Fond d’oeil- Caroline Cranskens

« Ce qui s’éloigne
Hors du monde vieillard
Ouvrira le feu
En partant »

paru dans lundimatin#286, le 4 mai 2021

Dans Fond d’œil (éd. Les Étaques), Caroline Cranskens, en trois volets, Soif, Fragments d’œil, Boîtes noires, tente de dynamiter le langage dominant si bien vissé au crâne et aux lèvres. Écrire pour sortir de l’ombre et exister. Écrire pour « en finir avec le miroir blanc » qui nous empêche de voir de l’autre côté. Dans la lignée du « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud, Lettres du voyant, 1871), l’autrice mène une lutte au corps à corps avec la langue et ses geôliers. Face aux ordres de tous poils, masculins et sécuritaires, sa poésie déserte le terrain labouré des joutes sémantiques et puise dans les visions fantastiques logées au fond de l’oeil, là où toutes les couleurs explosent en un noir phosphorescent. Lundimatin, en lien avec les éditions Les Étaques, publie ici le premier volet de ce recueil débordant.

« Me retenir est devenu un luxe tactique, qui ne va pas durer. »
Robin Morgan, Monster

À CELLEUX QUI TIENNENT ENCORE DEBOUT

Nous avons essayé d’avoir
L’air vivant
De nous nourrir de mensonges
Et de poussières
Nous avons changé de profil
Le bras ballant
Et de temps en temps
Nous avons même été dociles
Nous avons fait semblant
De boire
L’eau ne nous faisait rien depuis longtemps
Elle était impuissante à nous convertir
Au rouge du désespoir
Dans ce grand fond du monde, les êtres reviennent toujours de la même façon
Ils ne prennent jamais la route
Et stagnent dans le bleu du temps
Avec leurs cadavres de rois et de princesses
Qui moisissent

Que cherchez-vous ?
Que faites-vous ?
Toujours à recommencer
Vos offices de misères
Les petites croix petites planchettes
Avec les poches remplies de clous
Je ne veux plus faire de trous pour ma pomme
Mais je veux bien les faire pour vous
Tout est plus facile à présent
Ne craignez rien : je vous abandonne
Le cœur écartelé
Et la peau accrochée
À la branche du serpent

SOIF

Méthodiquement
Dans la nuit fendue
Je dévisse et revisse les racines molles
Qui font tenir
Les mots morts
Dans la bouche

Je revisse et dévisse
La grande gueule soûle
Qui réduit le corps
À quelques pièces détachées
C’est assez tard
Le verbe ouvre de force
La mâchoire
À l’oreille c’est plié
Toutes les versions se vissent
Sauf une
Qui résiste
Là où la langue est
Vivante crachée
Vraie de nerfs et de rage
Une langue faite rasoir
Et lames de fond
Qui se fiche au ventre
Avec l’autre mémoire
La feuillue la cornue
La jaune sang

(En bas c’est jeté
Sous chape
Ou bien dans l’axe livré
Au plomb)

Au commencement
Je me tais
Et c’est une sorte de bruit
Un demi-ton au-dessus des chants de guerre
Pour contrer
La langue morte
Et fixer
La stricte apparition de l’ombre
Quand revient la lumière
Sans frapper à la porte
Cette fois
Sans s’abriter
Derrière le pauvre poète
Pendu mille fois

C’est très tard
Rien ne marche
Ou seulement par effroi
Depuis la disparition du jaguar
La pensée se noie
Dans une flaque rouge
Sûrement c’est la fin d’une histoire

Sèchent les mots
La vieille gorge n’est plus
Il est à peine trop tard
Juste le temps de prendre l’outil dans nos poings
Une pierre
De trottoir
Pour défendre les mondes enfouis
À la base
De nos côtes

À peine le croire
Et en pleine connaissance

Se mettre à portée du mouvement
Pour arracher la tige fake
Avec les dents (Je persévère)
Tadam tadam :
Les mots sont secs
Et l’âme est l’excuse de l’enfer

Les ciels bleu roi ne disent jamais
Leur goût
De métal
Ni leurs fonds de poches
Amers
Ils broient
Et ne t’épargnent bientôt plus
Qu’en postures zen
Ou pas

De côté

Refaire bloc alors
À la diable
Contre ce qui s’ignore
Et reconduit l’horreur :
Pacificateurs
Faiseurs d’or
Et karmas résignés
À l’absolue tâche
Des morts

Sur le bitume
À plusieurs
Se passer la partie renflée
Des mots ouvriers
Et les principes des fleurs
De pavés
Pour les replanter
Épines et flammes
À la suite du monde

Dans les rues
À peine trop tard
Un enfant
Ras du sol
Vient d’éclore
Au charnier
La vision se ressasse
Brute
Sur les visages
Puis disparaît
C’est un grand soir
Juste pour voir
L’œil fissuré
Et devant

Nous

Au milieu des grenades
Le noir
N’est à personne

Ici
Au pied des mythes
Usés
Tricks et krachs
Où le cœur agonise
Devenir
Si on trouve
La brèche (sonore)
Devenir
En vrai
Le souffle retardé
De la révolte
Comme seul désir
Et la voix
Qui descend
Jusqu’au nœud de rage

Le reste est l’affaire du pouvoir
Qui classe par niveaux de savoir
Et formules nazes
L’usage du monde

L’horizon s’écrase
En annexe et conforme
À la marche
(Ça frappe et ça fêle la cornée
Cette grisaille de l’histoire
Qui tourne sur son axe
En si peu de chair
Et si peu de cran)

Mais d’autres là
Jaillissent
Au plus sombre des sources
Oubliées
Se retrouvent
En présence
Des étoiles cuites
Sur les arbres
Ajustent les douze cordes
Liées libres
Du geste de départ
C’est maintenant
Le feu
À la ligne

Nouvelle page (Ça surprend)
L’acharnée
Comme son âme
Avec sa foi de lame
Dans les actes
Enfonce

Le clou

(Le mot le plus violent)
Pour ruiner la trame sacrée
Et les titres cultes
Qui légitiment le massacre
En condamnant la foudre
À voix basse

La cime s’effrite alors
Et se détache
En segments sanglants
L’œuvre pâle
Qui entasse et raye
L’humanité naissante
De la carte

Quelque chose
Appelle
Et étreint
Les racines nerveuses
Se déversent comme un feu
À l’intérieur des lignes
Jusqu’au fond de l’œil
Grattent grattent
Les mots
Mâles
Tournent et retournent
Jusqu’à transpercer
Le lieu de raison

Brûle le corps hérité du carnage
Et danse le corps neuf
Avec les sons tordus
Et le serpent levé
Dans les entrailles
Éclate ce qui est tombé
Le cri perdu (À peine la mémoire)
C’est très tard
La femme à la gorge
Prise de tics
Et d’entailles
Mâche et rumine et crame
Le mirage
Pendant que creuse
La langue folle
Et vraie
Puissance pleine
À la sortie de la cage

Il n’y aura pas :
Les petits mots
Saisonniers
Bien huilés
Accordés aux réseaux
Asséchés paumes au ciel
De vocables rivés
Aux listes qui enchaînent
Et aux amis fidèles
Ils et elles et pareil.le.s
Le même masque
La même peau
Accrochée à ce côté du crâne
Qui muselle

Il y aura :
La bascule du souffle
Sur la paroi des sons
Infinis (Ça descend)
Et le monde qui s’en va
Et revient marée
Noire
Dans nos ventres

Il y aura :
Les formes qui se sont tues
Elles
Figures au creux
Hâtées
D’atteindre ce
Non du monde
En nous

Il y aura encore :
Les grandes ruines à percuter
Nous

dans les rigoles

Les mots

d’un coup

Se séparent

Il y aura
Ce qui prend
Corps
Au fond des paupières

La guerre
N’est pas finie

JE DIS NON
ce sera sans moi
demain
je dis non et noir
et plus jamais
complice
de ce temps à la colle
assassin
je renonce
je déserte la face sourde des morts
et leur loi
et la croix
qui crève d’en finir
et encage les corps
et le cœur du monde
je dis rage
et lutte
je dis non et noir
et vivant

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