initialement militaires, la bascule vers le civil a lieu progressivement. » [8]

Le Leti, deuxième plus gros laboratoire du CEA au niveau national, regroupe actuellement 1900 personnes et ses salles blanches couvrent une superficie de 10 000m2 en 2020 [9]. En plus de quarante ans d’existence il a donné naissance à 72 start-up. Par exemple, il y a l’histoire forte évocatrice du Laboratoire d’infrarouge (LIR) dont la création vient d’un besoin militaire de détection nocturne. La DGA finance au sein du CEA-Grenoble la construction du bâtiment qui héberge le LIR, ainsi que l’équipe de recherche [10]. En 1986 le CEA décide la création de Sofradir afin d’amorcer une phase de production à grande échelle des capteurs du LIR :

« En 1986, la technologie du LIR est sans conteste la plus performante au monde. Sofradir naît la même année, alors que le LIR achève ses travaux sur les détecteurs infrarouges. Dans l’équipe initiale, qui compte 20 personnes, on dénombre 10 agents du Leti. La direction est assurée par Jean-Louis Tezner, qui vient de superviser les travaux du LIR pendant huit ans pour le compte de la DGA ; sa longue carrière au sein des ministères de la Défense et de l’Industrie en fait l’interlocuteur le mieux placé pour travailler sur ce marché. » [11]

Contrairement au mythe tant véhiculé d’une recherche publique imperméable au privé et à l’armée, c’est bien au sein du CNRS et du CEA, avec de l’argent public et nos impôts que se conçoivent les armes de demain et que naissent des entreprises bientôt surnommées des « licornes ». Effectivement Sofradir est un succès commercial, les capteurs se vendent comme des petits pains. En 2019, Sofradir fusionne avec un autre rejeton du CEA, ULIS pour donner une nouvelle structure Lynred, installée sur un ancien site nucléaire de la COGEMA à Veurey-Voroize près de Grenoble [12]. Appartenant maintenant à part égale à Thales et à Safran, deux mastodontes de l’armement, 80 % des commandes Lynred sont destinées au secteur militaire.

Autre exemple. Le Leti produit en 1972 une technologie innovante de semi-conducteurs (technologie SEMOS), et du même coup crée de toutes pièces la société Efcis (Études et fabrication de circuits intégrés spéciaux) en transférant 90 ingénieurs dont le directeur du Léti. Cela permet de concevoir mais aussi de produire cette technologie notamment au départ pour les missiles nucléaires puis pour nos chères centrales (ces semi-conducteurs résistent aux rayons gamma). Ensuite tout va très vite : le géant français de semi-conducteur Thomson, grand équipementier militaire français (détenu majoritairement par l’État comme toute la filière industrielle militaire, merci Mitterand !) rachète Efcis puis fusionne avec l’italien SGS devenant SGS-Thomson en 1993 puis STMicroelectronics en 1998.

« Dans la foulée, le savoir-faire grenoblois essaime vers le reste du territoire, avec Matra Harris à Nantes et Eurotechnique à Aix-Rousset. ’L’un de ses directeurs a été formé au Leti, indique Thomas Ernst. La conjonction de chercheurs brillants et de porteurs visionnaires au sein du CEA fait que la plupart des entreprises du domaine en sont issues’ » [13].

En février 2003, Chirac inaugure « Alliance Crolles 2 » près de Grenoble, l’extension de l’usine de ST alliée à Motorola et à Philips, à 2,8 milliards d’euros dont 542,6 millions de subventions publiques [14]. Depuis lors tous les présidents viennent à Crolles pour vanter l’investissement public pour la filière privée de la micro-électronique. [15]

Et c’est l’ancien directeur du CEA-Grenoble, Jean Therme, grand pourfendeur de la liaison recherche-industrie-armée qui lâche le secret de cette success story grenobloise :

« Aux États-Unis, Apollo a lancé la microélectronique ; l’équivalent en France, c’est le programme électronucléaire. Le succès du Leti, de Minatec, de Crolles, l’accord entre ST, Philips, Motorola sont le couronnement de plusieurs dizaines d’années de recherches issues à l’origine du nucléaire, avec notamment le cas du silicium et de l’électronique durcie. » [16].

Vous nous suivez toujours ?

