Faut-il en finir avec la civilisation ?

Primitivisme et effondrement
Entretien avec Pierre Madelin

paru dans lundimatin#272, le 26 janvier 2021

Suite à la sortie du livre Faut-il en finir avec la civilisation ? de Pierre Madelin aux éditions Écosociété, des lecteurs de lundimatin ont jugé bon d’aller poser quelques questions à l’auteur à propos du primitivisme, de l’écologie et de l’éco-fascisme. Dans le champ de l’écologie politique, les "théories primitivistes" voient dans la révolution Néolithique « une rupture fondatrice et tragique qui nous a conduit au désastre en cours ». Elles considèrent le mode de vie des chasseurs-cueilleurs comme un exemple et une voie politique à suivre pour cesser définitivement ce désastre. P. Madelin explique ici pourquoi ces théories sont aussi des impasses et nous condamnent souvent à une impuissance politique et stratégique.

Peux-tu résumer les théories primitivistes ? Qui sont ses defenseur·euses en France ?
En France, aucun théoricien ne défend à ma connaissance ouvertement des positions primitivistes. Mais même dans les pays anglo-saxons, où ces positions sont apparues, peu d’auteurs s’en revendiquent explicitement (parmi les plus connus, l’on peut citer Paul Shepard ou John Zerzan). Ce qui m’a intéressé dans mon livre Faut-il en finir avec la civilisation ? [1], ce n’est pas tant le primitivisme stricto sensu que l’idée primitiviste, que l’on retrouve chez des auteurs très connus et aussi différents que Jared Diamond, Yuval Noah Hariri ou James C. Scott.

Cette idée, elle est simple : la rupture fondatrice et tragique qui nous a conduit au désastre en cours doit être située au Néolithique, lorsque les collectifs humains renoncèrent peu à peu au mode de vie de chasseurs-cueilleurs qui avait été le leur pendant des centaines de milliers d’années pour devenir agriculteurs et éleveurs. D’après les primitivistes, non seulement la rupture induite par la domestication entraîna de très nombreuses régressions dans les conditions de vie quotidienne – une plus grande exposition aux épidémies et aux famines, davantage de temps de travail, une baisse significative de l’espérance de vie – mais elle fut à l’origine de la domination sous toutes ses formes : domination de la nature non-humaine bien sûr, mais aussi apparition des inégalités socio-économiques, domination des hommes sur les femmes et des humains libres sur une nouvelle catégorie de personnes réduites en esclavage. Ce que propose le primitivisme, c’est finalement ce que j’appellerais une théorie de la domination par analogie, puisque toutes les hiérarchies socio-écologiques sont désormais pensées au prisme de la catégorie de domestication, accusée d’en être la matrice ultime (les esclaves sont domestiqués par les personnes libres, les femmes domestiquées par les hommes, et de manière générale, la société s’auto-domestique en domestiquant le monde vivant).

Quelle est la différence avec les théories dites « anti-civilisation » ?
La différence entre le primitivisme et les théories dites « anti-civilisation » n’est pas si évidente. D’une part parce que le primitivisme appartient à la famille des théories critiques de la civilisation au sens large, car il faut bel et bien à ses yeux en finir avec la civilisation, entendue comme cela qui apparaît avec la domestication, et d’autre part parce que les adeptes du courant « anti-civ » expriment eux aussi souvent une grande sympathie pour les sociétés de chasseurs-cueilleurs, même s’ils n’appellent pas à un retour à leurs modes de subsistance.

Par contre, il est vrai que les théoriciens et les militants qui se revendiquent explicitement de la critique de la civilisation – que l’on associe souvent à l’organisation Deep Green Resistance, apparue aux États-Unis mais désormais implantée en France – se distinguent des primitivistes dans la mesure où ce n’est pas (ou pas exclusivement) à la domestication qu’ils attribuent l’origine de la civilisation, mais à un ensemble de phénomènes hétéroclites dont il est difficile de saisir l’unité et dont l’apparition renvoie souvent à des moments historiques bien différents : la stratification sociale, l’apparition des villes, l’émergence de l’État, etc. A vrai dire, autant je peux avoir de la sympathie pour les analyses critiques de notre société que ce courant propose et pour certains des objectifs politiques qu’il affiche, autant je trouve ses présupposés historiques et anthropologiques assez flous et simplistes.

En quoi est-ce qu’une partie de ces théories qui font du mode de vie chasseur-cueilleur un exemple politique, voire une voie à suivre, sont-elles contestables ?
Il faut commencer par reconnaître que le primitivisme n’a pas que des torts. Tout d’abord, et même si la question de savoir si les populations de chasseurs-cueilleurs furent ou non responsables de l’extinction de la mégafaune au pléistocène reste ouverte, leur impact sur le milieu demeurait limité. Il est évident que du point de vue des conditions d’habitabilité de la Terre, les sociétés du paléolithique étaient infiniment moins destructrices que la société industrielle dans laquelle nous vivons. Ensuite, autant que l’on sache au vu des connaissances ethnographiques et des données archéologiques dont on dispose aujourd’hui, il est sans doute vrai que les chasseurs-cueilleurs, dans l’ensemble, travaillaient moins, mangeaient mieux, avaient une vie moins monotone et vivaient plus longtemps que nombre de leurs descendants agriculteurs. Enfin il est vrai aussi que dans certaines de ces sociétés régnait un égalitarisme extrêmement marqué dans les sphères que nous nommerions « économique » et « politique » : pas d’inégalités de richesses repérables, pas de chefs disposant d’un pouvoir coercitif sur les autres membres de la société.

En creusant un peu cependant, et notamment en lisant les travaux éblouissants d’Alain Testart, l’un des plus grands penseurs français de ces 50 dernières années, l’on découvre que tout n’était pas si rose. Certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs, notamment celles qui pratiquaient le stockage des aliments, connaissaient de fortes inégalités économiques et pratiquaient l’esclavage à très large échelle, contredisant l’idée primitiviste selon laquelle l’apparition des inégalités et de l’esclavage dériverait de la domestication (même si Zerzan, jamais avare d’explications simplistes, affirme que les chasseurs-cueilleurs de la côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord étaient esclavagistes parce qu’ils avaient domestiqué le chien…). Mais chez les chasseurs-cueilleurs égalitaires d’un point de vue économique, tout n’était pas parfait non plus. Même si ces questions demeurent controversées et continuent à susciter des débats passionnés, mes lectures m’ont conduit à penser que les femmes n’y étaient pour ainsi dire jamais les égales des hommes. Et il semble aujourd’hui difficile de nier que les sociétés aborigènes australiennes, fuégiennes ou amazoniennes (souvent des chasseurs-cueilleurs-horticulteurs), pour ne prendre que les exemples auxquels je me suis intéressé, connaissaient des niveaux de violence armée extraordinairement élevés.

Finalement, la principale faiblesse de l’approche primitiviste (à sa décharge, elle n’est pas la seule dans ce cas), c’est sa recherche obsessionnelle du moment où les « choses ont mal tourné ».
Nous aurions au contraire tout à gagner en admettant que ce moment n’existe nul part ailleurs que dans nos édifices mythologiques et théologiques, qu’il n’y a jamais eu un « avant » où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ni un « après » où tout a dégénéré. Il n’y a jamais eu de « Chute », « d’âge d’or » social sur lequel nous pourrions nous appuyer sans réserve ; nul passé, aussi lointain soit-il, ne saurait être invoqué de façon inconditionnelle dans la perspective d’une critique libertaire de la modernité industrielle.

Mais même si l’on admettait que les sociétés antérieures à la révolution néolithique « à défaut d’être parfaites, sont [...] les plus respectueuses de leur milieu, les moins liberticides, les plus à même d’offrir aux individus des conditions de vie propices à leur épanouissement physique, psychique, social », tu dis pourtant que les théories primitivistes nous condamnent à une impuissance politique et stratégique. Pourquoi ?
Ce n’est pas une question que j’aborde en profondeur dans mon livre car il faut reconnaître que même parmi les primitivistes, déjà très marginaux, certains auteurs, comme Paul Shepard, admettent qu’il est strictement impossible de redevenir chasseurs-cueilleurs. Et il est en effet évident qu’il est impensable de « revenir » d’une société industrielle ou d’une société agricole à une société fondée sur la chasse ou sur la cueillette. Même s’il n’est pas certain que la pression démographique sur les ressources ait joué un rôle décisif dans le passage à une économie agricole, il est en revanche acquis que la prospérité et l’abondance des sociétés de chasseurs-cueilleurs ne peut être durable que dans le cadre d’une densité de population faible et volontairement limitée ; selon les estimations les plus larges, une Terre peuplée de chasseurs-cueilleurs ne pourraient abriter que 100 millions d’habitants, tandis que les estimations les plus prudentes avancent le chiffre extrêmement réduit de 10 millions [2]. Les cycles de reproduction des animaux et des végétaux étant plus longs à l’état sauvage, et leur « productivité » bien moindre, un mode de vie de chasse et de cueillette ne peut être viable à l’échelle mondiale que si la densité de population est très faible. Or la « révolution néolithique », et plus encore la révolution industrielle après elle, ont constitué un véritable « goulet d’étranglement démographique », de telle sorte qu’il est impensable que les 8, 9, 10 milliards d’individus bientôt appelés à peupler la Terre puissent vivre de cueillette et de chasse (même s’il est tout à fait possible, et dans certaines circonstances souhaitables, que des pratiques de cueillette, de pistage ou même de chasse se perpétuent ou se réinventent).

Reste évidemment la possibilité évoquée par certains d’un effondrement systémique de la société industrielle, de ses réseaux et de ses infrastructures. Si celui-ci s’accompagnait d’un effondrement démographique sans précédent (à hauteur de 95/98%), ne nous permettrait-il pas de renouer avec le fil perdu de notre histoire de chasseurs-cueilleurs, interrompue par des millénaires de dérives destructrices et auto-destructrices ? Mais même ce scénario ne va pas sans poser problème. Outre le fait qu’un tel effondrement entraînerait des souffrances inouïes – épidémies, famines, crimes de masse – que l’on peut difficilement présenter comme désirables, il coïnciderait sans doute avec une détérioration considérable des conditions de la vie sur Terre. Par conséquent, les survivants du naufrage annoncé de la civilisation industrielle devraient s’adapter à une planète considérablement appauvrie dans sa diversité biologique, à un climat probablement surchauffé et à des sols, des rivières et des océans gravement pollués. Même en nombre réduit, la subsistance n’y serait sans doute pas une partie de plaisir. Enfin, il est peu probable que ces survivants, héritiers de sociétés profondément stratifiées – traversées par des inégalités de classe, de genre, de « race » - redécouvrent ou découvrent du jour au lendemain les vertus d’un égalitarisme radical.

Dans la seconde partie de ton livre, tu étudies un concept en vogue dans les milieux écologistes depuis quelques années, celui de « nature sauvage » car selon toi, « le primitivisme s’inscrit bel et bien dans la tradition américaine de l’éloge du monde sauvage » (p. 99). Cette tradition américaine du XIXe siècle, comme tu le rappelles, est faites de colonialisme et de mise en parc des populations autochtones. De plus, de nombreux·ses auteur·ices et courants écologistes, comme l’écoféminisme, l’écologie décoloniale ou l’écologie sociale souhaitent se débarrasser de cette vision de la « nature sauvage » car elle maintient des dualismes dont ils et elles souhaitent s’affranchir, continue de perpétuer une vision coloniale et raciste et ne représente pas un concept émancipateur. Malgré cela dans ton livre tu t’emploies à réhabiliter ce concept. Pourquoi persévérer dans cette voie ?
Cela fait très longtemps que la question de la nature sauvage, ce que les anglo-saxons nomment wilderness, me fascine, pour des raisons aussi bien personnelles que théoriques. Tout d’abord, je voudrais dire que l’intérêt pour ce concept n’est pas nouveau, qu’il est même l’un des plus anciens du mouvement écologiste. En revanche, il est vrai que l’intérêt pour cette question connaît un certain renouveau en France depuis quelques années. Ensuite, je tiens à nuancer votre propos concernant les positions écoféministes ou décoloniales sur cette question. Des auteures écoféministes de premier plan, comme Val Plumwood ou Greta Gaard, ont certes critiqué les dimensions coloniales et parfois mêmes racistes que le concept de wilderness a revêtu, mais elles ont aussi revendiqué ce concept avec beaucoup d’intelligence. En ce qui concerne l’écologie décoloniale, si l’on se réfère au livre fondateur de Macolm Ferdinand, il y exprime autant que je me souvienne une vision plutôt positive de Thoreau, auteur très important pour la tradition d’éloge du monde sauvage et sur lequel je vais revenir.

Quant à moi, si je consacre en effet de nombreuses pages aux errances dualistes et néo-coloniales qu’a pu connaître la défense de la nature sauvage au cours de son histoire et qu’il ne s’agit pas d’occulter, je souligne qu’il serait tout aussi simpliste d’en faire un concept intrinsèquement dualiste ou raciste, interprétation qui témoigne d’après moi d’une méconnaissance profonde des écrits des pionniers de la pensée écologiste nord-américaine. Car dans leur immense majorité, les défenseurs historiques du sauvage se sont précisément singularisés par des positions intellectuelles critiques à l’égard du dualisme, et se sont au contraire efforcés de réaffirmer le lien biologique et ontologique unissant l’être humain aux communautés naturelles. Thoreau soutenait dès la première moitié du 19e siècle que les animaux sauvages constituaient eux aussi des « civilisations », et John Muir, qui proclamait « qu’aller en montagne, c’est rentrer chez soi », n’hésitait pas à dire que « non seulement les mammifères supérieurs, mais aussi les insectes, les reptiles et les plantes formaient différents types de ‘peuples’ », qu’ils étaient « doués de sensations que notre aveuglément et notre sentiment de supériorité ne nous permettent pas de percevoir ». Thoreau fut d’ailleurs l’un des premiers lecteurs de Darwin et il avait parfaitement conscience que la révolution scientifique impulsée par le darwinisme allait avoir d’immenses conséquences sur notre conception de la place des humains dans la nature, et Muir, même s’il n’embrassa pas une carrière de scientifique, était un naturaliste de terrain d’exception. Bien avant qu’Aldo Leopold ne formule sa célèbre éthique de la Terre d’inspiration darwinienne dans les années 1940, les grandes figures du mouvement écologiste naissant étaient mues par la conviction profondément anti-dualiste que « l’homme est un me
mbre parmi d’autres de la communauté biotique » et le « compagnon voyageur des autres espèces dans l’Odyssée de l’évolution ».

Je m’insurge également contre les positions d’un auteur comme Razmig Keucheyan qui établit une équivalence très réductrice entre wilderness et whiteness, entre protection du monde sauvage et suprémacisme blanc. Là encore, Thoreau est une figure clé pour contester ce genre de positions, même si d’autres auteurs pourraient également être évoqués. Naturaliste amateur et amoureux de la nature sauvage, il fut également un théoricien de la désobéissance civile et un abolitionniste convaincu, Thoreau apporta un soutien actif aux esclaves fugitifs et dénonça vigoureusement, dans de nombreux textes, l’ignominie de l’institution de l’esclavage telle qu’elle persistait alors massivement dans le sud des États-Unis.

Pour dépasser ce débat et les impasses théoriques que nous font emprunter ces concepts, ne pourrions-nous pas réfléchir à d’autres concepts, moins marqués historiquement mais aussi plus pertinent pour les luttes écologistes et comme proposition politique. Nous pensons notamment au concept de « milieu vivant ». Contrairement à la « nature » ou à l’« environnement », le milieu vivant est un espace dynamique, qui lie les êtres qui l’habitent et l’élaborent. Ce qui définit un milieu comme vivant, c’est la qualité de la vie, des attachements, des dépendances et aussi des conflits qui s’y déploient. Cette qualité de vie ne se mesure pas à l’empreinte carbone, mais elle s’éprouve dans l’expérience d’habiter un milieu, qu’il s’agisse d’un foyer animé, d’une zone humide, d’un quartier, d’une forêt ou d’une contrée. Que penses-tu de ce concept ?
Je pense qu’il faut faire attention à ne pas se focaliser sur des débats lexicaux. Je comprends bien les problèmes posés par des concepts comme celui de nature ou celui de sauvage. Le concept de nature pose problème parce qu’il est souvent associé à la perspective dualiste d’un « grand partage » entre la sphère de la nature et celle de la culture, et il a souvent été utilisé pour légitimer des hiérarchies ou des inégalités sociales en invoquant, justement, leur « naturalité » supposée. Le concept de sauvage, nous venons de le souligner, a été associé à des pratiques coloniales ou néo-coloniales et a pu, lui aussi, être rattaché à un imaginaire dualiste. Mais ces termes sont polysémiques et ne sont pas non plus intrinsèquement viciés par des perspectives ségrégationnistes, ne serait-ce qu’au niveau des usages intuitifs et quotidiens que la plupart d’entre nous en font ; aller se promener dans la « nature », découvrir un vallon « sauvage » en montagne, ce n’est pas nécessairement mettre en branle une ontologie dualiste et des politiques racistes ou coloniales… Bref je ne pense pas qu’il faille s’interdire d’utiliser ces termes.

Quant au concept de « milieu » que vous proposez, je le trouve plutôt séduisant et je pense qu’on gagnerait à l’utiliser davantage, surtout en lieu et place de l’horrible terme « environnement », pour le coup vraiment plat et bureaucratique. Pour autant, et même s’il me semble primordial de promouvoir la réappropriation des connaissances naturalistes et des savoir-faire liés au fait d’habiter et de fréquenter au quotidien un lieu singulier, je ne suis pas certain qu’il soit possible d’en revenir à un rapport purement existentiel et sensible au « monde vécu » ou au « milieu » tel que vous le définissez. Il me semble difficile de mettre de côté toute forme de médiation dans nos relations avec nos milieux de vie, ne serait-ce que parce qu’à des échelles micro ou macro la vie des milieux et de la biosphère dans son ensemble demeure largement inaccessible à l’intuition et requiert des formes d’objectivation scientifique pour être appréhendée. Du reste, les luttes écologistes, en général, mélangent ces deux registres : elles n’hésitent ni à revendiquer l’ancrage sensible dans un territoire spécifique – parfois ancestral quand ce sont des luttes indigènes – ni à invoquer des chiffres et des études scientifiques, qui comportent par définition une part d’objectivation, pour dénoncer tel taux de pollution, tel pourcentage de carbone, telle diminution des effectifs d’une espèce, etc. L’objectivation du réel, le fait « de séparer ce qui est lié », n’est pas un problème en tant que tel d’après moi ; ce qui pose problème, c’est quand cette objectivation prétend détenir et imposer le monopole de notre accès au monde au mépris de toutes les autres relations que nous pouvons établir avec celui-ci.

Depuis quelques mois de nombreux articles fleurissent sur un courant écologiste jusque là inconnu, l’éco-fascisme. Cette nébuleuse a été analysée dans tous les sens, on connaît dorénavant les personnes et les groupes qui la constituent, ses idées principales, les événements qu’elle organise. Toutefois, peu sont celles et ceux qui proposent des pistes intellectuelles et politiques pour lutter activement contre ce courant qui prône la xénophobie, le malthusianisme, le maintien voire l’augmentation des hiérarchies en les naturalisant et la suppression de l’immigration. Selon toi, qu’est-ce qui empêcherait ce courant de gagner en importance ?
Vaste question ! L’on pourrait apporter une réponse en deux temps. Tout d’abord, il est important de lutter contre l’éco-fascisme au niveau idéologique, ou « métapolitique » pour reprendre le terme utilisé par les penseurs de la Nouvelle Droite qui ont à bien des égards donné à l’éco-fascisme son armature théorique. Il faudrait alors analyser et déconstruire avec précision les présupposés anthropologiques de cette position et l’usage qu’elle fait des concepts de l’écologie, mais aussi accepter d’aborder certaines thématiques délicates qu’elle a placées au centre des analyses, comme la question démographique.

Bien sûr, l’on ne peut pas tenir la population comme telle pour seule ni même comme principale responsable de la catastrophe, parce que la « population » est un concept abstrait qui ne rend pas compte des disparités dans les modes de vie et, par là-même, de la diversité des responsabilités nationales et individuelles dans la crise écologique. Pour autant, il est indéniable que l’impact écologique d’une société, quand bien même elle serait gagnée par des idéaux de simplicité volontaire, sera plus difficile à gérer dans un monde à 9 milliards d’individus que dans un monde à 2 milliards, a fortiori si les fonctions écologiques élémentaires de la biosphère y sont endommagées. Et il ne semble pas exagéré de dire que, couplée aux dynamiques du capitalisme, la croissance démographique joue également un rôle dans la prolifération des plastiques, la déforestation, l’étalement urbain, les besoins accrus d’énergie et de terres arables, etc.

Si la décroissance et l’abolition des rapports sociaux capitalistes doivent demeurer des objectifs prioritaires, je pense qu’il serait néanmoins malencontreux d’abandonner la question démographique aux idéologues d’extrême droite, qui en feront toujours un usage nauséabond et l’inscriront systématiquement dans le cadre de politiques autoritaires, eugénistes et racistes allant de la stérilisation forcée des femmes issues des populations subalternes à leur élimination pure et simple. Il vaudrait au contraire la peine de se demander dans quelles conditions une politique de décroissance démographique pourrait s’articuler à une visée émancipatrice. De ce point de vue, la pionnière française de l’éco-féminisme, Françoise d’Eaubonne, offre des perspectives intéressantes. Dès la fin des années 1970, cette théoricienne avait en effet proposé d’articuler une politique de décroissance démographique, qu’elle jugeait indispensable, à la lutte des femmes contre le contrôle physique et juridique exercé par le patriarcat sur leurs capacités reproductives, et tout simplement contre leur assignation à une pure fonction reproductrice. En garantissant un accès universel aux moyens de contraception et au droit à l’avortement, il était selon elle possible de faire coup double : promouvoir la liberté des femmes tout en réduisant les taux de natalité sans soulever le spectre de mesures coercitives. Dans cette perspective, il s’agirait en quelque sorte de dénaturaliser la croissance démographique et de montrer que celle-ci, loin d’être un phénomène purement biologique, est également la résultante du pouvoir exercé sur le corps des femmes par diverses institutions : la famille, l’Église ou encore l’État.

Ensuite, par-delà la sphère idéologique, c’est évidemment dans la lutte anti-capitaliste que l’émergence de l’éco-fascisme peut être endigué, car celle-ci n’est pas étrangère aux évolutions contemporaines du capital. A mesure que la crise du capitalisme s’accentue et que les humains « superflus » du point de vue de l’accumulation du Capital se multiplient, fleurissent également des « idéologies d’exclusion sacrificielle », pour reprendre les termes de la théorie critique de la valeur. L’éco-fascisme, quoique encore marginal, est selon moi l’une de ces idéologies et pourrait gagner du terrain, car dans un contexte de ralentissement de la croissance mondiale, la réaffirmation ou le renforcement des hiérarchies sociales permettrait de déterminer quelles catégories de la population pourraient accéder aux plus belles parts d’un gâteau appelé à diminuer, et quelles catégories devraient au contraire se contenter de miettes, voire même être privées de tout accès au gâteau.

Dans un entretien accordé à Nicolas Casaux, tu évoques les divergences politiques que tu entretiens avec Andreas Malm. Dans son dernier livre, La chauve souris contre le capital [3], il précise qu’il défend un léninisme écologique et l’avènement d’un « communisme de guerre », estimant que l’usage de la structure étatique est nécessaire pour prendre des mesures efficaces face au ravage écologique. Comment analyses-tu ce discours ?
Je dois d’abord admettre que je trouve qu’Andreas Malm est un auteur stimulant à lire et qu’il pose des questions intéressantes. Mais son engagement de plus en plus prononcé en faveur de ce qu’il nomme un « léninisme écologique », soit la prise du pouvoir d’état par des moyens révolutionnaires pour infléchir les tendances climaticides et écocides du « capital fossile », pose d’après moi de très nombreux problèmes.

Tout d’abord en raison du lien historique extrêmement fort qui unit le capitalisme à l’État ; sans l’État, il manquerait au capitalisme le cadre juridique et institutionnel dont il a besoin pour se déployer, et bien évidemment les forces répressives sur lesquelles il s’appuie en cas de contestation sociale. Mais je crois qu’il faut aller encore au-delà. Si l’État est une puissance écocide, ce n’est pas seulement parce qu’il est instrumentalisé par le Capital et soumis à ses intérêts, ce qui pourrait donner l’impression que la destructivité de l’État est liée aux circonstances historiques spécifiques qui sont les nôtres, donc que le problème tient à l’État capitaliste et qu’un État affranchi de la tutelle du Capital pourrait faire l’affaire. Rien n’est moins vrai, car tout comme il y a au cœur du capitalisme une compulsion de croissance, il y a au cœur de la forme-État une compulsion de puissance, la volonté d’accumuler de la puissance technologique et militaire pour rester compétitif dans la rivalité entre États. Or cette accumulation passe nécessairement par la puissance économique et financière, de sorte que l’on pourrait dire que l’État lui aussi instrumentalise le Capital pour parvenir à ses propres fins. Il a son propre agenda, tout aussi destructeur, et l’on ne voit pas en quoi une conversion au léninisme améliorerait quoique ce soit à cet égard...

Ensuite, il va sans dire que je ne partage pas la conception à la limite du révisionnisme historique que Malm défend de la révolution russe. De nombreux travaux d’historiens, tout comme divers témoignages d’époque (par exemple ceux des anarchistes Emma Goldman et Alexander Berkman) devraient nous permettre d’en finir une bonne fois pour toutes avec le mythe d’une « dérive » autoritaire et liberticide plus ou moins accidentelle du régime soviétique, accentuée par l’arrivée au pouvoir de Staline : la violence la plus sanglante était consubstantielle à la conception et à la pratique du pouvoir des bolcheviks, et ce dès octobre 1917. Aussi, même si Malm prend soin de dire que le respect des droits et des libertés fondamentales devraient être une pierre angulaire de tout régime révolutionnaire, l’on peine à voir ce que le léninisme ou le trotskysme pourraient apporter à une telle exigence. Personnellement, si je devais adopter une position même modérément ou pragmatiquement étatiste – et je peux comprendre que certains fassent ce choix, dans la mesure où la possibilité d’une révolution libertaire, pour ne rien dire d’une abolition de l’État, semble bien improbable à ce jour – je préférerais me tourner vers le libéralisme politique ou vers certaines traditions républicaines, qui ont davantage fait leur preuve en matière d’attachement aux libertés fondamentales, que vers le léninisme.

Enfin, l’on ne doit pas perdre de vue que le léninisme, tout comme le trotskysme après lui, est profondément ancré dans un imaginaire productiviste et industrialiste que l’on retrouve d’ailleurs, sous une forme renouvelée, dans les écrits de Malm. La critique de l’historien suédois porte en effet essentiellement sur le « capital fossile », qu’il assimile à un « parasite », et l’on a parfois l’impression en le lisant qu’il suffirait de se débarrasser des infrastructures parasitiques de ce capital et de les remplacer par des infrastructures énergétiques « renouvelables », qu’elles soient solaires ou éoliennes, pour que la situation écologique s’arrange, alors même que l’on sait aujourd’hui qu’à consommation égale, les énergies dites renouvelables auraient elles aussi un impact social et écologique dévastateur (extraction minière, artificialisation et pollution des terres, destruction accrue de la biodiversité, etc.). Bref, en bon léniniste, Malm défend finalement un « alter-industrialisme »...

[1Pierre Madelin, Faut-il en finir avec la civilisation ?, Écosociété, Montréal, 2020.

[2Pour plus de détails et des données précises sur cette question, voir le texte d’Andrew Flood Civilisation, primitivism and anarchism : https://libcom.org/library/civilisation-primitivism-anarchism-andrew-flood

[3Andréas Malm, La chauve-souris et le capital, La Fabrique, Paris, 2020.

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