Flora Bonfanti : planification des ruines

« Pour démolir, il faudrait autant de discipline, autant de persévérance que pour bâtir. »

Ut talpa - paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

« À l’enterrement, les larmes des vivants ne seraient pas l’expression de leur propre tristesse, mais de celle du mort, de toutes les larmes qu’il a retenues durant sa vie. » (32)
Flora Bonfanti, Lieux exemplaires, Éditions Unes, 2018

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Parfois dans les lieux, il n’est pas que le lieu ; s’inhale aussi le petit poème didactique. Un lieu c’est, depuis les aristotéliciennes Topiques (topos, lieu), un énoncé si commun qu’il passe en silence sur nos communes présences : une doxa bien reçue sur laquelle raisonner sans fonder (allez voir la définition de l’enthymème). Flora Bonfanti en a forgé pour nous, des lieux communs ; mais ceux-ci sont contrefaits, contrefactuels : ils invaginent le texte ourlé des choses en redressant les torts de l’asymétrie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire : les lieux de Flora Bonfanti n’appartiennent pas à ce monde-là. Ils définissent l’axiomatique d’un monde inversé et, par là-même, remis en son endroit. Un gars comme Lacan aurait glosé : les lieux exemplaires de Bonfanti torsadent la bande de Moebius ; ils opèrent en elle une remontée de l’envers sur l’avers. Mais concrètement ? Eh bien, Flora Bonfanti élabore tactiquement d’imaginaires symétries (21). Symétrie entre les durées de la construction et de la destruction, de la naissance et de la mort, de la confection et de l’usage. Car s’il y a une « asymétrie » ontologique entre ces rythmes, si le Bien par exemple est comme le silence et le Mal comme le moindre bruit parasite ; alors tout ce qui est beau est d’avance submergé. Mais la chance du poète est de pouvoir sauver, une heure à la lecture, la délicatesse infime du Bien en faisant en sorte que le Mal prenne le même temps symétrique à croître que le Bien. Par exemple, émanant de ce nouveau bivouaque d’axiomes inédits, la mort prend neuf mois, comme la naissance. Et pour mourir, il faut une dégestation : un retour à la vulve. Ce sont des jeux gratuits de l’imagination.

D’un plan de démolition

Mais il y a un petit trésor dans ces jeux gratuits. Car les lieux exemplaires de Bonfanti peuvent alimenter, en leurs variations sur l’état de chose effectif, la réflexion de notre Poétique tactique. Le monde inversé des symétries sauvages, qu’elle nous présente comme une métaphysique hypothétique, ce monde fourmille en conseils précieux pour nos opérations universelles de sape. Énumérons les points cruciaux pour nos affaires. Nous avons, nous qui héritons du Witz romantique, du dadaïsme et du surréalisme, du situationnisme et des courants profonds du romantisme noir, un certain goût pour le désordre. La pars destruens est notre part de lumière ; les infrastructures notre part d’ombre. Or une chose est la destruction enthousiaste et sentimentale ; autre chose est la destruction méthodique, systématique, concertée. La démolition se fait selon un nomos, une norme, et c’est elle qui préfigure déjà la configuration à venir qu’elle doit dégager. Flora Bonfanti propose une telle réflexion, en alignant sur le même axe construire et détruire : « la destruction serait aussi laborieuse que la construction. Le chaos, aussi exigeant que l’ordre. Pour démolir, il faudrait autant de discipline, autant de persévérance que pour bâtir. Pour détruire une ville, on proposerait une conception de ses ruines, qu’on imaginerait, et planifierait. » Et elle ajoute « la durée de construction serait égale à la durée de destruction : plus un objet aurait été lentement construit, plus il résisterait à la destruction. » (21) Cette hypothèse, qui vaut pour l’autre-monde dont elle architecture les principes, la Poétique tactique doit pouvoir y remarquer un stratagème en ce monde-ci. Nous remarquons, avec vérité, que nos pouvoirs d’effondrement délibérés sont restés, à ce jour, bénins, rudimentaires. Peut-être fusse en raison d’un postulat fâcheux. Ce postulat est rappelé par Flora Bonfanti lorsqu’elle décrit les asymétries de ce monde-là : « La paire construction-destruction présente cette même asymétrie : des siècles requis pour construire un monument, un instant pour l’abolir. Des milliers de mains, des milliers d’humains pour élever la cathédrale, une bombe pour l’aplatir. » (20) Or, s’il y a bien une vérité relative dans ce préjugé crépusculaire d’un siècle où l’anéantissement ne tient qu’à un fil ; cette vérité ne concerne pas les forces insurrectionnelles, ni les infra-mondes de la révolution. Car s’il y a un art de faire la guerre en tant que révolutionnaire, c’est bien parce que cet art a des contraintes supérieures aux libre-cours de la barbarie. Voir en cela comment Nietzsche concevait son entrée en guerre (Ecce homo, « Pourquoi je suis si sage ? », §7). Et c’est là que la remarque de Flora Bonfanti prend un sens dont raffole la tactique : et si, effectivement, « pour démolir, il faudrait autant de discipline, autant de persévérance que pour bâtir » ? Et s’il fallait, en somme, un véritable plan de démolition point par point, fragment après fragment, de tout ce qui s’est affirmé dans l’étant sans se soucier des barrières de l’éthique ? Ce qui a été bâti par nos ennemis a pris le temps de pénétrer jusqu’aux fossiles de nos rêves. Ce n’est pas tout d’abattre le bâti, il faut encore défaire l’architecture spirituelle qui commanda son érection. Et ce travail doit prendre appui sur une conception profonde, irréversible. L’ennemi, nous le savons, s’est avancé, comme Tsahal et l’architecture métabolique sur les territoires de Palestine, en construisant selon des plans précis, didactiques : l’ennemi a toujours comploté. Mais son complot s’appelait « aménagement du territoire », « assainissement ». Alors, à notre tour, nous qui errons d’une errance adverse : pour détruire la ville, il faudrait proposer une « conception de ses ruines, qu’on imaginerait, et planifierait ». C’est ce que l’on peut tirer, peut-être, comme leçon du poème. Peut-être, effectivement, la durée de destruction d’un héritage pesant doit prendre autant de siècles que celle de son assise. Un philosophe innommable disait qu’il faudrait trois cent ans.

