Gare aux conséquences politiques du confinement

« L’imaginaire nous gouverne ; et gouverner, c’est créer des imaginaires »

paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

Il est question ici, de l’imaginaire produit par le gouvernement, de la peur, de l’individu et du télétravail. cette analyse simple et efficace du confinement est à lire en parallèle du Monologue du bon voisin en temps de confinement publié également cette semaine.

[Photo : Jean-Pierre Sageot]
Vorsicht vor den politischen Folgen der Ausgangssperre
Cette situation de confinement interroge profondément les ressorts du politique. Il y a quelques jours je suis sortie faire un footing avec mon compagnon : pas sur les berges du fleuve, que le préfet zélé a interdit d’accès, mais dans les lotissements autour de chez nous. Personne, ou si peu, dans les rues. Un homme (la soixantaine ?) sort relever le courrier dans la boîte aux lettres de son pavillon : il extrait une lettre à l’aide d’une pince crocodile. Il rentre chez lui en nous lançant un regard furtif, tenant toujours l’objet supposément contaminé bien à distance. Plus loin un automobiliste nous fait signe. De la main il réprouve notre sortie. L’activité physique est pourtant permise autour de chez soi, nous sommes certes deux, mais enfin nous vivons ensemble, cela ne change pas grand-chose. Ce simple geste me déstabilise. J’ai envie de rentrer. Ce n’est pourtant rien si l’on pense au filtrage musclé organisé par les forces de l’ordre qu’ont dû essuyer mes colocataires pour accéder au marché samedi matin ; l’un d’entre eux est d’ailleurs rentré bredouille, lui qui n’avait pas son laisser-passer. Depuis le gouvernement a durci les consignes de confinement : plus de pratiques sportives hors de chez soi.

L’attitude de ces deux hommes, croisés au fil d’un jogging, me semble révélatrice d’une même série de mécanismes politiques.

Imaginaire et gouvernement

L’imaginaire oriente la conduite de ces deux voisins. Le soixantenaire à la pince croit en la présence toute proche du virus parce qu’il a peur pour lui-même et pour ses proches. La crainte fait naître en lui des images qui ne sont rien d’autre que sa réalité. La peur est dotée d’une véritable puissance phantasmagorique. L’automobiliste moralisateur fait quant à lui exister la loi en y croyant. Pour nous qui faisions le tour du pâté de maison, l’interdiction de sortir à plusieurs n’était qu’un conseil, une demande officielle que nous trouvions injustifiée dans la mesure où nous vivons ensemble. Que je sorte seule ou que nous sortions à deux, le résultat nous semblait identique : le risque de contamination des autres n’était pas augmenté, pas plus que celui de ramener le virus à la maison. Pour l’automobiliste grincheux en revanche, les demandes du gouvernement sont devenues des impératifs impossibles à transgresser, mâtinés de moralité. Dans les deux cas l’imagination fait exister l’impalpable : la loi n’existe que parce que nous lui accordons du crédit, le virus est présent même là où il n’est pas parce que nous y pensons. L’imaginaire nous gouverne ; et gouverner, c’est créer des imaginaires.

En effet, comment se forgent ces images ? Les discours scientifiques n’ont pas suffi, l’exemple de la Chine non plus, pas même encore celui de l’Italie. Nous avons tardé à y croire, à prendre la menace au sérieux. Il a fallu des décisions institutionnelles pour forger les esprits : l’annonce de la fermeture des établissements scolaires, la fermeture des magasins dits « non essentiels », le confinement, le confinement renforcé. La possibilité d’autres annonces à venir consolide encore les configurations mentales. Ces décisions institutionnelles – et leurs annonces théâtralisées – sont des détonateurs : elles déclenchent des prises de conscience, elles font tourner à plein les imaginaires, et ce parce qu’elles engendrent des problèmes. Comment continuer à gagner ma vie ? Comment travailler depuis chez moi tout en m’occupant de mes enfants ? Allons-nous nous supporter les uns les autres dans cet espace réduit ? Ces problèmes, chaque fois singuliers, se traduisent peu à peu par une image, presque une certitude : si ces ennuis se posent, c’est qu’il doit bien exister une cause réelle. Le virus est donc dangereux. Que cela soit vrai ou faux, peu importe (d’ailleurs nous sommes presque tous désarmés pour trancher dans les discussions scientifiques qui s’opposent). L’idée est là, désormais elle s’impose. Née individuellement, née des contraintes égoïstes de chacun, elle devient collective et partagée. C’est parce que je rencontre des difficultés que mon imagination est ébranlée ; c’est parce que nous rencontrons tous des difficultés plus ou moins du même ordre qu’une idée s’impose au sein de la société.