On vous parle de ces transferts de matières grises et d’argent non pas parce qu’on aime les acronymes mais pour vous montrer que les magouilles grenobloises ont de réelles répercutions dans les guerres hight-tech ces dernières années. Prenez les ukrainiens, des vidéos [17] corroborées par le rapport scientifique du Royal United Services Institute (RUSI) [18] nous montre un jeune soldat démontant un drone de combat russe et tombant sur du matériel Lynred et STMicro. Un article du journal Le Postillon nous éclaire sur cette embarrassante découverte :

« Un ancien salarié de Lynred nous assure que pour chaque composant Lynred, il y a une puce ST Micro : "Lynred fabrique les puces qui captent les signaux, ST celles qui lisent les signaux." » [19].


Toutes ces technologies étant étiquetées « duales », c’est-à-dire que, par un sacré jeu de dupes, elles sont vendues comme matériel civil de surveillance et de loisir, ce qui leur permet de transiter d’un pays à l’autre avec beaucoup plus de souplesse que les technologies dites « de défenses » ou « stratégiques ». Les capteurs et puces grenoblois trouvés sur des armes russes transitent sûrement par la Turquie, client de Lynred, et par la Chine, d’autant plus que ST possède une usine d’assemblage dans ce pays.

Il est intéressant de comprendre que la France, depuis une dizaine d’années, est systématiquement dans le top 5 des exportateurs d’armes au monde et que ses exportations ont encore augmentée plus fortement entre 2018 et 2022 (+44 %) [20]. Arabie-saoudite, Inde, Émirats arabes unis, la France n’a cure de vendre à des pays dits « démocratiques » ou dictatoriaux. Le tout étant de vendre et de se faire une place sur ce marché concurrentiel où les USA, l’Angleterre et la Chine dominent. Les technologies fabriquées par STMicro étant robustes et performantes énergétiquement, elles se retrouvent facilement sur ce que les ingénieurs appellent « des systèmes embarqués critiques », comprenez des drones et des missiles ! [21]

3. L’innovation de défense au cœur de la start-up nation

Après la décrue de la décennie 80-90, nous sommes de nouveau dans une séquence de militarisation. C’est pas nous, c’est Macron et sa bande qui le disent à longueur de medias : « Nous sommes en guerre », « économie de guerre »,« mobilisation générale », « stratégie de remontée en puissance », etc. Bien avant le conflit entre l’Otan et la Russie, le bellicisme français avait repris du poil de la bête dans les années 2015 avec des ventes exceptionnelles de Rafales à nos amis indiens, quataris, émiratis et saoudiens et à l’intérieur, avec l’augmentation constante des budgets militaires via les lois de programmation militaire (LPM). Malgré les déboires d’une coopération industrielle européenne voulue par Macron (et contre laquelle les américains tentent de faire barrage), la France mène un leadership dans l’art guerrier. De nombreux dispositifs de recherches permettent à la Direction générale de l’armement (DGA) d’absorber la matière grise des laboratoires et centres de R&D pour continuer à être à la pointe de l’innovation de défense, notamment via le financement de nombreuses thèses de recherche avec le dispositif « RAPID » (Régime d’APpui pour l’Innovation Duale ») [22]. Ils sont pas très bons pour les acronymes nos têtes pensantes en képis mais c’est quand même une stratégie qui paie : au lieu de former soi-même les ingénieurs militaires et d’avoir quantité de laboratoires militaires, la nouvelles stratégie de la DGA depuis les années 2000 est de piocher directement dans les laboratoires civils et les universités la matière grise nécessaire à la « base industrielle et technologique de défense »(BITD), comprenez les joujous pour l’armée.

Outre l’axe industriel de la montée du bellicisme français, l’axe « culturel » n’est pas à négliger. La « pensée de Défense » est le doux nom des techniques de propagande de l’armée pour nous faire adhérer à ses visées. En effet, la nouvelle doctrine militaire, tout en soft power [23], doit faire en sorte que le kaki soit intégré à la vie sociale des concitoyens, proche d’eux mais pas trop familier. Il doit être vu comme le représentant, le garant ultime de l’ordre (républicain, démocratique, etc, mettez le qualificatif qui vous va), et être présent en cas d’extrême violence. Les bidasses de l’opération Sentinelle paradant dans les gares et aéroports sont de la pure propagande [24].