D’un pouvoir morphologique

Mais il est évident que Flora Bonfanti n’a pas choisi de parler en ce sens. Elle a choisi la voie du positif, de la construction et du Bien. Elle invente alors d’autres symétries. La symétrie entre la discorde et la concorde : « La discorde est plus agile que la concorde. Une dispute détruit une amitié. Une parole, et des années d’entente s’effondrent en morceaux. Mais les constructions immatérielles subissent une loi moins sévère que les constructions matérielles. Un geste suffit pour que les débris se redressent en bâtiment : c’est le pouvoir morphologique du pardon, son talent ouvrier. » (22) La perspective du pardon comme « pouvoir morphologique », voilà un autre point cardinal pour nos Poétiques tactiques. L’hypothèse de Flora Bonfanti consiste à imaginer un tel pouvoir translaté dans l’élément matériel des rapports. « Et si le pardon réalignait les morceaux épars d’un bâtiment ? ». Imaginons, à partir de là, que ce qu’elle dit du pardon est justement la nature du pouvoir adverse auquel nous nous confrontons. Imaginons : notre pars destruens fait le travail, nous voilà en face des ruines du monde d’hier. Mais, comme si de rien n’était, par la grâce du « pouvoir morphologique », de la réconciliation d’après-guerre, tout changeait, pour que rien ne change : « chaque morceau garderait en mémoire sa place, sa fonction dans la totalité. L’âme du bâtiment serait inscrite dans les débris qui, au décret du pardon, s’auto-organiseraient en un instant, dans une volonté commune. » (23) Bien entendu, ici, le commentaire en Poétique tactique vient prendre le revers du poème qui, lui, exprimait l’enchantement de ce pouvoir. Mais le pessimisme indique qu’un tel pouvoir morphologique du pardon inscrit dans la matière risquerait de se faire forme la plus terrifiante des dominations : nous verrions les résistances passer leurs vies à effriter sans fin la cathédrale renaissante du monde. Heureusement, donc, que « la pierre ne connaît pas le pardon. Elle ne connaît pas l’ordre humain des choses, et être ruine ou cathédrale lui est indifférent. » (23). Il faudrait peut-être que le pardon soit tout autre chose. En tout état de cause, ce « pouvoir morphologique » qui s’animerait comme « mémoire » dans la matière même du monde, prêt à redresser les ruines, n’est-ce pas aussi cela que nos confrontations auraient besoin d’abolir ? Car si le temps de destruction équate celui des constructions, peut-être est-ce en raison de cela : sous les ruines gît encore le concept qui présida aux ruines, sous la destruction, l’ordre virtuel n’a pas été aboli. C’est en quoi la révolution est toujours révolutionnaire en son équivoque : à tout détruire matériellement, atteint-on le socle spirituel qui produisit l’ogive comme le goupillon ? Ce que Bonfanti nomme « le pardon » et son « pouvoir morphologique » ; c’est pour nous plutôt un risque, qu’une bénédiction. Le risque du retour en phénix sous la cendre, de cela que nous avions brusquement fait tomber : la colonne Vendôme instantanément remise sur pied, et Courbet remboursant toute sa vie les dégâts de la Commune.

Mais il ne faut pas s’attarder sur ce différend avec Flora Bonfanti. Elle imagine aussi des formes de communismes désœuvrés plus proches de nos idéaux utopiens : des lieux où les mains de l’homme ne peuvent plus bâtir. Et en ce sens, elle nous offre le paysage mystique de l’attitude béate qu’une adéquation aux choses doit pouvoir engendrer. Attitude qui conduisit, certes, Chen Tao à mimer en modèle de vie bonne la fameuse motte de terre dont se moque Tchouang-tseu, mais qui fit aussi dire à Spinoza que la béatitude n’est pas la récompense de la vertu, elle est la vertu même. Imaginons, nous dit Flora Bonfanti, que ce n’est plus l’homme qui découpe, démembre, défait pour amener à lui une matière molle et la recomposer. Imaginons qu’ils ne soient plus en mesure de construire, parce que les éléments se refusent à tout prélèvement. « La montagne s’appliquerait à préserver sa forme. Comme le lézard qui, perdant sa queue, la reconstruit, de même la montagne, perdant un bout de son corps, le ferait repousser. Les mains de l’homme ne détruiraient plus. » Si nos mains ne pouvaient plus détruire, alors il ne serait plus possible non plus de bâtir : car le tunnel à travers la montagne est destruction. Ce que fait apparaître Bonfanti c’est cela : nous autres bâtissons plutôt par les ruines. Et l’on pense avec elle : la mise en ruine serait alors, peut-être en même temps, une restitution à la forêt, à la montagne. Nos mains, poursuit Bonfanti, « seraient capables de couper, de frapper, mais tout reviendrait à l’état d’avant la coupe, d’avant la frappe. » (24) Et, par conséquent, dans ce monde du communisme des inefficiences de l’homme, « aucune forme ne se maintiendrait pour l’homme. Plus de maison, plus de train. » consacrant à jamais « un monde sans outil. » Et alors, dans ce monde que rien n’appareille, « sur la planche de bois, pousseraient des branches, des racines. » Que ferait-on alors en ce lieu à causalité anthropique déficiente ? Ce cosmos auto-organisé et si peu aristotélicien : ce monde où l’homme n’est plus en cause ? On aurait à peine une langue et celle-ci « chanterait le temps des maisons, le temps des trains, mais n’aurait plus d’action sur la matière. » (24).

Le stratagème contradictoire de la puissance

De ce monde sans outil, nous n’avons qu’une image. Pour l’obtenir, peut-être faut-il en passer par une ruse de la puissance. Il y a des ruses de la raison qui, sous le masque de la passion irrationnelle, parvient enfin à ses fins. Il est aussi des ruses de la nature, qui, sous le masque de l’érotisme, parvient à forcer la reproduction. Il est, pour finir sur les fameux clichés, des ruses de l’inconscient, qui, au travers d’une transparence factice de la conscience, rejoue sa scène originaire. Flora Bonfanti propose, elle, un stratagème dont la Poétique tactique s’affublerait sans peine : « La soif de connaissance serait un instinct de survie. Toute ambition aurait pour but le pouvoir, pour moyen la connaissance. Un petit esprit avide, à la recherche de pouvoir dans le seul but d’écraser ses semblables, se transformerait par l’acquis même de ce pouvoir : le but lui deviendrait indifférent chemin faisant. L’ambition tomberait dans un piège – son moyen devenant nécessairement sa fin. » (29) Ce stratagème est l’arcane même des stratagèmes en général : la recherche de la puissance à tout prix (donc d’un arsenal de stratagèmes) doit pouvoir permettre l’assomption de sa sagesse, comme absolue et véritable puissance. Aussi, plus l’on se rapprocherait de la domination totale de l’être, moins l’on dominerait effectivement : « plus un esprit serait puissant, moins il exercerait sa puissance. Ce serait inéluctable. » Une sorte de taoïsme politique, en somme. De la « vanité » à la « vérité », la conséquence serait bonne. En cela, la libido dominandi, la volonté de puissance, la lascivité de maîtrise et d’usurpation ne seraient que des vecteurs conduisant au même point : la connaissance. Et cette connaissance dialectiserait donc l’envie détestable du mal. « La vie serait un cheminement sans détours ni régrès, un progrès continu vers plus et plus de force. » (29). Toute vie qui se déploie, malsaine en ses intentions, devrait pouvoir se conduire en soi-même, vers la « sagesse ». « Et, quand la sagesse atteindrait son sommet, sa plus grande ouverture, le tournesol, s’étant rempli de trop de lumière, brûlerait. » (29). On comprend la logique du stratagème de la puissance : la logique d’un lent enroulement de la vertu sur la virilité. Car le fond du désir n’est que l’adéquation pacifié aux choses. Tel est le fond qui poussera mécaniquement le tyran. Bel optimisme.

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La semaine prochaine, nous lirons ensemble la poétique chromatique de Flora Bonfanti, ainsi que l’esthétique de ses torches.

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