Et après la grève, quoi ?

Réflexions sur les moyens de lutte et leurs effets concrets dans l’Éducation nationale

paru dans lundimatin#374, le 14 mars 2023

À l’heure où la question de l’efficacité des mobilisations et moyens de lutte se pose de façon crue et cruelle, alors qu’on retourne aux vieilles méthodes instituées, que la stratégie syndicale démobilise le corps enseignant ainsi que les autres secteurs par sa morosité, nous repartargeons publié à l’occasion de la contestation de la réforme du lycée en février 2021.

Les épreuves du Bac, symbole de l’absurdité de la réforme du lycée, approchent (20 et 21 mars). Or l’idée de ne pas assurer les surveillances et de faire en sorte que ces épreuves n’aient pas lieu, s’avérerait hautement efficace pour enrayer la machinerie en usant du pouvoir réel de nuisance des enseignants. Cela permettrait de s’écarter du vieux sillon de la contestation légale, de l’antienne du « dialogue social » et rompre avec cette mauvaise habitude : perdre encore et encore.

Cet article voudrait contribuer à la réflexion sur les moyens de lutte et leurs effets concrets, à partir d’un constat et d’un sentiment : malgré les tracts, les conférences de presse, les grèves etc. nous n’obtenons rien ; d’où la démoralisation ambiante et générale, et le sentiment d’inertie de celles.ceux qui souhaitent gagner les luttes. Ce qui sera dit s’illustrera certainement par ses lacunes, et chaque partie demanderait de longs développements ; mais c’est à travers nos discussions et surtout, par nos actions, que nous poursuivrons. Étant enseignant.e.s en lycée nous partirons de nos conditions concrètes de travail et nous parlerons de ce que nous connaissons. Mais l’analyse politique que nous proposons (après d’autres et sans prétendre inventer quelque chose d’extraordinaire) se veut extensible à tous les domaines en tant qu’elle se concentre sur nos moyens concrets de production et sur la force réelle qui en découle et amène donc chacun.e à se demander quels sont les siens. Nous sommes convaincu.e.s que nous en avons besoin. Dans quelle situation sommes-nous pris.e.s ? Que pouvons-nous faire ? Que voulons-nous ?

Dans quelle situation sommes-nous ?

Le 26 janvier, une intersyndicale a lancé un appel à la grève pour les personnels de l’éducation nationale. Les revendications : la revalorisation des personnels, notamment les AED et les AESH, la création de postes, une autre politique éducative. Force est de constater que cette grève n’a rien produit et il n’y a là rien d’étonnant. Non seulement elle a été passée sous silence par les médias dominants, et ce n’est pas chose nouvelle que le journalisme de cour est là pour divertir. Mais c’est pour une autre raison que nous perdons et il ne faut pas se leurrer : si nous continuons à organiser notre défaite en croyant agir, la situation de l’éducation nationale, déjà décrépite, ne fera qu’empirer (cf. « grenelle de l’éducation »).

Il y aura de plus en plus d’élèves dans les classes et de moins en moins de profs, le contrôle continu (qui ne cache même pas sa synonymie avec la surveillance) imposé aux élèves nous sera imposé aussi, nous deviendrons de petits managers de nous-mêmes et enseigner n’aura plus aucun sens émancipateur ou critique (s’il en a encore). Le primat de l’utile était déjà là avant, bien que la situation soit devenue intenable avec la conjonction de la « réforme » et de la crise sanitaire. Chacun.e de nous peut le sentir, ce manque de temps, avec les étudiants et les collègues, ce contact qui devient fugace et retire ce qui restait d’humain au travail. À terme, ce sera l’anesthésie générale puisqu’il faudra bien optimiser chaque seconde de ce que coûte un prof. Les départs croissants en maladie et les abandons massifs des jeunes stagiaires informaient déjà du fait que ce métier ne fait décidément plus envie. L’avenir n’est pas plus enviable que ce présent odieux.

Dans la situation présente nous sommes tenus par un faux dilemme. Quand un appel est lancé, aussi légitime que soit son mot d’ordre, chacun se trouve devant cette alternative : faire grève, c’est-à-dire se priver de précieuses heures de cours avec les élèves — dans un contexte de programmes chargés, d’impératifs d’évaluation constante et de charges administratives croissantes — et aller faire un tour en ville avec les collègues pour manifester plus ou moins bruyamment notre mécontentement, ou rester au lycée, et être regardé de travers pour avoir choisi le camp de la docilité - « regarde le jaune » -, mais se sentir un peu utile auprès des élèves. Dans tous les cas nos actions restent sans effets. Se taire ou défiler de manière prévisible et docile d’un point A à un point B revient au même ; nous subissons.