Ce narratif guerrier sert aussi l’enrôlement des adolescents comme future chair à canon via le nouveau service militaire presque obligatoire : le SNU (Service national universel). Ici, ce n’est pas tant les effets matériels qui sont important pendant ces deux fois 15 jours de sport et de levé de drapeau, mais plutôt l’imprégnation des imaginaires des adolescents, où le Militaire fera bientôt partie intégrante de la vie quotidienne des jeunes au même titre que le Pompier, le Policier, le Professeur. Cette présence des képis chez les jeunes et moins jeunes est soutenue autant dans la sphère publique que privée. Depuis 2016, le ministère des Armées a même sa « Mission cinéma et industries créatives » (MCIC). Celle-ci finance films et séries tel que le Bureau des légendes :

« "Un enjeu de rayonnement majeur" pour les armées françaises, rappelait Jean-Yves Le Drian. Le ministère des Armées prépare même l’ouverture de résidences de scénaristes, et cette année, la série et le ministère auront un pavillon commun au Festival de Cannes. », nous disais déjà Le Monde en 2017 [25].

Mais ce n’est pas tout, l’Agence de l’innovation de défense (AID), une sous-branche de la DGA, en partenariat avec l’université Paris Sciences et Lettres (PSL) a créé depuis 2019 la « Red Team Défense », un ramassis d’écrivaillons et d’infographistes à la solde de l’armée. Leur site internet, dans un style très SF pour ados attardés, nous renseigne [26] :

« Elle [l’AID] a pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 - 2060 ».

Nonobstant le prétexte de la prospective militaire qui est en réalité dévolu à d’autres services de la DGA et de l’état-major des armées, son véritable rôle est d’en mettre plein la vue dans des vidéos d’infographies futuristes et aguicheuses publiées sur une chaîne youtube où l’ordre républicain sauve le monde des méchants terroristes ou black blocs planétaires [27]. Que ça soit sur la place publique ou dans l’intime, la vie du français moyen, surtout si il est potentiellement employable par l’armée (donc jeune), est enserrée dans la sphère symbolique du bellicisme.

Conclusion : nous sommes en plein dans la Guerre froide 2.0

Je suis très heureux d’être parmi vous. Crolles marque l’excellence scientifique, la création et l’innovation industrielles et cette histoire de souveraineté dont on a beaucoup parlé. C’est bien ce qui se joue derrière cette investissement. [...]L’électronique a un rôle essentiel. C’est en quelque sorte l’industrie de l’industrie, ce secteur-clé sans lequel on ne peut pas développer. Le plan Électronique 2030, ce sont plus de 10 milliards d’euros qui seront injectés dans notre industrie pour une bonne dizaine d’industries et lignes de production.

Discours de Macron à Crolles le 12 juillet 2022.

Si Macron est venu inaugurer la dernière extension de STMicroelectronics qui en fera la plus grosse usine de semi-conducteur d’Europe en 2024 (40 hectares de béton, 2,9 milliards d’argent public, le plus gros chantier de la région grenobloise depuis 20 ans !), c’est qu’il y a un enjeu de concurrence, pardon, de « souveraineté » à faire produire aux usines françaises le plus de micropuces possible. Ce qui n’est jamais dit dans les communiqués de l’entreprise ou du gouvernement, c’est qu’outre la sécurisation des approvisionnements en puces pour l’automobile et le satellitaire, les puces grenobloises servent l’industrie militaire française et particulièrement tout notre arsenal nucléaire. C’est pas nous qui le disons mais François Geleznikoff, le plus haut responsable du programme de dissuasion.

« "On travaille pour la dissuasion, donc pour la sécurité, mais il est cohérent d’apporter autre chose", sourit le directeur des applications militaires au CEA, François Geleznikoff, les yeux rieurs. […]. Geleznikoff cite STMicroelectronics et Soitec, dont les composants électroniques servent pour la dissuasion. "C’est une carte de visite pour l’industrie", argumente Geleznikoff. » [28].

Cette « réindustrialisation » (y’a-t-il déjà eu une dé-industrialisation pour mettre le préfixe ré- ?) rentre dans le plan stratégique européen des puces, le European Chips Act à 43 milliards d’euros. Nos eurotechnocrates espèrent que l’Europe assure d’ici 2030, 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs afin de palier aux pénuries structurelles en puces pour la voiture électrique (c.f. l’arrêt récent de l’usine Renault de production de la Zoé) et l’armement.

Paradoxalement l’augmentation des budgets pour les arsenaux nucléaires (l’augmentation de la dernière LPM de 100 milliards va servir à renouveler notre parc de bombe « dissuasives ») n’est pas forcément signe que l’holocauste atomique est proche, mais permet une montée économique des secteurs de pointes. Grenoble est ses puces en profite déjà !

Un article du Monde diplomatique [29] nous enseigne que ce qui se joue dans les guerres en cours et particulièrement entre le bloc Otan et le bloc Russie-Chine-Turquie. Cela ressemble à une Guerre froide (voire « tiède ») avec ses coups bas et ses stratégies commerciales basées sur l’accroissement de capacité de R&D et de production dans l’informatique, l’électronique et le satellitaire [30]. Bien que la poudre et les bombes soient toujours au rendez-vous sur la surface du champ de bataille, en profondeur ce sont la capacité des blocs à innover dans la cyberguerre, la capacité d’analyse et de prédiction donc dans le software (l’intelligence artificielle ) et le hardware (la micro-électronique) de la machine de guerre qui permettra dans les temps futurs de faire la différence. Et Macron donne le « la » dans son discours de Mont-de-Marsan sur la LPM :

« Le troisième pivot de la transformation concerne les espaces communs. Ce n’est pas forcément par le choc et par le feu que nous serons testés ou contestés demain. […]. Il faut être en mesure de répondre à cette pluralité d’actions aux marges des territoires, aux marges du droit. Et donc il nous faudra anticiper par la détection des signaux faibles, en adoptant une approche décloisonnée et proactive, de l’influence à l’action directe par un effort dans les champs militaires, mais aussi informationnel, numérique, culturel, économique et industriel. Un effort dont les armées portent une part importante sans en détenir le monopole. » [31]

Et comme à l’accoutumée ce sont encore et toujours les étasuniens qui mènent la danse grâce à leur « écosystème siliconnien », les patrons de Google et Startlink étant fiers de troquer le col ouvert pour le treillis militaire à côté des képis dans les bureaux du Pentagone. Quant à l’industrie de l’armement française comme celle du nucléaire, ils ont toujours été des secteurs étatisés , où les grands groupes industriels, les instituts de recherche, les arsenaux et les start-up profitent d’une stratégie nationale (DGA) dont le but est à la fois de vendre et de peser dans les rapports internationaux pas loin des yankee mais toujours en subordonné. Dans cette « économie de guerre » (dixit Macron), la France et son savoir-faire en innovation duale lui permet de se maintenir comme vendeur d’arme crédible notamment avec son canon high-tech Caesar, produit à Roanne et dont les ukrainiens vantent tant les performances. Et en même temps, cette innovation permet de développer une capacité d’intervention militaire inédite en Europe permettant à la France de briguer au commandement des troupes de l’Otan si un jour le conflit russo-ukrainien venait à s’envenimer [32]. Quand à la « French Tech in the Alps », elle fait de son mieux pour y participer, et contrairement aux allocutions mensongères de Grenoble-Alpes Métropole [33], il est inscrit explicitement dans les conventions du plan nano 2022 (subventionné par la Métropole grenoloise à hauteur de 10 millions d’euros) que le secteur de la défense en profite [34]. Plus la guerre se rapproche et plus la vérité sur notre « démocratie de sang » éclate au grand jour. Alors que les combats antimilitaristes reprennent de la vigueur, que les enquêtes sur les industries mortifères fleurissent, à quand des blocages d’usine et de laboratoire ?

Groupe Grothendieck, le 16 juin 2023.
groupe-grothendieck@riseup.net

[1Depuis Mars 2022 on a répertorier pas moins de 4 articles (dont une première page) dans le Dauphiné libéré (Daubé) et un reportage France 3 région. Pour des informations fiables, voir les articles de l’Observatoire des armements, principale association anti-militariste française, notamment l’article : « Des composants grenoblois dans les armes russes » en Une du « Dauphiné libéré » », 13 mai 2023 sur www.obsarm.info

[2Cité dans Charles Moureu, La Chimie et la Guerre : science et avenir, Paris, Masson, 1920, p 374-375.

[3Depuis Mars 2022 on a répertorier pas moins de 4 articles (dont une première page) dans le Dauphiné libéré (Daubé) et un reportage France 3 région. Pour des informations fiables, voir les articles de l’Observatoire des armements, principale association anti-militariste française, notamment l’article : « Des composants grenoblois dans les armes russes » en Une du « Dauphiné libéré » », 13 mai 2023 sur www.obsarm.info

[4Pour une histoire ancienne et récente du Triangle de fer, voir groupe Grothendieck, l’Université désintégrée. La recherche grenobloise au service du complexe militaro-industriel, Le Monde à l’envers, 2020.

