En attendant le 10 septembre : une miraculeuse exception

« C’est précisément le renvoi explicite à une attente imprévue qui constitue le point d’honneur de toute théorie politique refusant la bienveillance du souverain. »

Paolo Virno

paru dans lundimatin#486, le 2 septembre 2025

En 1991, Paolo Virno - philosophe et linguiste, professeur à l’université de Rome, animateur de la revue Luogo Comune et, soit dit en passant, ancien membre présumé des Brigades Rouges, ex-captif d’État et penseur opéraïste - publia Mondanità. L’idea di « mondo » tra esperienza sensibile e sfera pubblica. L’ouvrage, réédité aux Éditions de l’Éclat et traduit en français sous le titre Miracle, virtuosité et "déjà vu". Trois essais sur l’idée de "monde" par Michel Valenti en 1996, contient un texte intitulé Virtuosité et Révolution dont la splendeur hypnotique, trente ans après, ne s’est pas dissipée. Le livre étant en libre accès ici, nous nous permettons, dans le contexte de l’attente du 10 septembre 2025, d’en republier un extrait. À lire jusqu’à la fin.

[...]

6.2. La démocratie de la Multitude prend au sérieux le diagnostic que proposa, non sans quelque amertume, Carl Schmitt dans les dernières années de sa vie : « L’ère de l’État est à son déclin [...]. L’État, modèle de l’unité politique, et investi d’un monopole étonnant entre tous, celui de la décision politique, est détrôné. » Avec un additif d’importance : le monopole de la décision n’est véritablement soustrait à l’État qu’à la seule condition qu’il cesse une fois pour toutes d’être un monopole. La sphère publique de l’Intellect, c’est-à-dire la « république de la multitude », est une force centrifuge  : elle exclut non seulement la permanence, mais aussi la reconstitution, sous quelque forme que ce soit, d’un « corps politique » unitaire. La conspiration républicaine, pour donner une suite durable à l’impulsion antimonopoliste, s’incarne dans ces organismes démocratiques qui, étant non représentatifs, empêchent justement toute répétition de l’« unité politique ».

Le mépris de Hobbes pour les « systèmes politiques irréguliers » est bien connu. Leur caractéristique la plus gênante est d’abriter la Multitude au sein du Peuple : « Rien d’autre que ligues ou quelquefois de simples regroupements de personnes, privées d’une union finalisée en vue de quelque dessein particulier ou déterminée par des obligations réciproques. » Eh bien, la République de la Multitude consiste précisément en structures de ce genre : ligues, conseils, soviets. À la seule différence qu’il ne s’agit certainement pas de regroupements éphémères dont le développement ne perturbe nullement les rites de la souveraineté, contrairement au jugement malveillant de Hobbes. Les ligues, les conseils, les soviets – en somme les organes de la démocratie non représentative – confèrent plutôt une expression politique à l’action-de-concert qui, ayant pour trame le general intellect, jouit toujours plus d’une publicité très différente de celle qui est concentrée dans la personne du souverain. La sphère publique que dessinent les « rassemblements » débarrassés des « obligations réciproques » détermine la solitude du roi, c’est-à-dire réduit la Compagnie de l’État à une bande de banlieue des plus fermées, imbue de pouvoir mais marginale.

Les soviets de la Multitude entrent en conflit avec l’appareil administratif de l’État, afin d’en consumer les prérogatives et d’en absorber les compétences. Ils traduisent en praxis républicaine, c’est-à-dire en attention aux affaires communes, ces mêmes ressources de base – savoir, communication, rapport avec la « présence d’autrui » – qui tiennent boutique dans la production postfordiste. Ils libèrent la coopération virtuose des liens actuels avec le travail salarié, montrant par des actions positives à quel point l’une excède et contredit l’autre.

À la représentation et à la délégation, les Soviets opposent un style opérationnel bien plus complexe, concentré sur l’Exemple et sur la reproductibilité politique. Est exemplaire l’initiative pratique qui, en montrant dans un cas particulier l’alliance possible entre general intellect et République, acquiert l’autorité du prototype et non la normativité de l’ordre. À propos de la distribution du revenu ou de l’organisation scolaire, du fonctionnement des médias ou de l’agencement urbain, les soviets élaborent des actions paradigmatiques, capables de révéler un nouvel agencement des savoirs, des propensions éthiques, des techniques et des désirs. L’exemple n’est pas l’application empirique d’un concept universel, mais la singularité et le caractère accompli que, d’ordinaire, en parlant de la « vie de l’esprit », nous attribuons à une idée. C’est en somme une « espèce » constituée d’un seul individu. Par ce fait, l’Exemple peut être politiquement reproduit, mais jamais intégré dans un « programme général » omnivore.

 

7. Droit de résistance.

L’atrophie de l’action politique a pour corollaire la conviction qu’il n’y a plus d’« ennemi », mais simplement des interlocuteurs incohérents, séduits par l’équivoque et non encore éclairés. L’abandon de la notion d’« inimitié », jugée trop forte et en tout cas déplacée, trahit un optimisme considérable. On considère « qu’il faut nager dans le sens du courant » (c’est le reproche que faisait Walter Benjamin à la social-démocratie allemande dans les années trente), et peu importe si le « courant » bienveillant prend des noms différents : le progrès, le développement des forces productives, l’identification d’une forme de vie qui échappe à l’inauthenticité, le general intellect. Naturellement, la possibilité de ne pas parvenir à nager du tout, c’est-à-dire de ne pas savoir définir en termes clairs et distincts en quoi consiste la politique adéquate pour notre temps, peut être prise en considération. Toutefois, cette précaution n’élimine pas, mais corrobore la persuasion fondamentale : pour autant que l’on veuille bien apprendre à « nager », donc pour autant que l’on pense bel et bien à la liberté possible, le « courant » nous poussera irrésistiblement en avant. On ne tient nullement compte, au contraire, de l’interdiction que les institutions, les intérêts, les forces matérielles opposent au nageur averti ; on ignore précisément la catastrophe qui frappe souvent et seulement celui qui a vu juste. Mais il y a pis : celui qui ne se préoccupe pas de définir la nature spécifique de l’ennemi, ni les lieux dans lesquels s’ancre son pouvoir et les liens de plus en plus serrés qu’il impose, n’est pas véritablement en mesure d’indiquer l’instance positive pour laquelle il faut se battre, le mode d’être alternatif qui mérite qu’on espère.

La théorie de l’Exode redonne toute sa prégnance au concept d’« inimitié », tout en soulignant ses traits caractéristiques, alors que « l’ère de l’État est à son déclin ». Comment se manifeste le rapport ami/ennemi pour la Multitude postfordiste, qui, si elle tend certainement à désagréger le « suprême empire », n’est pas pour autant disposée à devenir à son tour État ?

 

7.1. Il faut reconnaître, en premier lieu, un changement dans la géométrie de l’hostilité. L’« ennemi » n’apparaît plus comme la droite parallèle, ou l’interface spéculaire qui s’oppose point par point à la tranchée ou aux casemates occupées par les « amis », mais comme le segment qui croise en plusieurs endroits une ligne de fuite sinusoïdale. Ce qui donne lieu, surtout parce que les amis désertent les positions prévisibles, à une séquence de défections constructives. En termes militaires, l’« ennemi » contemporain ne cesse d’imiter l’armée du pharaon : il pourchasse les fuyards, les déserteurs, mais ne parvient jamais à les précéder ou à les affronter. Or, le fait même que l’hostilité devient asymétrique, oblige à attribuer un statut autonome au concept d’« amitié », l’affranchissant de celui, subalterne et parasite, que lui confère Carl Schmitt. Loin de n’avoir pour seule caractéristique que celle de partager le même ennemi, l’ami est défini par les relations de solidarité qui s’établissent au cours de la fuite, par la nécessité d’inventer ensemble des opportunités jusqu’alors non comptabilisées, par la participation commune à la République. L’« amitié » a toujours une extension plus ample du « front » le long duquel le pharaon multiplie ses coups de force. Mais cette extension n’implique nullement une douce indifférence sur la ligne de feu. Au contraire, l’asymétrie permet de prendre à revers l’« ennemi », en le trompant et en aveuglant celui qui veut se perdre.

En second lieu, il faut définir avec la plus grande précision quelle est, aujourd’hui, la gradation de l’hostilité. Pour obtenir un effet de contraste, la distinction proverbiale que fait Schmitt entre inimitié relative et inimitié absolue nous sera utile. Au xviiie siècle, les guerres européennes entre états furent circonscrites et réglées par des critères agonistiques, selon lesquels chaque belligérant reconnaissait l’autre comme le titulaire légitime de la souveraineté, et donc comme un sujet de prérogatives semblables. Heureux temps, dit Schmitt, mais irrévocablement passés. Dans notre siècle, les révolutions prolétariennes ont lâché le frein de l’hostilité, élevant la guerre civile au rang de modèle implicite de tout conflit. Lorsque la mise en jeu est le pouvoir d’état, c’est-à-dire la souveraineté, l’inimitié devient absolue. Mais l’« échelle de Richter » élaborée par Schmitt est-elle encore valable ? Il y a de fortes raisons d’en douter, dans la mesure où elle ignore le mouvement tellurique vraiment décisif : un genre d’hostilité qui n’aspire pas à assurer à de nouvelles mains le monopole de la décision politique, mais qui en revendique l’abrogation.

Le modèle de l’inimitié « absolue » est caduc, non pas parce qu’il est extrêmiste ou cruel, mais, paradoxalement parce qu’il est bien trop peu radical. La Multitude républicaine, en effet, tend à détruire ce qui constitue le prix convoité du vainqueur. La guerre civile convient parfaitement aux vengeances ethniques, dans lesquelles on décide encore de qui sera le souverain, mais elle semble tout à fait incongrue aux conflits qui, en minant l’ordre économico-juridique de l’État capitaliste, révoquent la souveraineté comme telle. Les différentes « minorités agissantes » multiplient les centres non étatiques de décision politique, sans pour autant projeter la formation d’une nouvelle volonté générale (et même en la destituant de tout fondement). Ceci comporte la priorité établie d’un état intermédiaire entre guerre et paix. Si, pour se garantir « le plus extraordinaire de tous les monopoles », le conflit ne prévoit d’autre conclusion qu’une victoire absolue ou une défaite absolue, inversement, l’instance de plus grande radicalité, c’est-à-dire celle antimonopole, alterne la rupture avec la tractation, l’intransigeance n’excluant aucun moyen avec le compromis nécessaire pour découper des zones franches et des cadres neutres. Ni « relative » au sens du jus publicum europaeum qui jadis tempéra les conflits entre les Etats souverains, ni « absolue » à la manière des guerres civiles, l’inimitié de la Multitude peut se dire tout au plus réactive de manière illimitée.

 

7.2. La nouvelle géométrie et la nouvelle gradation de l’hostilité, loin d’inciter à l’inaction, exigent une très précise redéfinition du rôle tenu par la violence dans l’action politique. Puisque l’Exode est une soustraction entreprenante, le recours à la force ne sera plus mesuré à l’aune de la conquête du pouvoir d’État dans le pays du pharaon, mais à celle de la sauvegarde des formes de vie et des relations communautaires expérimentées tout au long du chemin. Ce sont les œuvres de l’amitié qui méritent d’être défendues coûte que coûte. La violence n’est pas tendue vers des lendemains qui chantent, mais elle assure respect et persistance à ce qui a été entrepris hier. Elle n’innove pas, mais prolonge quelque chose qui est déjà là : expressions autonomes de l’« action-de-concert » fondée sur le general intellect, organismes de démocratie non représentative, formes d’assistance et de protection réciproques (de welfare, en somme) sorties en dehors et contre l’administration de l’État. Il s’agit donc d’une violence conservatrice.

