Séminaire : « Contre l’état d’urgence, penser l’état du monde »

Entretien avec Ninon Grangé sur le concept de Guerre Civile.

paru dans lundimatin#104, le 15 mai 2017

Du 19 au 20 mai, lundimatin et La Maison de la Grève à Rennes organisent un séminaire « Contre l’État d’urgence ». Pour mieux vous y inviter, nous publions cette semaine un entretien avec Ninon Grangé, l’une des intervenantes.

À la suite des attentats de novembre 2015, François Hollande prononce un discours solennel devant le congrès : il déclare la France en guerre contre le terrorisme. Deux fronts s’ouvrent : d’une part, la France s’engage dans la guerre en Syrie en bombardant des positions de l’État Islamique. De l’autre, le président déclare l’état d’urgence sur le territoire national. L’inflation des pouvoirs de police coïncide avec la confusion opportune entre islam, radicalité politique de l’État islamique et migrants. Cette stigmatisation d’une part entière de la population évoque et actualise l’image de la guerre civile. Politique, état d’exception, guerre civile, cette situation de crise ramène au-devant ces concepts fondateurs de l’occident.
De quelle guerre parlons-nous ? Nous avons rencontré Ninon Grangé, Maître de conférences en philosophie politique à l’Université de Paris 8. Elle a notamment travaillé sur les concepts de guerre et de guerre civile dans la philosophie.
Elle est l’auteur de De la guerre civile (Armand Colin, 2009) et Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition (Vrin-EHESS, 2015).

Maison de la grève : La guerre civile est un concept politique limite. Plus qu’une guerre concrète, elle décrit une idée de la nature humaine. C’est une idée de l’homme qui, à « l’état naturel  », vivrait dans une situation de conflit permanent. Pouvez-vous nous expliquer ce lien entre une analyse anthropologique (« l’état de nature  ») et un concept politique (« la guerre civile  »)  ? Et comment ces deux concepts ensemble viennent justifier la construction d’une institution comme l’État moderne  ?
Ninon Grangé : L’état de nature chez les philosophes, a un sens anthropologique, mais aussi politique. Ils se demandent  : qu’est-ce que la nature humaine par rapport à un état politique  ? Il y a donc un préalable à la société. C’est-à-dire que la nature est ce à quoi met fin le contrat social pour Rousseau, le pacte social chez Hobbes. C’est ce contre quoi – et le « contre  » a tous les sens possibles – s’appuie la construction de l’État, et plus largement du politique formé, formalisé. Car finalement, cela vaut pour la naissance de toute organisation politique qui utilise des institutions, des administrations, etc. C’est une formalisation de rapports politiques à partir de leur pré-existence supposée – ou posée – dans un état de nature. Pré-existence s’entend de manière parfaitement et uniquement logique. Parce que l’état de nature n’est pas l’origine historique de l’État, c’est une fiction théorique construite pour comprendre. On cite évidemment Rousseau et Hobbes, mais il y a plein d’autres états de nature et pas seulement chez les philosophes du XVIIè, et du XVIIIè siècles. L’état de nature, il y a en a un chez Lucrèce par exemple. Et ce qui est intéressant, c’est que ça a pris cette forme semi-littéraire. Tout à coup, pour dire ce qu’est la nature humaine et expliquer la naissance du politique ou expliquer la nécessité de la naissance du politique, les philosophes racontent une histoire. Ils jouent sur le jardin d’Éden, ils jouent sur le paradis perdu. Il y a tout un faisceau d’images qui se concentrent pour raconter une histoire. Mais, cette histoire a une finalité, soit explicative, soit déductive. L’état de nature assume la fonction d’hypothèse, complètement construite, dont on déduit quelque chose. Finalement, l’état de nature a en vue une forme de rationalité politique extrême. Dans nos sociétés, il remplace, il casse ce qui est de l’ordre des mythes des origines.
MG : L’état de nature est donc une fiction ayant pour fonction principale de mettre en garde contre la guerre civile, contre le chaos, contre l’absence d’État. Cette fiction est donc plus qu’une explication, elle est une définition du genre humain, une ontologie. Quelle idée de l’homme retrouve-t-on derrière tout ça ?
NG : L’état de nature est un modèle. On a d’ailleurs tendance à beaucoup penser, même sans s’en rendre compte, en termes hobbesiens. On considère que l’État est là pour empêcher la guerre civile, pour empêcher que la société ne retombe dans l’état de nature, qui est, pour Hobbes, l’état de guerre de chacun contre chacun. Pour définir l’état de nature, Hobbes utilise des images de réduction à l’individu. Il fait comme si la guerre pouvait être rapportée à un duel entre deux personnes. Ce n’est pas le cas. Et là, déjà, le terme de guerre n’est pas très pertinent puisque la guerre interindividuelle ne correspond pas à un état de guerre. L’État moderne se rapporte à une conception hobbesienne et donc suppose des rapports belliqueux entre les gens. Hobbes ne se limite pas à ça, bien entendu. Mais je trouve ça intéressant que l’on voit le monde actuel avec des lunettes plutôt hobbesiennes et que l’on ne remette pas en cause que les rapports naturels, spontanés seraient des rapports d’hostilité, de peur, de conflit, d’agressivité. Je trouve pertinent de discerner ce soubassement anthropologique fait uniquement de rapports de force, de rapports de férocité voire de cruauté plutôt que de décréter que l’on vit dans un état de guerre ou de guerre civile. C’est plutôt ce constat-là que je fais sur la société actuelle  : on présuppose des rapports sociaux belliqueux, avec un fondement anthropologique, on prend pour argent comptant ce qui est une histoire pratique à des fins démonstratives chez Hobbes, on ne se rend pas compte qu’on comprend de manière littérale ce qui est une métaphore logique.
MG : En suivant le chemin de pensée de ces philosophes, comment se traduit le passage entre l’état de nature et l’organisation humaine en État moderne ?
NG : Il y a une grande rupture. On trouve d’ailleurs souvent des représentations qui rejouent cette violence  : l’attente ouverte de l’état de nature. Parce que l’on passe de la fiction, de l’hypothèse, à la construction, à l’État moderne. Chez Rousseau par exemple, la sortie de l’état de nature et la rentrée dans l’histoire sont quasiment impossibles logiquement. C’est un saut logique très important. Mais la rupture est également d’ordre temporel. Et peut-être que toutes ces constructions, dans leurs radicalités, sont une manière de ne pas se laisser prendre à la violence déchaînée que l’on prête souvent à la guerre civile. C’est une manière de redoubler de rationalisation qui permet de contrer les violences des guerres civiles comprises comme des violences originaires. Parce qu’en même temps Hobbes, Spinoza ou même Rousseau, et beaucoup de philosophes du droit naturel, vivent en plein dans des siècles de guerres, de guerres européennes, ils sortent des guerres de religion. Il y a des guerres civiles partout.

MG : La guerre civile devient alors une notion difficile à saisir, comme si elle était une sorte d’opérateur entre la fiction de l’état de nature, et la construction de l’État. Elle touche donc à l’intimité du politique. Comment comprendre ce lien ?
NG : Le politique sous sa forme actuelle est peut-être né de la guerre civile. Celle-ci est à la fois ce qu’il faut repousser, ce contre quoi il faut se garantir, et un concept que le pouvoir peut instrumentaliser. Ce qui se joue avec la naissance du politique, à partir de l’état de nature et du spectre de la guerre civile, c’est la question du pouvoir constituant. Là aussi on a cette espèce d’impossibilité logique de quelque chose qui naît à partir de rien. Ou bien, autrement dit, quelque chose qui s’engendre soi-même. Cela, c’est très difficile à se représenter, et donc difficile à accepter. Les constituants, aussi bien pendant la Révolution française que pendant la Révolution américaine, décident qu’ils ne peuvent pas être réélus. C’est une manière de rendre visible le pouvoir constituant. Et c’est finalement une réponse à la question du pouvoir originaire : le pouvoir constituant est conçu comme une alternative à la violence  ; cela engage une conception du pouvoir.

Au fond, la question de la modernité, de l’État moderne n’est pas première. La spécificité de l’État moderne n’est pas suffisante pour comprendre la guerre civile dans son statut théorique, dans son statut hypothétique, dans son statut fictionnel. La guerre civile existe pour n’importe quelle entité politique, elle a un lien avec toute formation du politique. Et par formation, il faut comprendre à la fois l’organisation et la naissance du politique.

MG : La guerre civile est couramment assimilée à des images de chaos, de barbarie, de mort. Elle est utilisée comme un repoussoir puissant. Cette image est-elle continue tout au long de l’histoire ou existe-t-il d’autres imaginaires autour de la guerre civile ?
NG : Si on lit Nicole Loraux, et ce qu’elle dit de la guerre civile telle que décrite par Thucydide, ce n’est pas tout à fait le chaos, c’est le renversement de toutes les valeurs. C’est le monde sens dessus dessous, où tous les rapports s’inversent, où les mots ont un sens contraire, où la lâcheté devient courage, où les femmes et les esclaves prennent les armes. L’imaginaire de la guerre civile, ce n’est pas tout à fait un chaos, c’est quelque chose qui a à voir avec l’absence d’ordre. Ne serait-ce que pour cela, c’est particulièrement effrayant.

Pour Hobbes, la guerre civile est soit une guerre entre différents groupes d’une même entité politique, soit des sujets qui déclarent la guerre à leur souverain. Pour Solon, la guerre civile nécessite une loi  : Il faut y prendre parti, sinon on est déchu de sa dignité de citoyen. Si on prend les choses à l’inverse, même une passivité, même une neutralité constituent déjà une intervention. Il n’y a pas de neutralité en politique. C’est une idée vraiment libérale de penser qu’il y a du neutre. En fait, il n’y a pas de neutre.

MG : Faisant suite aux émeutes à Aulnay-sous-Bois après le viol de Théo par des policiers, François Fillon, alors candidat à l’élection présidentielle, déclare que se développe « un climat de quasi-guerre civile  ». Comment comprendre les différents niveaux du concept de guerre civile entre l’utilisation de la guerre civile comme menace et la réalité d’une situation qui ne cesse de se tendre entre une partie de la population, les forces de l’ordre et les représentants de la classe politique  ?
NG : La notion de guerre civile, quand elle est utilisée comme une étiquette, un slogan, un épouvantail qu’il faut rejeter, révèle quelque chose qui est au-delà de la naissance du politique. Avec les violences policières, on repère une résurgence ou une émergence à la visibilité d’une violence qui est, certains diraient la violence de l’État, d’autres diraient la violence du droit. Même dans nos démocraties occidentales, pacifiées, confortables, etc, le pouvoir, l’application de la loi a quelque chose à voir avec la violence reconstituée en rapport de force. Walter Benjamin disait de la police  : « L’ignominie de la police tient à l’absence [...] de toute séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le conserve  ».
MG : Depuis 2001, on ne peut que remarquer que les démocraties occidentales nomment des parties toujours plus grandes de leur population comme ennemi intérieur. Un nouveau cadre juridique accompagne cette désignation dont la figure exemplaire est celle du terroriste. Le dispositif mis en place pour lui répondre, l’état d’urgence, permet d’agir, et même d’agir préventivement. C’est-à-dire qu’on ne réprime plus des personnes pour leurs actes, mais parce qu’elles représentent une menace. Que nous dit cette nouvelle porosité entre le citoyen et l’ennemi  ?
NG : Ce qui est nouveau dans toutes les législations post 11 septembre, c’est l’effet de brouillage sur « qui est l’ennemi  ». On l’a vu ne serait-ce qu’à un niveau méta-juridique avec la guerre en Afghanistan et le statut complètement aberrant mais juridiquement encadré de « combattant illégal  » et les emprisonnés de Guantánamo. Ce brouillage se fait entre celui que l’on peut appeler le mauvais citoyen, et celui que l’on peut appeler le citoyen ennemi. Le plus grand étonnement au moment du 11 septembre a été de se rendre compte que les terroristes étaient des gens issus de la classe moyenne. Parce que finalement ce qui pose problème, ce n’est pas tellement de désigner un ennemi extérieur, ce qui pose problème, c’est de désigner un ennemi complètement à l’intérieur, voire intégré. Désigner un ennemi, pour Carl Schmitt, c’est le commencement du politique et il n’y a pas de politique si on ne désigne pas l’ennemi, si on ne considère pas les choses selon les différents regroupements, les différentes appartenances auxquels on se réfère, auxquels on fait allégeance, dans lesquels on se reconnaît, etc. Mais avec la désignation du citoyen ennemi, on rabat cette question de l’ennemi, que l’on aimerait bien assigner à l’extérieur, sur l’intérieur. Ça c’est toute la problématique de la guerre civile, tout ce qui a constitué les images effrayantes, sanglantes de la guerre civile, le parricide, le fratricide, c’est-à-dire le meurtre du concitoyen. Et le concitoyen, quand on insiste sur le parricide ou le fratricide, est le concitoyen comme un quasi membre de sa famille. C’est en ça que la guerre civile est absolument refusée. Ce qui est intéressant dans ce qui se joue avec ce brouillage autour de la notion de l’ennemi, c’est que les volontés d’extériorisation ne sont plus possibles.

 

MG : Ce qui est frappant avec l’état d’urgence, c’est que, même dans la logique du pouvoir, il n’est pas adapté à la lutte antiterroriste. On cite souvent ces chiffres  : après un mois d’état d’urgence, 2700 perquisitions administratives, 360 assignations à résidence une seule personne a été mise en examen pour terrorisme et parce qu’elle avait posté des vidéos… Aujourd’hui, le nombre de perquisitions administratives est quasiment inexistant, et les quelques personnes encore assignées subissent un acharnement proprement scandaleux. Que peut-on dire d’un État qui fait planer le spectre de l’ennemi intérieur sur des pans aussi larges de sa population  ; sur ceux qui pratiquent l’islam, mais aussi sur la population issue de l’immigration, sur les migrants, etc.  ?
NG : La guerre civile est un horizon rhétorique pour le pouvoir. Stigmatiser une partie de la population, c’est une manière de persuader encore que les individus ont forcément des rapports conflictuels les uns avec les autres. Avec cette méthode, on considère que toute une partie de la population qui est une population totalement concitoyenne, ne l’est pas. Que l’on doit s’en méfier, que l’on doit prévenir des formes de violences, etc. C’est une manière de dire  : les rapports que vous croyez simples en fait sont d’ordre conflictuel. Donc c’est une manière d’introduire de la conflictualité à l’intérieur. Alors pourquoi  ? Peut-être parce que le pouvoir a besoin de cette violence-là. Je pense qu’une analyse qui suivrait Clastres dirait  : c’est la seule manière pour l’État de se maintenir, car il ne peut se maintenir que dans l’exercice de rapports belliqueux. En fait il suffirait de renverser la proposition et de considérer un état de nature pacifique, et une grande partie de tous ces attendus sur lesquels joue l’État dans son existence serait levée. C’est peut-être une manière de voir irénique, ou béate, mais au moins ce serait reprendre le politique à la racine.
MG : Si on élargit notre regard et que l’on considère les guerres que mènent les puissances occidentales depuis 15 ans, on ne peut que constater qu’elles échouent à instaurer des États démocratiques après avoir livré bataille. Les guerres en Irak et en Afghanistan ont marqué l’échec des théories contre-insurrectionnelles mais aussi l’échec de la « guerre au terrorisme  ». La moralisation de la guerre (croisade contre le mal de Georges Bush) illustre parfaitement le paradoxe des démocraties occidentales  : faire la guerre pour la paix.
NG : On est là dans l’héritage des guerres du Golfe, dans la question  : est-ce que la démocratie s’exporte, est-ce que tous les États ont vocation à se démocratiser ou à accéder à la démocratie  ? C’est évidemment d’abord un argument de guerre comme il y en a eu d’autres. Mais au-delà, il est important de voir ce que devient ce modèle hégémonique et belliqueux de la démocratie à l’extérieur – donc dans l’extérieur qu’elle se constitue elle-même – quand on le retrouve depuis une situation interne. Là réside le problème de l’état d’exception. C’est-à-dire qu’une démocratie utilise finalement des moyens non-démocratiques. Nicole Loraux ou Barbara Cassin l’ont montré à propos de la démocratie athénienne  : notamment au moment de la guerre du Péloponnèse, les démocrates tentent de faire oublier le caractère péjoratif qui est généralement accolé a la notion de démocratie. La démocratie, au départ, contient dans son nom un aspect belliqueux avec le mot kratos. Kratosne désigne pas seulement le pouvoir, le mot a un sens péjoratif, il conserve la trace du côté belliqueux, du rapport de forces, du fait qu’il y a des vainqueurs et des vaincus. Il faut reconsidérer nos démocraties à l’heure actuelle dans leur caractère péjoratif et dans la trace de violence que la notion véhicule.
MG : Il n’y a désormais plus de guerre d’État à État. Il y a des guerres entre un État et des forces non-étatiques. On pense à la Syrie, mais aussi à la Libye, à l’Afghanistan, à la guerre en Irak, etc., à tous ces conflits récents. Que nous indiquent ces nouvelles formes de guerre  ?
NG : Effectivement, on ne peut pas dire comme Rousseau, qui le dit dans une volonté prescriptive, qu’il n’y a de guerre que d’État à État, , ce qui exclut de fait toute guerre civile. Pour parler avec Schmitt, des guerres, il y en a entre entités politiques constituées  ; mais pas nécessairement constituées en État. Unifiée, une entité politique peut être un petit groupe de partisans comme une coalition d’États. Tout le vocabulaire sur les guerres asymétriques, les conflits de basse intensité, décrit des états de guerre qui ne sont effectivement pas des états de guerres étatiques ou interétatiques. La principale tâche devrait consister à identifier les groupes qui se font la guerre. Identifier en quoi ils sont unifiés politiquement tout en étant suffisamment souples, et avoir suffisamment d’imagination pour comprendre comment ces groupes se font et se défont. Car un groupe n’est pas définitif de même qu’un citoyen peut appartenir à plusieurs groupes. Le politique c’est donc une affaire de regroupement. Dès qu’il y a un regroupement, on est dans l’ordre du politique. Plutôt que s’en remettre à la facilité qui consiste à dire que nous sommes devant de nouvelles formes de guerre, je préfère souligner que nous sommes incapables, depuis longtemps, d’identifier les groupes qui sont en guerre, et même ceux qui ne le sont pas.
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