Ensemble mais séparément - Gil Bartholeyns

« Les hommes sont malades à cause des animaux, mais les animaux sont aussi malades des hommes. »

paru dans lundimatin#243, le 24 mai 2020

Gil Bartholeyns est historien à l’université de Lille, corédacteur en chef de la revue Techniques & Culture, auteur du roman Deux kilos deux (JC Lattès, 2019). Dans ce texte il rappelle le rôle des élevages dans le développement de maladies se transmettant des animaux à l’homme, mais aussi de bacteries pathogènes (résistantes aux antibiotiques). En ajoutant que dans ces conditions les hommes transmettent aussi des infections aux bêtes, il en appelle à « arrêter de manger des animaux » sauf à vouloir « courir le risque de mourir, et de faire mourir les autres ».

Comment en sommes-nous arrivés là : à perdre des parents, des collègues, à s’éviter, à suspecter une poignée de porte, à renoncer collectivement à ce qui fait depuis 200 ans le socle de nos sociétés – la liberté individuelle – et depuis plusieurs décennies en Europe – la liberté de mouvement ? Sous nos latitudes, le trafic aérien a chuté de 90 % au cours du mois de mars. La ville est une longue « journée sans voiture » depuis deux mois. Les ours s’aventurent dans les quartiers résidentiels, les manchots traversent la rue, les lions font la sieste sur le parcours de golf. Tout est inédit. Pourquoi vais-je peut-être mourir à mon tour, même en courbe descendance ? Le Sophiste dirait que cela n’arrive qu’aux autres, sauf quand c’est à soi. D’où vient que nous en sommes là ? Comment ne pas y retourner, encore et encore ?

C’est en plissant les yeux de dégoût que l’on évoque les marchés humides asiatiques et les marchés de brousse africains où l’on découpe des tortues vivantes au milieu des cages à oiseaux, des mains de singe et des sacs d’écailles de pangolin à 100 euros les cent grammes. Le Sars-cov-2 aurait émergé de ces ménageries, tout comme Ébola ou Nipah. Mais il y a aussi l’élevage. Si l’origine des zoonoses et des épizooties est toujours complexe, dans l’écrasante majorité des cas l’élevage est en cause. La grippe espagnole provient vraisemblablement des grandes basse-cours nord-américaines. Le virus H1N1 est directement issu d’une recombinaison au sein d’élevages de cochons, quelle que soit l’hypothèse de son l’origine, chinoise ou mexicaine. La grippe aviaire H5N1, qui représente un risque majeur de pandémie, est apparue dans de grands élevages de volaille, transmise en Europe et en Afrique par des œufs couvés en Turquie ou des poussins en provenance de Chine, frappant la faune sauvage tout au long des voies commerciales. La peste porcine de 2019 conduit à l’abattage de milliers de sangliers et de millions de cochons pour protéger les élevages et se diffuse par des viandes contaminées ou par l’intermédiaire d’ouvriers du secteur et d’animaux importés pour la chasse. Ce ne sont pas des accidents mais les événements d’un cycle systémique qui tend à s’aggraver. Parmi les quelques 300 maladies émergentes de ces soixante dernières années, 60 % d’entre elles sont des zoonoses, et le nombre d’épidémies a été multiplié par cinq dans le même temps.

Alors que faire ? S’agissant des animaux sauvages, il faut bien sûr interdire leur transport, leur vente et leur consommation. L’engouement pour les Nouveaux animaux de compagnie (les NAC), iguane, kakatoès ou opossum, n’est qu’un phénomène superfétatoire du brassage et de la présence d’espèces allogènes au cœur des villes. Plus profondément, il faut réinstaurer des espaces sans compagnie, décoloniser les écosystèmes déjà fracturés. En un mot, laisser chacun chez soi. Quant à l’élevage : il faut l’abolir. Car il est trop facile de fonder la raison pratique sur cette seule pandémie, de parler de mélange contre nature, de renvoyer l’autre à un menu dégénéré, jusqu’à inventer la soupe à la chauve-souris où elle trempe entière dans le bouillon. De réduire la Chine à des mangeurs de chiens. Il n’y a aucune différence entre un civet de lapin et un chat à la broche. Il est aussi trop simple de se réfugier derrière l’antibraconnage et la seule protection des espèces menacées d’extinction. Pourquoi ? D’abord parce que leur consommation ne représente qu’une part infime de ceux qui subissent des mauvais traitements. Ensuite parce qu’il faut redire que les pandémies, et non les moindres, ont leur origine dans les élevages, pas seulement intensifs ou industriels. Elles prennent force au sein d’exploitations où les animaux sont immunodéprimés et doivent faire face à des maladies qualifiées de systémiques par la législation.

Cela concerne les virus mais également les bactéries. Il y a un antibiotique qui s’appelle la colistine, il est administré quand plus aucun antibiotique n’est efficace et en dernier recours car il est toxique. En élevage, les antibiotiques sont donnés aux animaux (jusqu’en 2006 en Europe, mais ce n’est pas la norme mondiale) parce que ce sont de puissants agents de croissance. En 2015, des chercheurs découvrent des élevages de porcs chinois où l’antibiorésistance de la bactérie E. Coli à la colistine, déjà partout en augmentation, a franchi un seuil critique, en portant non plus sur le chromosome de la bactérie (limitant sa transmission à la reproduction de la cellule), mais sur un plasmide, molécule qui a la propriété de se transmettre rapidement entre espèces de bactéries.

La hantise économique des traités transatlantiques devrait se doubler d’une hantise sanitaire. Plus de 80 % des volailles nord-américaines sont porteuses d’E. Coli pathogènes, de salmonelles et de Campylobacters – en tout cas chaque fois qu’un organisme indépendant, ne craignant pas les menaces de mort, analyse des filets de poulets disponibles en grande surface. En cause, une triple contamination croisée : d’abord au sein des élevages non dépistés, depuis les œufs fécondés jusqu’à l’abattage ; puis par l’échaudage collectif (le bain pour être plumé facilement), et une dernière fois par immersion dans le bassin de refroidissement transformé en piscine fécale parce que l’éviscération n’est jamais parfaite. Or, si la situation en Belgique francophone par exemple est presque « pastorale » comparée aux conditions d’élevage de certains pays limitrophes, l’Europe vaut beaucoup mieux que les États-Unis, et les États-Unis valent mieux que le Brésil, et le Brésil mieux que la Chine... Dante a décrit neuf cercles pour l’enfer, il a dû en oublier quelques-uns au passage. Lorsqu’au début du XIXe siècle les tueries sont écartées des centres villes, ce n’est pas parce que les cris des bêtes sont devenus insupportables aux citadins mais pour des raisons prophylactiques, contre le va-et-vient incessant des animaux, les accidents, les rues cruentées, les suifs incendiaires. La contrepartie aura été l’oubli du bétail et, par concentration et intensification, la mise en place des conditions d’émergence de bombes sanitaires.

Ce qui est troublant, c’est l’échelle à laquelle l’histoire humaine se joue à présent. Ces êtres invisibles, qui sont bien plus nombreux que nous, qui vivent à nos côtés et en nous, à notre avantage le plus souvent – ces êtres nous forcent à voir que nos comportements culturels globaux ont d’immenses conséquences à l’échelle biologique, et que toutes les formes de vie sont touchées. Eux aussi subissent le saut d’espèce. Ils ne sont ni bons ni mauvais, ils ne veulent même pas tuer puisque leur existence dépend de la bonne santé de leur hôte. Richard Dawkins a dit que le gène était le grand gagnant et que la conscience, cet épiphénomène, n’était là que pour s’en émouvoir.

Les hommes sont malades à cause des animaux, mais les animaux sont aussi malades des hommes, et beaucoup. Les salmonelles nous intoxiquent mais la salmonellose est historiquement une maladie transmise par les hommes aux animaux domestiques, avant de devenir endémique dans les élevages. La « crise de la vache folle » est le scandale sanitaire emblématique de la fin du XXe siècle, et là encore tout commence par un mélange consternant et des conditions de vie non naturelles : on donne des farines de bovins à des bovins, et voilà qu’ils en meurent et qu’émerge une maladie fatale à l’homme.