Or, quels sont les mécanismes capables de construire de tels problèmes qu’ils touchent tout un chacun ? Les institutions étatiques. Seul un État a les moyens matériels mais aussi symboliques de créer les conditions susceptibles de laisser se forger de façon massive les imaginaires. Même s’ils ne sont pas explicitement recherchés, ces imaginaires deviennent des mécanismes de gouvernement puissant.

Individualisme

Ces imaginaires tiennent, ils sont opérants et puissants parce qu’ils sont partagés, collectifs, mais peut-être plus encore parce qu’ils sont forgés au plus près de chacun, dans l’intimité de nos consciences individuelles. J’ai peur pour mes proches, tu as peur pour ta santé. La peur a toujours été un mécanisme puissant de gouvernement, mais cette crise est l’occasion de mesurer à quel point la peur individualise. Nous n’avons pas peur à proprement parler, c’est toujours moi qui ai peur (même si j’ai peur pour toi). Les collectifs battent de l’aile, les luttes et engagements militants ont du mal à retrouver leurs marques. Parce que nous ne pouvons plus nous réunir, bien sûr, mais aussi parce que nous sommes soudain seuls avec nous-mêmes, avec nos pensées et nos angoisses. Si la peur donne corps et existence aux phénomènes impalpables (lois, virus) elle contribue également à nous séparer les uns des autres.

La crise sanitaire n’a pas été déclenchée pour isoler les individus, pour séparer les consciences, mais elle n’en a pas moins des effets indirects sensibles et indéniables. Elle engendre un modèle de société bien spécifique, profondément individualiste et apeuré. On nous dira que c’est le cas de chaque crise. Cependant quand l’ennemi est identifié, on espère l’union de résistance, l’opposition, les combats physiques et idéologiques qui galvanisent. Mais lorsque l’ennemi désigné est invisible, qu’il n’a pas de volonté ni d’idéologie ? Les contre-modèles sociaux peuvent-ils s’imposer lorsque l’ennemi n’a pas de visage, pas même celui de l’État dictatorial ? La situation est inédite : l’état d’urgence est déclenché, la rhétorique guerrière déployée, et pourtant nous n’avons pas d’adversaire accessible à la raison. Le virus n’a pas de volonté, il ne porte pas un modèle social à rejeter ; l’État lui-même peut être critiqué à la marge mais il semble difficile de remettre en cause les décisions prises. La lutte semble impossible, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Comment forger alors des imaginaires contraires lorsque l’on n’a pas la puissance de l’État et lorsque la peur désagrège les consciences ? Par quels moyens pourrions-nous renverser la vapeur, c’est-à-dire lutter contre l’épidémie sans individualiser toujours plus la société ?

Responsabilisation

La force dissolvante de cette crise est d’autant plus efficiente que les discours officiels et médiatiques en appellent à la responsabilité de chacun. Si nous ne devons pas sortir, c’est pour ne pas nous mettre en danger nous-mêmes et pour ne pas porter atteinte à la santé des autres. Un devoir à la fois moral et légal s’érige. De nouveau, l’idée seule ne suffit pas à convaincre : l’appel au civisme et à la moralité ne suffit pas à ce que les individus restent enfermés chez eux. Il faut durcir les mesures, augmenter les contrôles. Ces derniers auront trois effets conjoints : la sanction empêchera les resquilleurs ; la peur du gendarme en dissuadera d’autres ; l’existence de ces mesures renforcera encore l’imaginaire collectif.

La responsabilisation permise par l’articulation fine de la peur et du contrôle devient un mécanisme de gouvernement terriblement efficace. Peu à peu nous incorporons ces doubles injonctions morales et légales, peu à peu nous obéissons de nous-mêmes. Nous sommes les agents de notre propre contrôle, à la fois individuellement et collectivement. Désormais je m’empêcherai de sortir, et si j’ai le malheur de sortir, l’automobiliste grincheux me manquera pas de me rappeler que je contreviens à la loi. Plus qu’un pas et nous sommes proches de la délation. Cette responsabilisation des individus en temps de crise sera à n’en pas douter récupérée à « la libération » : il nous faudra être compréhensibles et responsables pour relancer l’économie et soutenir la Nation. La responsabilisation des individus et la surveillance qui l’accompagne ont assez peu de chance de disparaître avec la fin de la pandémie.

Habitudes de travail

Cette crise sanitaire a également de profonds impacts sur notre rapport au travail. Elle exacerbe tout d’abord les inégalités entre les professions. Les cadres travaillent à domicile, derrière leurs écrans ; les employés sont mis au chômage technique ou forcés de travailler avec peu de protections. Les cadres conserveront leurs emplois, les employés ne peuvent que craindre le licenciement au bout du tunnel. Les ouvriers et employés du secteur agro-alimentaire, mais également le personnel paramédical, sont qualifiés d’« indispensables » par le gouvernement. Les ministres oublient d’ajouter qu’ils sont surtout soumis et exploités. Placés en première ligne par ceux qui ont déclaré la guerre, on les hisse en héros à leur insu, on exige d’eux un sacrifice sous contrainte. Les caissières des super marchés, les aides-soignantes et infirmières (tiens tiens, des femmes !) ne sont pas des héroïnes dans l’âme : elles n’ont simplement pas la liberté sociale et économique d’adopter une autre position. Ce ne sont pas des guerrières ; elles sont la chair à canon du Capital au service des cols blancs. Sur ce point, rien de vraiment nouveau. La situation actuelle jette seulement une lumière crue sur le fonctionnement de nos rapports sociaux.

Les effets de cette période de confinement seront plus insidieux sur les cadres. Peut-être même plus pervers. La distinction entre l’espace privé et l’espace public, du moins l’espace laborieux, est suspendue. Le télétravail introduit de manière brutale le bureau à la maison. De nouveau, les différences se creusent, au détriment des postes à responsabilité cette fois-ci. Pour celles et ceux dont le travail n’est pas indispensable à la survie économique de l’activité, le temps personnel et familial prendra le dessus. Envoyer un mail professionnel ou jouer avec ses enfants, le calcul sera vite fait. Ceux, en revanche, qui ne peuvent ou ne veulent pas décrocher laissent entrer le loup dans la bergerie. L’espace, mais aussi le temps, s’amenuise, au profit de l’activité laborieuse. Puisqu’il a bien fallu préparer à manger pour la marmaille, je dois me remettre ce soir au travail. Il est tard, il fait nuit, mais je dois bien travailler. Pour travailler depuis chez moi, il a fallu que je m’équipe : j’utilise l’ordinateur familial, acquis à mes frais. Flexibilisation des horaires de travail, financement personnel du matériel, augmentation du temps et de l’espace accordés à l’activité laborieuse, exigence de rapidité et de disponibilité. D’aucuns sauront se souvenir de cette crise, à n’en pas douter.

La domestication du travail est par ailleurs permise par l’accroissement de la place du numérique dans nos quotidiens. Là encore, la crise que nous traversons n’est pas à l’origine de ce phénomène, mais elle le renforce et le révèle. Avalanche de mails, conversations instantanées avec nos collègues et employeurs, distractions, informations. Chacun devant son écran, d’ordinateur, de téléphone ou de tablette. Avec quelles conséquences sociales ? Isolement des conscience, suractivité intellectuelle, stress lié à la surcharge d’informations, contrôle de nos activités aussi. Quoi de mieux que des traces écrites pour mesurer notre travail effectif ? Mon collègue aura été plus investi que moi pendant cette période, c’est-à-dire qu’il aura répondu plus et plus rapidement à nos supérieurs. Ces derniers s’en souviendront-ils au moment des primes de fin d’année ? Ce dont ils se souviendront avec certitude, c’est de la norme qui s’impose peu à peu dans leur esprit : nous sommes capables de traiter tant de dossiers, d’envoyer tant de rapports d’activité, de rédiger des mails au-delà de 22h ? Ils sauront nous le rappeler en temps utiles. Charge à nous de nous prémunir contre la formation de telles habitudes. Télétravail ? Pourquoi pas, mais pas le weekend ni le soir. Pas d’obligation de réponse immédiate non plus.

L’inflation de ces usages dans notre quotidien accentue en outre la fracture numérique. Comment les familles non connectées pourront-elles recevoir les cours envoyés par les enseignants ? Comment les personnes âgées pourront-elles télécharger les laisser-passer leur permettant de sortir faire des courses ? (on nous dit qu’il est possible de les recopier, encore faut-il avoir un exemplaire à recopier et être capable d’écrire manuellement un texte long).

L’État n’a pas créée la crise sanitaire que nous traversons, il n’est pas même certain qu’il soit actuellement en train de l’instrumentaliser (ce qu’il ne manquera pas de faire par la suite, c’est certain), mais les décisions prises n’en ont pas moins un impact fort, réel, décisif. La gestion de la pandémie forge nos imaginaires et laissera à n’en pas douter des traces, institutionnelles et individuelles. Méfions-nous de ces ressorts psychologiques auxquels nous sommes tentés de céder, méfions-nous de la précipitation, de l’emballement, des réflexes que nous déployons en voulant bien faire (notamment notre travail). Ne créons pas des habitudes qui risqueraient de nous aliéner demain.

Odile Tourneux

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :