« La terre, cette belle salope »

Le coronavirus est l’envers de la radioactivité dans le miroir du temps.

paru dans lundimatin#235, le 23 mars 2020

Cette semaine il y a une chose à laquelle je tenais, un rendez-vous que je ne voulais pas manquer : c’était retrouver les bombes atomiques, féministes et antinucléaires.

Je voulais continuer à réfléchir avec celleux qui avaient vécu ensemble à Bure pendant une semaine pour que nous nous transmettions des savoirs, des faire, et pour renouveler notre imaginaire.

Fin février, nous avions imaginé le renversement du monde dans un grand carnaval : l’Andra, Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, annonçait l’abandon de son programme d’enfouissement des déchets nucléaires. Trop dangereux, trop coûteux, trop incertain. Dans la fiction que nous avions inventé, les ingénieurs avaient avoués être incapables de garantir la sécurité de la population pendant « environ 100 000 ans » ; incapables de prévoir l’impact de l’humidité des roches sur les déchets, l’impact des mouvements du sol ; incapables de superviser l’enfouissement comme prévu jusqu’en 2120 ; et incapables de garder mémoire de ce qui était contenu sous la terre afin que personne (taupe ou homme) ne s’amuse à déterrer le trésor.

Les autorités avaient reconnu se lancer à grande vitesse et avec quelques millions d’euros dans la grande aventure de l’autruche. « Mais non mais non tout va bien : on ne voit rien donc tout va bien », dit l’autruche tandis qu’elle cache sa raison avec les déchets sous la terre.

Cette semaine, je voulais voir celleux qui avaient marché sous la pluie pour revendiquer que les déchets restent sous notre regard, qu’on arrête de les produire, que l’on paie pour la recherche en surface, plutôt que pour acheter l’accord des paysans, des commerçants, des préfets et de tous les habitants. Vous nous auriez vu, avec nos masques en têtes d’animaux, nos visages de tissus fleuris, nos gueules de rideaux de grand-mère et puis nos bottes de pluie.

En ce jour magique du 29 février, nous fêtions la fin du monde futur, l’évanouissement du cauchemar post-nucléaire, et le début d’autres promesses.

La lutte antinucléaire se penche sur un temps impossible à concevoir, parce qu’il est immense ou instantané : la radioactivité met des milliers d’années à s’évanouir ; la radioactivité peut tuer en moins de quelques secondes.

Ces derniers jours, quelque chose comme une fin du monde est venue – un arrêt brusque, provisoire, de notre manière de faire société. Le coronavirus est l’envers de la radioactivité dans le miroir du temps : il se répand rapidement, de proche en proche, de jours en jours. Il vit à notre taille humaine, il se déplace à notre rythme d’humain mondialisé. Il nous suit à la trace, nous surveille et nous traque.

Ces derniers jours, le temps a une drôle d’odeur.

Je suis confinée dans un « chez moi » où j’ai la chance d’avoir un peu d’espace, des livres, des fenêtres, des écrans, de l’internet – bref, assez d’éléments pour pouvoir répondre aux critères d’un confinement sans à peu près péter les plombs.

Et après avoir plongé dans les gouffres du temps radioactif, le temps s’est étrangement rétréci.

je compte les jours où ma compagne est malade

je compte les jours que pourrait durer le confinement

je compte les jours où nous cesserions potentiellement d’être porteuses

je compte les jours qui sautent sur mon calendrier

est-ce que cette chose-là que j’avais prévu aura lieu ? Et ça ?

Est-ce que ça va sauter, et cette chose-là, à laquelle je tenais ?

Est-ce que je vais être délivrée de cette réunion, de cette contrainte ?

Est-ce que cette chose pour laquelle je m’étais engagée a encore du sens et est-ce que je désire encore la faire ?

Depuis combien de jours le père d’une copaine est-il sous maintien respiratoire ?

Les choses qui m’attachent au futur proche et à mon google calendar sautent les unes après les autres. On parle de fin mars, mi-avril, 2021. Plus loin, impossible d’y voir quoi que ce soit. On parle krach boursier, récessions, nouvelles crises, nouvelles pandémies. Je pense aux prochains jours à venir, et le poids du temps qu’il va falloir traverser pour celleux qui n’ont soudain plus aucun revenu, du temps confiné pour les femmes battues, et du désert pour celleux qui sont dans la rue.

Le temps a rétréci, comme un vêtement porté à trop haute température dans la machine à laver.

