Mais après une rencontre avec Chris Busby et Alexeï Yablokov lors d’un colloque de juin 2012 à Genève, il devint absolument évident qu’il était plus que nécessaire d’élaborer une nouvelle approche historique, politique et philosophique des débuts du nucléaire aux Etats-unis, fin 1941.
Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’humanité
国际呼吁广岛,切尔诺贝利,福岛:反人类罪
国際アピールヒロシマ、チェルノブイリ、フクシマ:人道に対する罪
Хиросима, Чернобыль, Фукусима : преступления против человечества
国际呼吁广岛,切尔诺贝利,福岛:反人类罪
国際アピールヒロシマ、チェルノブイリ、フクシマ:人道に対する罪
Хиросима, Чернобыль, Фукусима : преступления против человечества
Depuis 1945, plus de 2 400 explosions aériennes, sous-marines ou souterraines ont eu lieu dont la « Tsar Bomba » [3] sa puissance équivalait à près de quatre mille fois ( ! ) celle d’Hiroshima. Le 30 octobre 1961, sa détonation en mer de Barents a provoqué un séisme de magnitude 5 et engendré une boule de feu de 7 kilomètres de diamètre. On a pu apercevoir l’éclair de l’explosion à près de mille kilomètres du point zéro, le champignon atomique a atteint une altitude de 64 000 mètres avec un diamètre de 30 à 40 kilomètres et la chaleur a été ressentie a 300 kilomètres. La Tsar Bomba aurait pu infliger des brulures au troisième degré à plus de 100 kilomètres de distance et sa zone de destruction totale mesurait de 25 à 35 kilomètres de rayon.
Il ne faudrait pas pour autant en oublier les déchets radioactifs massivement rejetés en mer jusqu’en 1993, [4] les innombrables « incidents » [5] et les dizaines d’accidents de grande ampleur dans les centrales dont les premiers connus datent de l’automne 1957 à Windscale (rebaptisé Sellafield, sur la côte N-E de l’Angleterre) et Maïak (au S-E de l’Oural, en Russie).
Les enjeux sont tellement considérables que les conséquences de toutes ces contaminations au long cours ont toujours été farouchement niées par tous les états nucléaires. Il n’empêche que la dispersion planétaire de la radioactivité depuis 1945 n’est pas contestable, puisqu’on en retrouve les traces, très précisément datées, jusque dans les carottes de glace du pôle Sud [6]. Mais l’OMS étant sous la tutelle de l’AIEA depuis 1959 [7] et le village nucléaire international étant tellement puissant, aucune enquête épidémiologique de grande envergure n’a jamais été diligentée. Il existe un seul et unique exemple en la matière : le comité européen sur les risques de l’irradiation (CERI) de quarante-six personnes, constitué à la demande des eurodéputés verts en 1998, a étudié l’impact du nucléaire sur les populations mondiales depuis l’après-guerre ; il avance le chiffre de soixante-cinq millions de personnes dont la mort doit être imputée à cette industrie [8]. Autrement dit, ce dont il est question, c’est d’un évènement dont l’importance est de premier plan, mais comme il n’est assignable ni à un lieu, ni à des belligérants identifiés, ni à une date précise, il en devient invisible pour l’histoire officielle.
D’autant que les organisations intergouvernementales embarquées dans le nucléaire ont rapidement appris qu’il valait mieux ne pas en nier les effets, mais instiller le doute en finançant des recherches sur l’ensemble des facteurs susceptibles d’entraîner les morbidités incriminées, de manière à s’appuyer sur les vérités suivantes : d’une part, toute pathologie peut être multifactorielle, d’autre part la hiérarchie de leurs causes est inaccessible car celles-ci s’agencent de manière singulière suivant l’hérédité des personnes touchées, leurs environnements etc. Le doute était donc de rigueur et plus rien n’était connaissable avec un degré de certitude suffisant. CQFD.
Les irradiations et les multiples contaminations « à rebonds »
Tout comme les 16 juillet, 6 et 9 août 1945, le 26 avril 1986 est une date historique pour l’ensemble de l’humanité [9]. Dès les débuts du cataclysme, les irradiations furent violentes, très supérieures à celles d’Hiroshima ou de Nagasaki, multiples, complexes et pérennes sur de grandes surfaces de la planète.
En explosant, le réacteur n°4 de la centrale Lénine n’a pas seulement rejeté des gaz et des aérosols divers issus de la désintégration atomique des matériaux comme le ferait une bombe, mais il a également rejeté « des particules chaudes solides » [10] : ce sont des fragments de matières fissiles et de métaux de toutes tailles qui, combinés avec d’autres radionucléides, sont retombés sur le site ou à proximité de la centrale. Par la suite, des « particules chaudes liquides » se sont également formées dans le sol après les pluies. Lorsque ces particules pénètrent dans l’organisme par l’eau et les aliments ingérés ou par l’air inhalé, elles produisent, même longtemps après, des doses élevées d’irradiation ponctuelle à l’intérieur du corps des êtres vivants.
Les premières irradiations ont été supplantées par des contaminations de long terme et la situation radiologique a évolué d’une manière imprévisible à Tchernobyl. En voici deux exemples :
Suite aux processus de désintégration du plutonium 241, la formation naturelle de l’américium 241, puissant émetteur de rayons gamma, va constituer un aspect important de la contamination de nombreux territoires situés jusqu’à un millier de kilomètres de l’explosion. À cause de cette désintégration progressive, les territoires dont le niveau de rayonnements gamma avait diminué sont devenus à nouveau dangereux.
Par ailleurs, il y eut une forte redistribution des radionucléides dans les écosystèmes du fait de leur bio-accumulation puis de leur migration, après quelques années, dans les parties du sol où plongent les racines : ces radionucléides sont alors devenus de plus en plus accessibles aux végétaux, qui les reportent pour la deuxième fois à la surface du sol. C’est une des causes de l’expansion et de l’aggravation de la morbidité et de la mortalité dans les territoires contaminés.
Les pathologies induites, outre les cancers et leucémies
— La contamination radiologique due à Tchernobyl a perturbé le fonctionnement de tous les organes du système endocrinien. L’effondrement de la fonction hormonale du thymus par exemple, joue un rôle primordial dans le développement des pathologies du système immunitaire.
— Les maladies de l’appareil circulatoire sont une des causes principales d’invalidité et de mort des « liquidateurs ».
— Le vieillissement accéléré provoqué par la catastrophe de Tchernobyl a déjà touché des centaines de milliers de personnes, y compris les enfants.
— Le saturnisme est devenu une des pathologies dominantes de Tchernobyl. En effet, entre 2 400 et 6 700 tonnes de plomb ont été déversées au cours des opérations d’extinction. Une grande partie de ce plomb a été rejetée dans l’atmosphère suite à sa fusion, à son ébullition et à sa sublimation dans l’incendie du réacteur.
En outre, les conséquences génétiques causées par la catastrophe de Tchernobyl toucheront pendant des siècles des centaines de millions de personnes, dont :
— celles qui ont subi le premier choc radiologique (irradiation externe forte et brutale). Les rejets de radionucléides dans l’écosphère furent infiniment supérieurs et bien plus virulents qu’à Hiroshima ;
— celles qui vivent, et vivront dans les territoires contaminés par le strontium 90 et le césium 137, ou celles qui vivront dans les territoires contaminés par le plutonium et l’américium ;
— les enfants des géniteurs irradiés, pendant des générations, où qu’ils vivent par la suite.
Le Secret, la falsification officielle des données et les malversations
Il n’y a pas eu de recueils de données fiables de la contamination de tous les pays d’Europe par l’ensemble des radionucléides de Tchernobyl, et il n’y en aura donc jamais. S’appuyant sur ce manque, le rapport « Forum Tchernobyl » (2005) de l’AIEA et de l’OMS n’envisage que les données concernant les territoires du Bélarus, de l’Ukraine et de la Russie d’Europe, passant sous silence la contamination des autres pays européens.
Or, même si la densité actuelle de la contamination n’est pas élevée dans un territoire, l’énorme contamination des premiers jours et des semaines qui ont suivi la catastrophe (on sait par reconstruction que, dans certains territoires, l’activité des retombées radioactives dépassait 10 000 fois les niveaux initiaux), jointe à la faible contamination persistante sur des décennies, ont pu modifier et modifieront directement ou indirectement l’état de santé des populations.
D’autre part, la suppression des institutions chargées d’examiner les suites pathologiques de Tchernobyl, le détournement des équipes de chercheurs de l’étude des problèmes engendrés par la catastrophe, le harcèlement et l’emprisonnement de certains médecins spécialisés, ont été autant de tentatives concertées et persistantes pour travestir la vérité [11].
Aussi l’exigence avancée par les spécialistes de l’AIEA et de l’OMS concernant la nécessité d’une « corrélation certaine » entre la charge radioactive d’une personne et l’atteinte à sa santé pour qu’il y ait une démonstration évidente du lien de la maladie avec l’irradiation de Tchernobyl, relève-t-elle de manœuvres intellectuelles particulièrement perverses.
En plus de ces malversations en Russie, en Ukraine, au Belarus et au sein des principales organisations intergouvernementales concernées (CIPR, AIEA et OMS), les volontés de minimiser les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl sont légion. En voici trois exemples.
— Dans aucun des livrets des dizaines de milliers de militaires qui ont participé aux travaux de « liquidation » il n’a été enregistré le dépassement de la norme de 25 rœntgens alors en vigueur. Mais l’examen clinique de 1 100 militaires liquidateurs a révélé chez 37 % d’entre eux les symptômes hématologiques de la maladie des rayons, indiquant à l’évidence que ces personnes avaient reçu plus de 25 rœntgens.
— La médecine officielle n’a commencé à reconnaître la fréquence de la cataracte « tchernobylienne » que 9 ans après sa découverte.
— Même chose en ce qui concerne le cancer de la thyroïde, la leucémie et les affections du système nerveux central.
Les conséquences du désastre nucléaire sur la santé publique
Pour résumer sommairement les données publiées dans le rapport du CERI, la contamination radioactive de Tchernobyl a touché près de 400 millions de personnes (205 millions en Europe et environ 200 millions hors d’Europe). L’analyse des courbes de la morbidité générale des enfants vivant dans les territoires contaminés de l’ex-URSS est particulièrement désespérante : seulement 20 % d’entre-eux sont en bonne santé. Dans certaines régions du Polessié il n’y en a plus un seul. En Allemagne, les dents des enfants nés après la catastrophe contenaient 10 fois plus de strontium 90, tout comme on retrouve de l’uranium dans les dents de lait des enfants anglais résidant près de Windscale (depuis rebaptisé Sellafield) 53 ans après cette autre catastrophe nucléaire. Le nombre des victimes de Tchernobyl croîtra pendant plusieurs générations. Au cours des 15 premières années suivant la Catastrophe, il peut être estimé de la manière suivante :
Belarus, Ukraine, Russie d’Europe : 237 000
Reste de l’Europe : 425 000
Asie, Afrique, Amérique du Nord : 323 000
Monde entier : 985 000 [12]
Tchernobyl , Fukushima : des catastrophes « postmodernes » ?
Certaines catastrophes nucléaires ont ceci de particulier qu’elles délimitent une fracture multidimensionnelle de l’histoire du vivant à travers les caractéristiques suivantes :
— La perte irrémédiable de tout un monde vivant sur d’immenses territoires, un printemps sans les cris des oiseaux et des arbres roussis par un gigantesque et silencieux incendie.
— Une mortalité si nombreuse et dans des conditions si inhumaines, que le travail de deuil s’avère impossible à réaliser, surtout « au temps de la mort sèche » [13].
— Un événement imprévu et inconcevable, qui dépasse nos facultés d’imagination, et dont les conséquences futures sont elles-mêmes imprédictibles [14].
— Des irradiés/contaminés subissant une atteinte aussi bien mentale que physique, dont certains effets s’étaleront sur plusieurs générations pour donner naissance à des lignées d’êtres mal formés.
Autrement dit, « un avant et un après » sans retour possible. Un trou dans la mémoire et le symbolique des humains, dans leur inconscient, ce qui nous prépare « un retour du refoulé » à la mesure de l’événement. Mais de plus, et c’est là le « double effet paradoxal » des catastrophes atomiques, elles n’ont pas de fin, pas de terme prévisible : c’est un monstre qui pousse et dévore de l’intérieur l’humanité, dont la morbidité persistante est difficilement évitable. La catastrophe atomique « colonise l’avenir et n’offre aucune possibilité d’échapper au destin tragique : aucune culture n’est prête à affronter ce pari » [15].
Le négationnisme nucléaire et ses conséquences
Les États et les organisations intergouvernementales (UNSCEAR, CIPR…) ont délibérément minimisé les conséquences sanitaires de Tchernobyl : ce parti pris concerne également l’OMS et sa fameuse thèse d’une trentaine de morts soutenue jusqu’en 2005. Mais il y eût bien pire après le 6 août 1945.
Figures de la défaite déshonorante du Japon, les « hibakushas », assimilés aux pestiférés par peur d’une contagion fantasmée, furent l’objet de la honte publique, décourageant ainsi la plupart des rescapés de participer à un quelconque travail de mémoire, témoignages dont on a vu avec Primo Levi, Robert Antelme, David Rousset, Charlotte Delbo, Elie Wiesel, Jorge Semprun, Jean Améry et les autres survivants des camps de la mort, l’importance capitale dans l’Europe intellectuelle de l’après-guerre. Les édiles japonais procédèrent à une « reconstruction » rapide des deux villes qui eut pour but d’effacer méticuleusement toutes les traces de leur défaite et… de ces bombardements. Contrairement à ce qui s’est produit après Auschwitz-Birkenau, vainqueurs et vaincus se sont associés pour aveugler le monde, avec succès jusqu’à ce jour, sur la nature des crimes commis tant à Hiroshima qu’à Nagasaki. Un exemple : avec l’aide des autorités japonaises, les Etats-uniens ont mené sur place pendant des décennies des études sur les conséquences de ces bombardements, [16] études qui furent versées dans les archives secrètes de Washington, longtemps inaccessibles. En plus du mépris des victimes en souffrance dont cela témoigne, ce sont sur ces mêmes archives que les États et les organisations internationales se basent encore aujourd’hui pour nier les effets des faibles doses à long terme !
Effacer toutes les traces, tel est le credo commun à tous les négationnistes. Il en fut de même à Tchernobyl et en aurait été de même à Fukushima si de nombreux citoyens de par le monde n’avaient pris soin de les recueillir. C’est ainsi qu’ils tentent de forclore un travail de mémoire comme ils tentent d’enfermer un déchet radioactif dont ils savent pertinemment retransmettre la dangerosité aux générations suivantes.
Un autre versant de la politique négationniste face à tous ces dangers consiste en un raisonnement de type scientiste qui les transforme en risques statistiques, c’est-à-dire en abstractions infinitésimales. Ce que vise à cacher cette manipulation intellectuelle, c’est qu’en cas de catastrophe (« le risque résiduel »), ce sont toujours les États qui sont appelés à la rescousse car les moyens privés sont à l’évidence insuffisants pour y faire face. Mais depuis Tchernobyl et Fukushima les habitants de tous les pays doivent savoir qu’ils ne peuvent plus compter sur leurs gouvernants pour les protéger efficacement, ni avant et encore moins après une catastrophe nucléaire. C’est pourquoi nous pouvons dire que les populations du monde entier, après avoir été évacuées du choix politique – aucune société civile ne fut jamais consultée sur le nucléaire – courent le risque d’être « expulsées de leurs propres vies ».
À Tchernobyl, le désastre aurait pu être immensément plus grave
La catastrophe trouve son origine dans le projet inouï consistant à « expérimenter en conditions réelles » : il s’agissait, dans le cas d’un arrêt d’urgence, d’utiliser le dégagement calorifique résiduel pour une production supplémentaire d’énergie électrique ! Autrement dit, le monde dans lequel nous vivons était manifestement devenu un laboratoire tout à fait ordinaire. Mais le rejet du seul réacteur n°4 a provoqué une contamination des dizaines de fois supérieure à la contamination due aux bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki et le « nuage de Tchernobyl » a fait au moins deux fois le tour de la Terre, ce qui a fait de Tchernobyl la plus grande catastrophe technologique à ce jour.
Mais il y a plus grave. Le Pr. Vassili Nesterenko, physicien nucléaire qui fut directement en charge des conséquences de la catastrophe, explique [17] que 1 400 kg [18] du mélange uranium-graphite au contact de l’eau constituaient une masse susceptible de provoquer une explosion atomique d’une puissance de 3 à 5 mégatonnes, soit environ 200 fois la puissance de l’explosion d’Hiroshima, si une quantité suffisante du corium, qui avait déjà percé la cuve du réacteur, avait transpercé la dalle de béton qui le séparait des masses d’eau contenues dans les sous-sols du réacteur. « Une explosion d’une telle puissance pouvait provoquer des radiolésions massives des habitants dans un espace de 300-320 km de rayon (englobant la ville de Minsk) et toute l’Europe pouvait se trouver victime d’une forte contamination radioactive rendant la vie normale impossible. […] Mon opinion est que nous avons frisé à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l’Europe serait devenue inhabitable » [19].
Fukushima, une réplique de Tchernobyl
Au Japon, vu leur état, les systèmes de refroidissement ne pourront plus jamais être remis en service. Tandis que l’on injecte de l’eau borée dans les cuves et de l’azote pour inerter l’atmosphère des bâtiments, une énorme quantité d’eau y est quotidiennement déversée pour refroidir les coriums. Et ce n’est pas un, mais quatre réacteurs, dont le n°3 qui fonctionnait au MOX [20] français, qui sont concernés. Sans parler des conséquences d’une éventuelle réplique sismique, que l’on ne peut malheureusement pas écarter vu l’emplacement de la centrale.
Dans ces conditions, qui peut prédire les effets cumulatifs possibles de ce type de situation, au Japon ou ailleurs ? Or, ce qu’il fut possible de mettre en place à Tchernobyl pour éviter la catastrophe planétaire ne le sera vraisemblablement plus jamais nulle part sauf, peut-être, pour quelque temps encore, en Chine.
En ex-URSS, il était possible d’enrôler 800 000 « liquidateurs », les services de secours civils de tout un immense pays, des centaines de pompiers, dix mille mineurs, une armée encore puissante avec ses dizaines de milliers de réservistes, et ce sur ordre du secrétaire du Politburo. Le déploiement de tels moyens ne sera plus possible dans d’autres cas similaires, et il est douteux que l’appel aux autres pays soit suffisant : il y aura peu de volontaires pour mourir dans des souffrances que l’on sait atroces.
La perspective d’avoir à survivre en territoire contaminé ne peut être exclue
Dans les territoires contaminés par les dépôts radioactifs de Tchernobyl, il est dangereux de s’occuper d’agriculture, il est dangereux d’arpenter les forêts, dangereux de pêcher le poisson et de chasser le gibier, il est dangereux de consommer les denrées produites localement sans contrôler leur radioactivité, dangereux de boire du lait et même de l’eau. Tout ce qui constituait depuis des millénaires la plus sûre et la plus fidèle des sources de vie – l’air, les eaux naturelles, les fleurs, les fruits de la terre, les forêts, les fleuves et les mers – tout cela est devenu en quelques jours source de danger pour tous les êtres vivants. La catastrophe ukrainienne nous l’a enseigné, il faut également prendre en compte les effets délétères sur la santé des « faibles doses », inhalées ou ingérées via l’alimentation, qui vont ensuite se fixer dans l’organisme et produire leurs effets des années plus tard.
L’industrie nucléaire, une banalisation radicale du mal ?
À travers son concept de « banalité du mal », Hannah Arendt a démontré dans les années soixante que des crimes contre l’humanité avaient été perpétrés par des hommes ordinaires parce qu’ils ne se posaient pas de questions sur les fins de leurs « activités » (ce qui est inéluctablement induit par la division du travail dans toute institution et en particulier dans l’entreprise capitaliste). En outre, lorsqu’ils se sont sentis fondés par un serment de fidélité à leur hiérarchie et à une idéologie, ces exécuteurs ordinaires de basses œuvres ont tenu leurs « activités » comme d’autant plus légitimes qu’elles leur étaient ordonnées par le chef suprême, fusse par procuration.
Ce concept de « banalisation du mal » n’est pas issu de supputations sur une quelconque « nature humaine » [21], mais bien d’une analyse socio-historique de ce qui s’est passé en Europe entre 1933 et 1945 et de ce qui en a préparé l’avènement. Soixante ans après, à moins de croire en un monde immuable, il faut oser tirer les conséquences de ce qu’Hannah Arendt avait alors décrit.
Historiquement, « la banalisation du mal en Occident » s’est répandue à grande échelle à partir du moment où les activités et les êtres humains ont été « industrialisés », c’est-à-dire coupés de leur réalité nourricière, terrestre, pour être encasernés, disqualifiés, acculturés, déréalisés, déshumanisés et finalement prolétarisés, c’est-à-dire dessaisis de leur être. À partir de ce moment-là, tout a été possible dans l’ordre de la banalisation et tout est devenu acceptable dans l’ordre du mal, puisque tout fut progressivement subsumé sous l’ordre de la rationalité calculatrice, autrement appelée « Valeur ».
Les choses ne se sont pas arrangées depuis : cela est vérifiable sur tous les plans, y compris celui de la psyché [22]. Alors, il faut avoir le courage de dire que cette banalisation du mal est devenue structurante et qu’en conséquence, les sociétés sous l’empire du capital ne sont plus que des « totalitarismes démocratiques » nous menant aux désastres définitifs, ce qui devrait être intégré comme tel dans l’analyse politique. Porteuse de mort généralisée du vivant sur Terre, l’industrie nucléaire en est un exemple particulièrement frappant. Mais les gouvernements et la plupart des médias occidentaux ou ex-soviétiques ont tout fait pour recouvrir la défaite historique de l’humanité d’août 1945 d’un épais manteau d’admiration et de dévotion devant le génie et la puissance des chercheurs, de la science, de la technique, de l’industrie… Un nouveau fétiche est apparu ce 6 août 1945, à la puissance inquiétante certes, comme tous les dieux, mais à la gloire duquel de nouveaux hymnes ont été forgés illico presto.
Le largage des bombes atomiques, puis « l’expérience Tchernobyl » et le désastre de Fukushima, furent non seulement des crimes contre l’humanité mais, fait nouveau, des écocides. Si le refoulement de ce type de catastrophe systémique pour l’écosphère persiste, il ne sera pas sans conséquences pour l’avenir de l’humanité.
Jean-Marc Royer
Parmi les centaines de livres existants, en voici quelques uns en français :
Galia Ackerman, Tchernobyl retour sur un désastre, Paris, Gallimard, 2006.
Bertell Rosa, Sans danger immédiat ? L’avenir de l’Humanité sur une planète radioactive, Montréal, La pleine lune, 1988.
Courmont Barthélémy, Pourquoi Hiroshima, la décision d’utiliser la bombe atomique, Paris, L’Harmattan, 2007.
Dubois Alain, Un Biologiste contre le nucléaire, Paris, Berg international, 2012.
Kostine Igor, Tchernobyl, Confessions d’un reporter, Paris, Les Arènes, 2006.
Lorius Claude, Laurent Carpentier, Voyage dans l’Anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud, 2010.
Todeschini Maya Morioka (dir.), Hiroshima 50 ans, Paris Autrement, 1995.
Wilfred Burchett, Hiroshima maintenant, Paris, Messidor, 1984.
Kenzaburô Ôé, Notes sur Hiroshima, Paris, Gallimard, 1996, (1965).
De Günther Anders :
- Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Paris, Allia, 2001.
- La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, Paris, Le Serpent à plumes, 2006.
- Hiroshima est partout, Paris, Seuil, 2008.
- Visite dans l’Hadès, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.