Alors que faire ? Que demander ? L’anthropologue Frédéric Keck explique que l’Asie est en 2020 depuis le Sars de 2003 [1]. Et l’Europe, terre de l’histoire officielle du monde jusqu’il y a peu, de s’étonner : Nous aussi ? Oublieuse, dans sa trajectoire d’Empire, de la peste venue par la route de la soie, Florence ou Londres perdant une personne sur deux en un an. Les années 1300-1320 sont considérées à juste titre comme le point culminant d’une époque que Fernand Braudel a qualifiée de « Modernité première ». Elle était pleine à craquer, inflationniste, marchande comme jamais. La première mondialisation virale suivra pas à pas les fracas de l’impérialisme, et elle est avant tout intraspécifique : les hommes en déciment d’autres en entrant en contact les uns avec les autres ; l’anecdote d’Hernán Cortés offrant des couvertures imprégnées de variole et de typhus est tristement célèbre. À chaque fois, des barrières géographiques sont forcées et l’étanchéité des écosystèmes mise à mal, qui étaient la condition des équilibres biotiques.

Dans le récit biblique des origines composé par des hommes de culture sémitique entre l’Égypte et Babylone – premières terres d’agriculture et d’élevage – les êtres vivants ont été créés et vivent « chacun selon leur espèce ». C’est curieux mais profond. Certes, le principe s’accompagne de l’injonction désastreuse d’emplir la terre, de la soumettre et de dominer sur tous les animaux de la mer, du ciel et de la terre (Genèse 1, 28). Mais prenons-le momentanément comme une intuition de sage. On voit alors qu’il se retrouve formulé ou pratiqué un peu partout. En Amazonie, les populations des forêts se tiennent à distance de la chauve-souris et de l’homme blanc [2] et observent tout un ensemble de mesures qui relèvent en fin de compte d’une écosophie contre la dislocation et la porosité des habitats.

Alors que faire ? Quoi exiger ? Sinon un moratoire des produits animaux. Sinon la création d’une juridiction pour juger les crimes d’écocide ou, comme certains le préconisent, de faire du crime environnemental et, plus avant, du crime contre la vie une compétence de la Cour pénale internationale. Il n’est même plus question de savoir si l’on est spéciste ou animaliste. L’humanisme contemporain est un humanitarisme pour tous. « Les droits de l’humanité, écrivait Claude Lévi-Strauss en 1983, cessent au moment précis où leur exercice met en péril l’existence d’une autre espèce. Le droit à la vie [...] peut seul être dit imprescriptible », et ce droit est « un droit de l’environnement sur l’homme, et non un droit de l’homme sur l’environnement » [3]. La viande, c’est peut-être bon, c’est peut-être enraciné dans la culture, dans la famille. C’est peut-être une revendication (« parce que c’est dans notre nature »), ou la preuve que l’on domine en effet la chaîne trophique et que l’on a gagné. Mais il faut arrêter de manger des animaux – ou courir le risque de mourir, et de faire mourir les autres. Le sens des actions à mener envers les animaux et pour réparer le monde se résume à ces mots : ensemble mais séparément. N’est-il pas éloquent que la nouvelle émoticône de Facebook, un smiley serrant un cœur, apparue le 17 avril pour que chacun puisse exprimer sa solidarité, ait été présenté à ses utilisateurs par ces mots : « séparés, mais ensemble » ?

Gil Bartholeyns

Photo : Anna Ayvazyan, Nara, Japon. Image de 2013, abondamment reprise pour illustrer ce qui serait un "retour de la faune sauvage" dans les villes.

[1Frédéric Keck, Avian Reservoirs, Duke University Press, 2020 ; Les sentinelles des pandémies, Zones Sensibles, 2020, disponible dès que la chaîne du livre se remettra en marche.

[2Els Lagrou, « Nisun  : A vingança do povo morcego e o que ele pode nos ensinar sobre o novo coronavírus », BVPShttps://jornalistaslivres.org/nisun-a-vinganca-do-povo-morcego-e-o-que-ele-pode-nos-ensinar-sobre-o-novo-coronavirus/

[3Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983 p. 374-375.

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