Le temps continuera de faire le grand ménage, et à haute température, si c’est le programme de la machine que nous continuons de choisir. Et il nous demande, là tout de suite, sans plus tarder et sans confondre urgence et panique, décision et rationalisation algorithmique :

À qui, à quoi tenons-nous ? Qu’emportons-nous sur l’île déserte, sur le monde rescapé d’après la pandémie ? et que sommes-nous prêt.e.s à abandonner pour que le ciel de la Chine s’éclaircisse, pour que les canaux de Venise aient la couleur d’un torrent de montagne, pour que les maladies liées à la pollution cessent, pour que les oiseaux chantent à la tombée du jour ? Que souhaitons-nous mettre en place pour que la suspension du temps ne signifie pas l’avènement de l’individualisme dans l’isolement, le sacrifice des plus vulnérables, la légitimation à long terme d’un système de surveillance autoritaire, et la victoire des GAFAs, des écrans et des multinationales ?

Et je repense à Bure.

Si nous sommes si fragiles et si tout peut s’arrêter en quelques jours, comment se fait-il que nous ayons la certitude de pouvoir garantir la sécurité de déchets nocifs pour une centaine de milliers d’années ?

En 1980, les sorcières américaines se dirigèrent vers le Pentagone. Elles transportaient avec elles de grandes femmes-marionnettes qu’elles brûlèrent : robe blanche pour le deuil, robe rouge pour la colère, robe d’or pour la puissance, robe noir du défi. Elles marchaient contre le pouvoir militaire et l’armement nucléaire. Le 29 février dernier, nous avons brûlé les effigies des représentants de l’ANDRA et de l’Etat. Nous avons cadenassé les grilles du centre d’enfouissement. Avec nos masques de plantes et de bêtes, nous avons fêté le jour nouveau, quand les hommes cesseraient de polluer et choisiraient de prendre soin des vivants et des sols.

Le coronavirus est l’envers du miroir, la face secrète de la radioactivité. Il nous rappelle que nos corps existent et que la manière dont nous nous approchons importe. Si je te touche, peut-être je t’abîme. Si nous détruisons les territoires des animaux, si nous braconnons les espèces menacées, si nous remplaçons les forêts par des champs d’agriculture intensive et les clairières par des périphéries urbaines, si nous enfouissons nos déchets dans la terre, alors nous touchons, alors nous abîmons, alors nous risquons d’être touchés, abîmés. L’impact est tactile, sensible. Il porte à conséquence.

Je ne souhaite pas le corona, et je ne fais pas vœu de sorcière maléfique, pour que la peste se répande en représailles contre le capitalisme. La terre ne se venge de rien. Elle réagit. Comme dirait Lynn Margullis, biologiste américaine :

« Gaia est une belle salope – a tough bitch – un système qui a fonctionné pendant plus de trois milliards d’années sans nous. La surface de cette planète, son atmosphère et son environnement continueront d’évoluer bien après notre passage, notre départ et nos préjudices. »

Dehors, dans la forêt du Bois-Lejuc, au-dessus des galeries qui doivent accueillir 99,8% de la radioactivité produite par nos centrales nucléaires, l’autruche sort la tête de sous la terre. Elle regarde autour d’elle, elle voit les arbres, le vent, le silence et l’alouette qui est là pour répandre la nouvelle : « ils sont confinés, ils sont confinés ! », crie-t-elle à travers la forêt. Et la voilà partie rassembler ses copaines les biches, les sangliers, les hérissonnes, les chevreuils et les vers de terre.

L’autruche suit le mouvement en titubant. Les yeux éblouis, elle réalise que la durée de toute vie est limitée, que la vie est illimitée et que la concurrence à l’illimitée par production nucléaire est une chose interdite. Elle a des drôles de plumes fluorescentes, le cou maigre, le bec qui caquette et ses grandes pattes qui tremblent. Géographiquement parlant, elle n’a rien à faire dans la forêt du Bois-Lejuc, située dans le département de la Meuse. Et on l’a longtemps accusée, à raison, de faire partie des espèces colonisatrices et parasitaires. Qu’à cela ne tienne, la tête à l’air libre elle réalise enfin que sa chevelure a un potentiel punk, et qu’il n’y a pas besoin d’autorisation de séjour pour être acceptée à la grande ronde. « RDV dans la clairière là-bas derrière », chante l’alouette, et tous les animaux de suivre en ribambelle.

Pendant que nous prenons soin de celleux qui nous sont chères,

Iels font actuellement la boum boum boum de leur vie.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :