Expulsion de la ZAD : l’évêque de Limoges répond à la lettre ouverte d’Ivan Segré

paru dans lundimatin#145, le 10 mai 2018

Dans notre dernière édition, le philosophe et talmudiste Ivan Segré avait adressé une lettre ouverte aux évêques de France à propos de la violente expulsion de la ZAD. Monseigneur Pierre-Antoine Bozo, évêque de Limoges a tenu à répondre à cet appel, nous reproduisons ici sa réponse. À la suite, une seconde réponse que l’une de nos lectrices nous a transmise.

Cher Monsieur, merci d’avoir pris la peine d’écrire une "Lettre ouverte aux évêques" qu’un de vos lecteurs bienveillants a eu la délicatesse de me faire suivre, car je ne suis pas abonné à lundimatin. A vrai dire, j’y ai lu surtout une « Lettre ouverte au Président de la République », car c’est bien à lui et non pas aux évêques, que vous reprochez d’envoyer les blindés à Notre-Dame-des-Landes plutôt que dans les paradis fiscaux (vis à vis desquels cependant, vous noterez que la législation nationale et internationale devient heureusement depuis plusieurs présidents de gauche et de droite de plus en plus restrictive et répressive, ce qui est peut-être un moyen à long terme plus efficace que l’envoi de blindés).

Mais pour vous adresser à nous plutôt qu’au président, vous établissez un lien chronologique entre cette affaire de la ZAD et la rencontre du président Macron au collège des Bernardins, à l’invitation de la Conférence des évêques de France, en suggérant que cet envoi des blindés le même jour participerait à la fameuse "réparation du lien entre l’Etat et l’Eglise". J’avoue avoir du mal à suivre votre raisonnement et ne pense pas que cette coïncidence de calendrier vaille caution de la part des évêques, ou alors c’est vraiment à leur insu…

Mais au fond, vous nous demandez si nous approuvons cette évacuation. Je ne suis pas certain, comme évêque, d’avoir une grande légitimité pour me prononcer sur cette question « prudentielle ». Si, comme vous les décrivez dans une vision bienveillante, les zadistes sont « des hommes et des femmes venus de tout horizon non seulement pour empêcher la construction d’un aéroport à cet endroit, mais aussi, et surtout, pour témoigner qu’il est possible que des individus d’origine géographiques, sociales, ethniques ou religieuses fort diverses construisent ensemble, à partir de rien, un avenir fait de maisons, de cultures, d’élevages, d’artisanats, d’idées, d’amitiés et d’enfants », je ne peux que me réjouir et encourager un tel projet, avec simplement un léger doute sur votre canonisation de leur vivant de ces gens certainement très bien intentionnés, mais hélas pas plus indemnes que le commun des mortels de toutes les défaillances et les contradictions qui marquent notre pauvre humanité, la vôtre et la mienne comprises…

S’il s’agit également dans ce combat, comme vous l’écrivez, de dénoncer l’idole de l’argent, à la suite du Pape François (et de pas mal de ses prédécesseurs, mais surtout à la suite de Jésus Christ), je ne peux également qu’approuver.

Mais j’avoue avoir du mal à savoir jusqu’à quel point il est légitime, au motif d’un projet louable, de vivre en dehors du droit et comment il convient le cas échéant de le rétablir. Le risque vous l’imaginez bien, c’est qu’au nom de projets moins louables, ou de ce que chacun déclarera comme une idée légitime, on puisse enfreindre la loi à tout bout de champ (c’est le cas de le dire). N’y a-t-il pas là une source de violence en germe ?

Puisque vous déclarez ne pas attendre notre réponse « pour observer que dans cette affaire, le Christ est avec les Zadistes, pas avec les blindés », je me permets quant à moi de ne pas attendre votre autorisation pour observer dans l’Evangile que le Christ n’est pas venu que pour les « gentils » (à supposer qu’ils ne soient que dans un des deux camps) : "ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades, je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs", et que son Père "fait briller son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 45). Bref, tout cela me rend moins affirmatif que vous pour dire où est le Christ dans tout cela, ou du moins pour ne restreindre sa présence qu’à un supposé camp des purs.

Mais ça ne m’empêche pas de louer votre souci de justice, ni de vous remercier de nous avoir écrit et de prier pour vous.

+ Mgr Pierre-Antoine Bozo, évêque de Limoges

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Cher Ivan Segré,

Sans être évêque de France, en tant que catholique, je ne résiste pas au plaisir de répondre à votre lettre ouverte. A défaut d’être une réponse de prélat, vous y trouverez tout de même des réflexions de papes de différentes époques, intéressantes pour nourrir l’idée que les chrétiens ont toute leur place dans la défense de la Zad et du modèle qu’elle propose.

Le 9 avril, comme vous dîtes, Emmanuel Macron s’adressait aux évêques et tentait en même temps d’envahir la Zad. Plus d’un chrétien grimace.

On se souvient de ce jeune catholique et révolutionnaire italien, Pier-Giorgio Frassati, béatifié par Jean-Paul II, qui s’indignait en son temps des manœuvres hypocrites de Mussolini face à l’Église. Il voyait dans l’approbation des méthodes violentes des milices fascistes et la connivence avec les puissants au détriment des classes défavorisées un mariage scélérat entre les gardiens de la paix et Mussolini, « qui (…) laisse faire tant d’autres saletés, cherchant à couvrir ces méfaits en mettant le crucifix dans les écoles [1]. » Caresser dans le sens du poil, donc, une méthode éprouvée par les dirigeants à la poigne de fer tel Mussolini, voilà à qui nous fait penser le président avec son discours aux évêques de France.

Je me réjouis de voir que vous avez, vous aussi, constaté à quel point l’appel du Pape François est cohérent avec de nombreux objectifs poursuivis par les habitants de Notre Dame des Landes. Je suis un peu déçue en revanche que vous ne fassiez que citer l’article très malnommé des Echos, vous privant de la lecture directe des propos du Pape, lesquels ont pourtant une saveur insoupçonnée. Saviez-vous qu’il en appelle explicitement à la décroissance ?

Nous savons que le comportement de ceux qui consomment et détruisent toujours davantage n’est pas soutenable, tandis que d’autres ne peuvent pas vivre conformément à leur dignité humaine. C’est pourquoi l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties.” Il poursuit : “Il ne suffit pas de concilier, en un juste milieu, la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l’environnement et le progrès.Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement. Il s’agit simplement de redéfinir le progrès. Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut pas être considéré comme un progrès. ». [2] (Laudato si, par.193)

J’ai peine à m’arrêter de copier ici ce texte si riche, mais il y en a encore d’autres à citer pour vous confirmer dans l’idée que les croyants chrétiens ont leur place dans les combats pour un changement de société, de modèle de consommation et d’utilisation des ressources universelles :

Par exemple, Jean-Paul 2 dans Laborem Exercens [3] sur la propriété privée :

« La tradition chrétienne n’a jamais reconnu le droit à la propriété privée comme absolu ni intouchable : Au contraire, elle l’a toujours entendu dans le contexte plus vaste du droit commun de tous à utiliser les biens de la création entière : le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens. »

Par exemple Benoit XIV, dans Vix Pervenit [4], condamnant l’usure, et de ce fait l’activité spéculative et donc notre système financier. (Saint Thomas d’Aquin aurait même déclaré : “Il est légitime de haïr de métier de banquier” [5])

Par exemple Paul VI dans Populorum Progressio [6], n. 22-23 :

« Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. Tous les autres droits, quels qu’ils soient, y compris ceux de propriété et de libre commerce, y sont subordonnés  : ils n’en doivent donc pas entraver, mais bien au contraire faciliter la réalisation, et c’est un devoir social grave et urgent de les ramener à leur finalité première.

Si quelqu’un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? On sait avec quelle fermeté les Pères de l’Église ont précisé quelle doit être l’attitude de ceux qui possèdent, en face de ceux qui sont dans le besoin : Ce n’est pas de ton bien, affirme ainsi saint Ambroise, que tu fais largesse au pauvre, tu lui rends ce qui lui appartient. Car ce qui est donné en commun pour l’usage de tous, voilà ce que tu t’arroges. La terre est donnée à tout le monde, et pas seulement aux riches.

C’est dire que la propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. Nul n’est fondé à réserver à son usage exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire. En un mot, le droit de propriété ne doit jamais s’exercer au détriment de l’utilité commune, selon la doctrine traditionnelle chez les Pères de l’Église et les grands théologiens.

S’il arrive qu’un conflit surgisse entre droits privés acquis et exigences communautaires primordiales, il appartient aux pouvoirs publics de s’attacher à le résoudre, avec l’active participation des personnes et des groupes sociaux. »

Nous y voilà donc expressément : un conflit surgit que l’active participation des personnes doit amener le pouvoir public à résoudre dans le souci des « exigences communautaires primordiales ».

Amis chrétiens, défendons la Zad !

Puisque vous terminez votre lettre convaincu que “le Christ est avec les zadistes, pas les blindés”, je termine moi aussi ma réponse avec la place occupée par le Christ. Jésus est d’abord venu pour les pauvres, des fragiles, les opprimés. Les évangiles le prouvent [7]. Mais il est aussi et surtout auprès de chaque homme, jamais dans un camp, jamais dans un parti.

Il est permis de penser que si le Christ est à NDDL du côté des zadistes, partageant avec chacun sa révolte, ses espoirs, ses joies et ses peines, il est aussi avec chacun des flics, espérant qu’en leur cœur s’ouvre une petite porte par laquelle il pourrait infiltrer sa lumière. Car le Christ ne s’impose pas, c’est d’ailleurs aussi à cela qu’on le reconnait.

Je souhaite que de nombreux chrétiens comprennent l’invitation qui leur est faite de rejoindre les rangs de ceux qui œuvrent pour la justice sociale, pour une sobriété heureuse, pour un mode de vie durable, équitable, sain.. et j’implore : Notre Dame des Landes, priez pour nous !

Marie Javori

[1Notes de Pier Giorgio Frassati, cité dans http://www.piergiorgiofrassati.net/limpegno-politico/

[3http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20060526_compendio-dott-soc_fr.html#b)%20Destination%20universelle%20des%20biens%20et%20propri%C3%A9t%C3%A9%20priv%C3%A9e

[5Je n’en retrouve hélas pas la référence exacte. Son discours condamnant l’usure se trouve dans la Somme théologique, II-II, q. 78

[7Entre autres références : évangile selon Luc, 4,18 « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés »

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