Le monologue du bon voisin en temps de confinement

« C’est quand même super : plus d’encombrement, plus d’entassement, plus de rencontre fortuite avec des inconnus. »

paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

Juillet 2020, le confinement se renforce et les « voisins vigilants » gagnent du terrain... Cette semi-fiction est l’écho différé de cet article d’analyse que nous publions en parallèle cette semaine : Gare aux conséquences politiques du confinement.

[Photo : Jean-Pierre Sageot]
Der Monolog der guten Nachbarin in Zeiten der Ausgangssperre

Le 10 juillet 2020

La voisine passe encore dans la rue. C’est quand même incroyable. Ces gens qui se croient tout permis, égoïstes qui nous font prendre des risques. Ça m’exaspère. Pourquoi elle ne reste pas chez elle comme tout le monde ? Avec ces prétextes de vouloir se dégourdir les jambes, de prendre l’air, mais pour qui se prend-t-elle ? Pourtant je l’aimais bien Mme Vernon, quelqu’un de bien, rangée, qui préparait le repas deux fois par jours et qui n’a jamais fait d’histoires dans le quartier. Mais c’en est trop. Si elle repasse encore, je vais devoir signaler son comportement douteux en appelant le commissariat. On ne peut plus tolérer ces gens qui nous font prendre des risques, ces inconscients, irresponsables. Les gens ne comprennent pas ce que ça veut dire. Et dire que mon Hervé se décarcasse à aller chercher le courrier avec sa grosse pince-crocodile pour ne pas le toucher. Puis je le vois batailler avec la pince et un ciseau pour sortir le pli de son enveloppe, sans le déchirer. Pourquoi déployer tant d’efforts pour bloquer le virus en limitant les contacts, mêmes indirects, comme avec la factrice, si c’est pour que d’autres se baladent tranquillement, profitent du paysage et d’un petit moment d’activité physique dans la belle campagne. C’est que les gens ne savent pas qu’ils sont porteurs et ils l’amènent dans leurs déplacements.

Quelques temps auparavant, l’idée de mettre en place un système de points circulait. Pour les bons citoyens responsables, qui prennent au sérieux la menace qui pèse sur nous, qui ont peur et qui ont adapté leur vie en conséquence, des points bonus qui nous permettent de temps à autre, en fonction des quotas, d’aller faire une sortie un peu plus loin. Les autres, les profiteurs de plein air, ceux qui ne savent pas respecter les règles bonnes pour tous, ceux qui ne peuvent pas attendre deux semaines pour sortir de chez eux, auraient eu des points malus. Je suis sûr que ce système aurait parfaitement fonctionné, en récompensant et en pénalisant. D’ailleurs lors des expérimentations dans quelques villes, il y avait déjà eu tant d’appels au service dédié pour signaler les voisins qui profitaient de la situation pour sortir. Mais enfin cette régulation n’a finalement pas été adoptée, pour le moment.

Et pourquoi se plaignent-ils du confinement d’ailleurs ? Tout va pour le mieux. Les entreprises de nouvelles technologies ont très vite répondu à la situation pour faciliter notre vie. L’innovation nous a sorti d’affaire. Cela fait un bon mois que j’ai reçu mon télécran. C’est super on peut s’appeler avec Christelle, Nathalie et Yvette. On se voit sur le grand écran, on discute, on passe un moment. L’autre fois on s’est même donné rendez-vous à 12h30 et on a mangé ensemble, chacune avec son plat devant son écran. C’était très sympa, ça nous a rappelé les déjeuners du midi au boulot. Je suis mes cours de sport en ligne, sur mon tapis, avant d’aller préparer le petit-déjeuner pour la maison. Avec le télécran je peux appeler ma sœur les dimanches et voir mes petites puces jouer et discuter avec elles. C’est tellement bien de pouvoir les voir grandir. On peut être ensemble sans contact grâce à ces nouveaux modes de communication.

Bien sûr de mauvais esprits soulignent que les mines chinoises de terres rares n’ont jamais été aussi actives. Ces dispositifs technologiques de proximité à distance consommeraient beaucoup de matériaux et de plastiques à leur construction, sans compter la consommation énergétique pour les utiliser, l’atome, le nucléaire, les déchets radioactifs et tutti frutti. Mais que de mauvais esprit ! Alors que ces technologies nous sauvent, alors que nous ne pouvons plus avoir de contact en présence et que les télécrans nous permettent de continuer à faire famille, à voir les amis, il y en a encore qui se prêtent à la critique. C’est terrible cette façon de tout critiquer, de se méfier, de rester sur ses gardes pour tous ces sujets.

Le seul problème concernant les contacts sociaux, c’est pour le maintien de l’ordre. Comme les gens ne respectaient pas les consignes et le bon sens ; qu’ils en profitaient pour aller se balader sur les quais sans prendre la mesure de leur responsabilité dans les événements, les policiers, gendarmes, et même les policiers municipaux, gardes champêtres et autres agents ont dû se déployer sur le territoire, effectuant des contrôles inopinés puis systématiques pour toute personne se déplaçant. Quel sens du dévouement, de l’abnégation pour la communauté. Je ne comprends pas du tout les arguments de ma nièce Céline. Elle aurait été témoin de groupes de policiers qui jouaient les cowboys, en tenue, armés, les mains dans les poches, le torse bombé dans une posture virile, avec leurs lunettes de soleil, qui prenaient un malin plaisir à contrôler et à prodiguer des remarques moralisatrices à tout va. Comme s’ils jouissaient de leur position d’autorité, qu’ils prenaient plaisir à avoir du pouvoir. C’est vraiment voir le mal partout. Comme si le fait de travailler en bande les encourageait entre eux à ne pas se poser de question et à suivre bêtement les ordres qui descendent du ministère et de la préfecture. C’est vraiment retirer toute l’intelligence à ce corps d’État, constitué d’individus qui ont fait le choix de servir la nation et ses intérêts supérieurs. Ce sont, comme les médecins, des héros de notre temps.

Heureusement, de nombreux dispositifs ont été mis en place pour protéger ces agents du maintien de l’ordre. Les drones, tant décriés par le passé, ont bien été utiles. D’abord ils ont été utilisés de façon automatique pour aller à la rencontre d’individus qui circulaient sur des zones interdites, et les prévenir qu’ils commettaient une infraction et qu’ils devaient au plus vite rentrer chez eux. Ces bijoux de technologie ont eu un impact incroyable dans les villes : quais de Seine, de Rhône, de Saône, de Garonne, du Doubs, ou encore les grandes esplanades. Même à la campagne, leur efficacité est due au fait qu’un drone peut potentiellement arriver à tout moment. La menace plane et ainsi on anticipe, chacune des sorties est vraiment mûrement réfléchie. Ensuite, pour protéger encore plus efficacement les forces de l’ordre, les drones ont été utilisés en mode pilotage manuel. Ils ont alors permis de suivre les individus. Couplé à la reconnaissance faciale, ces vigies ailées ont alors permis d’identifier les dangereux individus qui continuaient à sortir, faire un tour, voire en espérant se réunir avec leurs proches ou des collectifs militants. Ils sont irresponsables pour eux et pour les autres. Mais ils sont aussi les responsables de ce qui arrive. J’aimerais bien à vrai dire qu’ils attrapent le coronavirus. Ce serait bien fait pour eux. Et on ne devrait pas les soigner. Les médecins sont trop bons avec leur déontologie du soin pour tous – comme d’ailleurs on a été bien trop bons depuis longtemps avec la sécurité sociale pour tous, la justice pour tous. Quand le crime est indéniable, pourquoi perdre du temps à juger ? Eh bien c’est la même avec les promeneurs, badauds et autres flâneurs des rues et des champs.

Aujourd’hui les seules personnes autorisées à sortir sont celles qui vont travailler. La dernière raison de s’éloigner de chez-soi et d’éventuellement rencontrer quelques personnes repose sur l’activité laborieuse. Quel regret que tout ne soit pas dématérialisable : l’usine, l’artisanat, réparer la chaudière, une vitre, la serrurerie, produire dans l’agro-alimentaire ou l’industrie, les hôpitaux, les prisons, les commissariats, les EHPAD, les livraisons à domicile, le service postal, les grandes surfaces, les épiceries, la logistique des denrées alimentaires. Les petites mains n’échappent pas au risque. C’est vrai qu’on a reconsidéré tous ces petits métiers. Financièrement ils rament toujours autant, mais aujourd’hui on les considère plus. Ils sont à la fois celles et ceux qu’on remercie et qu’on loue en général dans les médias et les ministères, et celles et ceux qu’on évite de croiser dans le voisinage, les pestiférés, les potentiels porteurs du virus.

C’est vrai que la situation est parfois injuste. Tous ces gens enfermés dans leurs petits appartements dans les cités, parfois complètement isolés ou alors au contraire dans une promiscuité sans nom. Mais que voulez-vous la vie est ainsi et le sera toujours. D’un autre côté, nous avec Hervé, on a quand même fait beaucoup d’efforts pour acheter ce pavillon dans un lotissement. Nos efforts sont finalement récompensés. Chacun n’a que ce qu’il mérite. Et puis une autre inégalité pèse en fonction de l’âge. Les personnes « fragiles », les ainés, se sont retrouvés dans une position bien délicate : isolés pour se protéger, ils ont été mis au banc de la société. Mais que voulez-vous, c’est mieux pour eux.

Je me souviens d’une autrice qui disait au sujet des vieilles et vieux : Ils avaient peur que je perde mes sous alors ils me les ont pris, ils avaient peur que j’oublie un plat au four alors ils m’ont interdit de cuisiner, ils avaient peur que je fasse une mauvaise chute alors ils m’ont attachée à une chaise. On pourrait aujourd’hui ajouter Ils avaient peur que je tombe malade alors ils m’ont contrainte de m’enfermer chez moi sans rencontrer personne.

J’ai quand même de la chance, je fais partie de la majorité qui peut télé-travailler. C’est sûr que c’est dommage pour celles et ceux qui doivent continuer à faire les jobs indispensables, mais pour nous c’est quand même confortable. Il en est fini des temps de trajet, des heures d’embouteillages, les attentes de trams qui ne viennent pas. Et en plus, c’est bon pour l’environnement. Et puis on se concentre sur l’essentiel : pas besoin de prendre du temps à discuter avec les clients ou les collègues. On fait son travail, on répond à ses mails et après c’est fini. Bon « fini, fini », c’est sûr que la tentation de consulter les plateformes de travail en dehors des horaires est importante. Et puis mon grand plaisir c’est de pouvoir être avec mes petits. Enfin je peux les voir grandir. Je peux leur concocter des petits plats, être là pour le bain, jouer avec eux. Il faut aussi laver leurs habits, assurer les repas pour tout le monde et même maintenant s’improviser assistante-enseignante à partir des consignes de professeurs – dont l’effectif va enfin pouvoir être réduit. S’occuper des enfants et de la maison en journée, c’est quand même un plus. Avant je devais gérer tout cela le soir, aller faire les courses, cuisiner, amener Lucas au judo et Alice à la patinoire, faire les lessives, les étendre, faire les devoirs. Maintenant j’ai plus de temps pour tout ça, et avec Hervé aussi.

Les gens se plaignent de ce droit à la sortie hebdomadaire qui nous a été donné. Le weekend n’existe plus, ces deux jours où la majorité ne travaillait pas. Maintenant c’est par foyer qu’on a le droit un jour par semaine, tous les six jours, d’aller faire une sortie un peu plus loin : une balade en montagne ou en bord de mer, une promenade dans un bois, un tour de vélo ou de l’escalade. C’est quand même super : plus d’encombrement, plus d’entassement, plus de rencontre fortuite avec des inconnus. Ce système de quotas régule à la fois le risque et notre tranquillité.

On a pris de bonnes habitudes et cela durera je l’espère. Peu importe si les médecins trouvent un traitement. Maintenant nous avons pris de bonnes habitudes et j’espère qu’elles perdureront : des vies plus ordonnées et recentrées sur la vie au foyer. C’est surtout en termes de sécurité que tout va mieux. Cela faisait des années que nous essayions, avec le soutien de la mairie, de mobiliser le voisinage autour de la solidarité « voisins vigilants ». Mais les gens ne prenaient pas au sérieux le potentiel que chacun, en jetant un coup d’œil et en contrôlant, puisse déceler l’anormal et prévenir les drames. Maintenant le voisin vigilant s’est généralisé. À part quelques débiles irresponsables, tout le monde surveille tout le monde et regarde d’un œil méfiant les déviants. On vit enfin rassurés pour nos enfants et nos maisons.

Peu importe que ce virus soit stoppé ou non, on a pris de bonnes habitudes. Les drones du maintien de l’ordre veillent sur nous, la reconnaissance faciale permet d’arrêter plus vite les individus nuisibles. Le télétravail est devenu la règle, cette entrée du travail à la maison apporte bien des avantages. J’espère profondément que ces bonnes habitudes d’hygiénisme social, qui nous protègent et nous permettent de nous recentrer sur l’essentiel, notre petite propriété, notre famille, perdureront longtemps.

Georges Bonneuil

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