Nous n’avons pas agi, nous avons seulement exprimé notre désaccord. Mais le pouvoir s’en fout et se délecte même de nos grèves, qui créent des économies avec la perte de salaire. Et on ne peut pas en vouloir aux déçu.e.s de la lutte, qui n’ont plus la force ni l’envie d’y aller. Ils pratiquent seulement l’induction et en cela ils sont logiques : si à chaque fois qu’on « lutte » on consacre notre impuissance, pourquoi y retourner ? Nous ne disons pas que s’exprimer n’est pas important, nous disons seulement que celles.ceux qui demandent et attendent quelque chose de ce pouvoir au nom d’une croyance naïve et obsolète en la « sociale-démocratie » font une lourde erreur. L’histoire récente témoigne assez de ce qu’il n’y a plus rien à négocier, sauf à faire de la pantomime. La grève, si elle n’est pas révolutionnaire et générale, si elle ne sabote pas le fonctionnement intolérable de l’institution, perd tout son sens. Le lieu de la politique n’est plus la rue si on se borne à exiger, sans se donner les moyens effectifs de ses exigences. Nous ne devons plus être dans la réaction mais dans l’action si nous voulons êtres fort.e.s à nouveau, nous devons créer notre temps politique et ne plus se laisser imposer un rythme par Blanquer et consorts. Nous devons nous approprier à nouveau le sens de la lutte et la temporalité des actions.

Que pouvons-nous faire, alors ? Comment retrouver notre puissance d’action ?

Quand nous faisons grève en ne faisant pas cours, nous faisons comme si nous empêchions notre employeur, l’éducation nationale, de tourner. Or si tel était le cas, nos grèves seraient efficaces et victorieuses. Et celle.ceux qui sont lucides le savent pertinemment. La grève, c’est la manifestation du pouvoir de celles.ceux qui créent la réelle valeur par leur travail. La.Le travailleu.se.r, pour retrouver sa dignité, face à un pouvoir qui la.le nie, réaffirme son existence en enrayant le processus de production. Elle.Il affirme qu’elle.il existe en ne produisant plus, puisqu’elle.il n’existe que comme instrument de production. Or nous, que produisons nous pour notre patron.ne ? Nous avons pensé que c’étaient nos cours qui constituaient la valeur ajoutée et logiquement, nous avons déserté les classes. Nous croyions ainsi bloquer le processus de production de valeur, et donc empêcher le système éducatif de tourner pour se faire entendre d’une direction sourde.

Quelle est la valeur de notre métier selon l’administration ? Si nous regardons ce qui s’est passé lors de la rétention des notes au bac 2019, nous avons la réponse. Le gouvernement a tenu à tout prix (fausses notes, jury fantoche) a produire des notes factices le jour J plutôt que de discuter. Ce que veut l’éducation nationale, ce sont des notes, peu importe ce qu’il en coûte. Le but est de remplir les cases de Parcoursup, les dossiers scolaires, les appréciations pour trier la chair a emploi. Il faut tenir les examens manu militari, ce qui sera d’autant plus facile, maintenant que la police a sa place à l’école.

Si la structure organisatrice de l’éducation nationale c’est l’évaluation, c’est là qu’il faut frapper. Tout le monde est noté : les élèves par les profs, les profs par l’inspection et par la direction, la direction par le ministère. Le lieu de l’action efficace n’est donc pas en dehors du lycée mais bien en son cœur même. Les gilets jaunes avaient compris que le pouvoir est logistique. Pour faire valoir leurs revendications politiques ils ont bloqué les voies d’accès aux échanges de marchandises, les routes, les ponts, les raffineries et les centres de distribution. Prenons exemple sur eux. La répression inédite que nous avons subie chaque samedi est un signe évident de la puissance potentielle. Là où il y a répression c’est qu’il y a résistance. Nous devons saboter la logistique de l’éducation pour pouvoir avoir un levier de pression véritable. Quitter les lieux où nous pourrions regagner du pouvoir, c’est les laisser à ceux qui les tiennent déjà.

Il faut rester dans l’enceinte du lycée et désorganiser ses rouages administratifs : ne pas remplir les dossiers Parcoursup à la rentrée, ne plus mettre de notes ni d’appréciation, et supprimer toutes les notes mises au second semestre. Mais aussi éviter les conseils de classe et tout ce qui touche à la part froide et administrative du métier. En somme, ne plus se plier à tout ce qui ruine le sens que peut avoir l’enseignement. Ne dialoguons plus avec le rectorat ou la direction. En parallèle et de manière concomitante, il faut porter notre expérience à l’expression, là où elle aura vraiment du sens. Si nous n’agissons plus là où nous avons du pouvoir, c’est d’abord à cause d’une rhétorique puissante qui n’est plus questionnée et qui fait diversion : celle de la prise d’otages.

Nous appelons rhétorique de la prise d’otages le discours culpabilisant qui veut faire croire à celles.ceux qui voudraient lutter pour faire émerger un autre monde possible - et pour ce qui nous concerne une école émancipée - que c’est leurs actions mêmes qui engendrent des victimes et façonnent l’état actuel des choses. Les profs qui ne mettent pas de notes se rendraient ainsi responsables du désarroi des élèves qui, sans notes, seront orphelins de ce que l’école leur donne de plus fondamental. Cette rhétorique nous désoriente et dispose d’un triple effet qu’il faut désamorcer :

  1. Elle nous fait croire à un monde sans causes dans lequel les profs seraient à l’initiative de la rétention des notes pour des motifs exclusivement égoïstes, en passant sous silence que c’est l’ultime action face à une politique destructrice de l’école. Avec cette morale de pompier-pyromane on sait bien que la responsabilité ne revient jamais aux incendiaires mais toujours aux brûlés.
  1. En la reprenant nous accréditons la définition pauvre de l’école qui voudrait que la note soit une fin en soi. Ce qui réduit notre métier à son aspect comptable et gestionnaire. Cette conception est éminemment corrélée aux objectifs de rentabilité des réformes successives. La note instaure une compétition dès le jeune âge entre individus et leur fait accroire que leur intelligence se résume à un chiffre. C’est encore le culte de la performance qui est exalté, comme si les « bons élèves » ne devaient leurs qualités qu’à leur « mérite » personnel, en dehors de toute causalité sociale. Exit l’entraide et la solidarité qui pourraient s’exprimer entre élèves et révéler leur sens éthique. L’évaluation permanente infantilise autant les élèves que les profs et chacun.e finit par en être obsédé.e et abêtit. Il faudrait s’étendre sur ce que l’évaluation comporte de disciplinaire, en tant qu’apprentissage du conformisme.
  1. Enfin, en reconduisant l’idée que les élèves seraient de pauvres choses sans subjectivité, que nous prendrions en otage en les exemptant de notes, nous leur refusons le statut de sujet politique. Ils ne seraient pas aptes à comprendre le monde qui les entoure ni ce qui s’y joue et pour quels motifs. Au nom du « devoir de réserve » nous devrions nous abstenir de leur révéler les raisons de la déliquescence de ce qui est censé être un service public. Quand une matière disparaît, quand nous n’avons plus le temps de développer une notion ou un fait en profondeur parce que le programme est trop chargé et le nombre d’heures trop maigre etc. nous devrions en endosser la responsabilité. Quelle est la différence entre la neutralité et le mensonge quand nous ne pouvons plus dire aux élèves que le ministère se contre-fout de leur sort en réduisant les budgets, en surchargeant les classes ?
  1. Plus que jamais, il faut parler aux élèves pour que la supposée « éducation civique » ne soit plus un catéchisme d’État. Si nous ne sommes plus à l’origine du discours sur nos actions c’est celui de nos adversaires, bourré de clichés, qui subsistera. Il faut aussi parler aux parents et leur rappeler comment et pourquoi l’école est dans cet état. Pourquoi le bac de leur enfant n’aura plus la même valeur en fonction du lycée d’origine. L’école est une institution centrale de distribution des rôles dans la société et elle est le moule même des inégalités. Rappelons à tou.te.s qu’elle.il est concerné.e par son devenir.

En parallèle, ne négligeons pas la force hypothétique du droit. Formons des collectifs juridiques et attaquons l’État au nom du principe d’égalité dont la rupture est depuis longtemps consommée. Le droit peut être un instrument de déstabilisation des politiques iniques. Attirons l’attention sur nous en décidant des lieux et des modes de confrontation. Cette option pourrait prêter à rire mais n’oublions pas que les recours juridiques menés par Cédric Herrou ont aboutis à une décision du Conseil Constitutionnel de constitutionnalisation du principe de fraternité. Ce qui a permis de censurer toutes les lois relatives au « délit de solidarité » pour l’aide aux clandestins, en les qualifiant d’entrave au droit d’asile.

Il faut que nous soyons nombreu.ses.x à substituer l’action à l’expression si nous ne voulons pas des sacrifiés comme nos collègues de Poitiers (mise à pied, mutation, exclusion, rétrogradation). Aucune avancée sociale n’a été conquise sans que des risques soient pris collectivement. Jamais le pouvoir ne s’est rendu de lui-même. Pour gagner, il faut lui opposer une puissance équivalente.

Bien sûr, ce n’est pas une condition suffisante pour, à terme, changer ce que nous voudrions voir changer, mais une étape nécessaire. Pour que nous puissions créer ce que nous voulons voir advenir.

Que voulons-nous ?

Nous l’avons dit, l’école qui existait déjà avant la réforme et le covid n’était pas souhaitable. Il ne faut donc plus que nous demandions de revenir à un état des choses précédent dont personne ne veut. Cela fait longtemps que ce qui prime dans la casse de l’école, c’est une logique purement financière, qui ne se soucie pas des relations bonnes entre les êtres, ni de la formation de l’esprit critique ou de l’épanouissement. Cette « réforme » n’est pas un raté - suppression de postes, disparition des options « peu rentables », éclatement des équipes pédagogiques et des classes, renforcement des inégalités entre élèves et établissements, hyper-individualisation des parcours - mais la marche en avant du mode de gouvernance néolibéral qui ne cache qu’à moitié sa volonté que tout pourrisse.

L’imagination est une faculté politique. Il faut insuffler quelque chose de désirable pour lequel se battre. Et pas uniquement des revendications qui concernent notre statut ou notre salaire (bien qu’elles soient légitimes). Nous pouvons décider ensemble de ce à quoi devrait ressembler une école émancipée. Mais pour cela nous devons tendre vers l’autogestion et nous organiser nous-mêmes - sans les bureaucrates - avec les parents, enfants, AED, et tout le personnel, pour par exemple…

Revoir le temps scolaire en lieu et place de l’évaluation permanente ; penser aux liens entre la pratique et la théorie et ne plus séparer les deux au nom d’un dualisme attardé entre corps et esprit ; apprendre ce qu’est l’autonomie et l’entraide, pas pour que le groupe se substitue à la personne mais pour qu’il en révèle le plein potentiel ; revoir l’historiographie pour qu’une véritable histoire critique émerge ; consacrer la liberté pleine et entière des enseignants dans les savoirs et les expériences qui se dérouleront du début à la fin du cycle scolaire, à l’école et en-dehors ; gérer nous-mêmes notre budget ; laisser les élèves parler comme des égaux pour ce qui les concerne ; les accompagner dans le monde d’après, qui les attend au sortir du lycée ; réapprendre ce qu’est le domaine public, celui de la politique, et qu’il appartient d’abord à celles.ceux qu in’ont aucun titre à gouverner…

En droit, tout est possible. Certain.e.s nous prendront pour des naï.ve.f.s. Nous pensons au contraire que nous sommes réalistes. Celles.ceux qui croient que tout peut être détruit sans conséquences et sans fin sont les véritables rêveu.se.r.s Il n’est plus temps d’attendre mais d’agir. Usons de tous les moyens efficaces pour arriver à nos fins.

« Pour les uns, il [le syndicalisme] allait par de sages et prudentes réformes améliorer sans fracas l’état social. Pour les autres (les anarchistes syndicalistes) il était la première cellule de la société future, qu’il instaurerait un beau matin de grève générale. Il fallut déchanter beaucoup. On s’est aperçu — du moins ceux que l’illusion n’aveuglait pas — que les syndicats devenaient robustes et sages, perdaient envie de chambarder le monde. Que souvent ils finissaient par sombrer dans le légalisme et faire partie des rouages de la vieille société combattue ; que d’autres fois, ils n’arrivaient qu’à fonder des classes d’ouvriers avantagés, aussi conservateurs que les bourgeois tant honnis. »

L’Anarchie no 259, 24 mars 1910

Collectif Parrêsia

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