[5« Aux origines du CNRS », colloque sur l’histoire du CNRS, Pierre Papon, Charles Gillispie, 23-24 oct 1989.

[6Grenoble est la seule ville de France à posséder un réacteur nucléaire dans sa ville : c’est l’Institut Laue-Langevin (ILL), réacteur nucléaire à haut-flux. Plusieurs fois par an des camions banalisés livrent de l’uranium de « qualité militaire » pour des expériences en neutronique.

[7« Entretien avec Louis Néel », E. Pradoura, J-F. Picard, 4 juin 1986, disponible ici : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/Archives_orales_du_CNRS.pdf

[8« Les pionniers de la microélectronique française », Les défis du CEA, hors-série, 2018.

[9« L’industrie des semi-conducteurs et son avenir », Rapport de l’Académie des technologies, séance du 11 Mai 2022. Il y a notamment des questions posées par le rapporteur concernant ST montrant les liens structurels, publics-privée et armée-industrie-recherche.

[10En fin de programme, la participation de la DGA aura dépassé les 150 millions d’euros.

[11Aujourd’hui le nanomonde, n°6-7, Pièces et main d’oeuvre (PMO), 2003.

[12Histoire trouble du nucléaire grenoblois, c’est sur ce site que fut fabriqué des têtes des missiles à l’uranium appauvri par la Société Industriellle de Combustible Nucléaire (SICN) notamment utilisé pour la Guerre du Golf. Ce sera notre prochaine enquête. En attendant voir le wikipedia en français « Société Industrielles de Combustible Nucléaire ».

[13« Les pionniers de la microélectronique française », op. cit.

[15Ibid.

[16Acteur de l’Économie n°40, avril 2003, cité dans PMO « Louis Néel à Grenoble. La liaison militaro-scientifique ». 2004.

[18Silicon Lifeline : Western Electronics as the Heart of Russia’s War Machine,

[19« Grenoble c’est le cerveau de l’armement », Le Postillon n°69, été 2023.

[20« Des composants électroniques grenoblois dans les armes russes », Dauphiné Libéré, 13 Mai 2023.

[21Le laboratoire Verimag de l’Institut des Mathématiques Appliqués de Grenoble (IMAG) travail en lien avec Dassault System sur ces « systèmes embarqués critiques ». On en reparlera dans des prochains papiers.

[23Le « soft power », c’est la propagande douce où comme dirait Debord, « le Spectacle intégré ». Voir l’article très intéressant de Mediapart « L’armée française à l’assaut de nos imaginaire » 31 août 2020.

[24Sur la propagande de guerre et la force de vente de l’armée, voir le livre de Tristan Leoni, Manu Militari ? Radiographie critique de l’armée, Le monde à l’envers, 2020.

[25« Le Bureau des légendes, une série bien renseigné », 4 Mai 2017.

[27La vidéo sur la « P-Nation » est très instructive pour comprendre comment l’armée française voie les zadistes en « pirates » avec tout le narratif de l’ennemi intérieur pouvant s’allier avec une « puissance ennemie ».

[28Liberation, 7 février 2018.

[29« Une guerre froide 2.0 », Evgeny Morozov, Monde Diplomatique, Mai 2023.

[30Voir l’Âge de faire, n° 183, avril 2023, dossier « Espace, repousser les frontières de la bêtise », notamment l’article « La course à l’espace est avant tout une course aux armements ».

[31« Transformer nos armées : le Président de la République présente le nouveau projet de loi de programmation militaire. » du 20 janvier 2023, disponible ici : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/01/20/transformer-nos-armees-le-president-de-la-republique-presente-le-nouveau-projet-de-loi-de-programmation-militaire

[32Le but en Avril des manœuvres militaires « Orion », un jeu de rôle grandeur nature où « Arland » (France) se faisait attaqué par le méchant « Mercure » (la Russie) était de montrer que la France était opérationnelle pour répondre à une attaque et cela dans les 4 domaines de la guerre : terre, mer, air, espace. Voir l’article « Un français promu chef de l’Otan ? », Le Canard enchaîné du 17 mai 2023.

[34« Les technologies couvertes [par le plan Nano] visent plusieurs filières aval : […] le secteur de l’aérospatial et de la défense et le secteur de la sécurité, qui ont des besoins spécifiques sur certains types de composants (composants numériques ASIC et FPGA durcis aux radiations, capteurs infrarouge). « Programme Nano2022 – Convention cadre « chapeau » AuRA », Annexe 1.

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