Il est une catégorie politique prémoderne qui s’adapte parfaitement aux conflits extrêmes de la métropole postfordiste : le jus resistentiae, le « droit de résistance ». Par une telle expression, on n’entendait certes pas la simple faculté de réagir en cas d’agression. Mais pas non plus un soulèvement général contre le pouvoir constitué : la différence par rapport à la seditio et à la rebellio est nette. Le « droit de résistance » a une signification très spécifique et très subtile. Il permet l’exercice de la violence chaque fois qu’une corporation d’artisans, ou toute la communauté, ou même les différents individus, considèrent que certaines de leurs prérogatives positives, acquises de fait ou admises par tradition, sont altérées par le pouvoir central. Le point fort réside, donc, dans le fait de préserver une transformation déjà advenue, de sanctionner un comportement commun déjà attesté. Étroitement lié à la Désobéissance radicale et à la vertu de l’intempérance, le jus resistentiae résonne aujourd’hui comme l’expression ultime et la plus à jour sur le thème de la légalité ou de l’illégalité. La fondation de la République, si elle écarte la perspective de la guerre civile, suppose pourtant un droit de résistance illimité.

 

8. Attendu imprévu.

Travail, Action, Intellect : sur le modèle d’une tradition qui remonte à Aristote et qui fut valable encore comme common sense pour la génération qui eut accès à la politique dans les années soixante, Hannah Arendt établit une séparation nette entre ces trois sphères de l’expérience humaine, en montrant leur incommensurabilité réciproque. Bien qu’adjacents et même se superposant, ces différents cadres sont essentiellement non reliés. Ils s’excluent même l’un l’autre : si on fait de la politique, on ne produit pas et on ne se consacre pas à la contemplation intellectuelle ; quand on travaille, on n’agit pas politiquement en s’exposant à la présence des autres, et on ne participe pas à la « vie de l’esprit » ; celui qui se consacre à la réflexion pure se soustrait provisoirement du monde des apparences et donc ni n’agit, ni ne produit. Chacun son lot, semble dire l’auteur de la Vie active, et chacun pour soi. Pourtant, alors qu’elle revendique avec une passion admirable la valeur spécifique de l’Action politique, se battant contre sa récupération dans la société de masse, Arendt suppose préalablement que les deux autres sphères fondamentales, Travail et Intellect, sont restées inchangées sur le plan de leur structure qualitative. Certes, le travail s’est étendu outre mesure ; certes, la pensée connaît une situation de pénurie et d’échec : mais il ne s’agit que d’un simple changement organique avec la nature, un métabolisme social, une production de nouveaux objets, et c’est encore une activité solitaire, étrangère en soi à l’attention portée aux affaires communes.

Il apparaît évidemment que ce que nous avons voulu développer ici s’oppose radicalement au schéma conceptuel proposé par Arendt et à la tradition dont elle s’inspire. Récapitulons brièvement. La décadence de l’Action politique dépend des modifications qualitatives intervenues tant dans la sphère du travail que dans celle de l’intellect, dès lors que l’on a établi une intimité étroite entre l’une et l’autre. Lié au travail, l’Intellect (comme aptitude ou faculté, et non pas en tant que répertoire de connaissances spéciales) devient public, apparent, mondain, c’est-à-dire que sa nature de ressource partagée ou de bien commun passe au premier plan. Réciproquement, quand la puissance du general intellect constitue le « maître pilier de la production sociale », le Travail prend l’aspect d’une activité-sans-œuvre, ressemblant en tout point à ces exécutions de virtuose fondées sur une relation nécessaire avec la « présence d’autrui ». Mais qu’est-ce que la virtuosité, sinon le trait caractéristique de l’action politique ? Il faut conclure, pourtant, que la production postfordiste a absorbé en soi les modalités typiques de l’Action et, de fait, en a décrété l’éclipse. Naturellement, cette métamorphose n’a rien d’une émancipation : dans le cadre du travail salarié, la relation virtuose avec la présence d’autrui se traduit en dépendance personnelle ; l’activité sans œuvre, qui rappelle de près la pratique politique, est réduite à une prestation servile des plus moderne.

Dans la seconde partie de cet essai, nous avons soutenu que l’Action politique est rachetée lorsqu’elle s’allie à l’Intellect public (lorsque, donc, un tel Intellect est séparé du travail salarié et, même, en entreprend la critique avec la délicatesse d’un acide corrosif). L’Action consiste, enfin, dans le fait d’articuler le general intellect avec la sphère publique non étatique, le cadre des affaires communes, la République. L’Exode, dans le cours duquel se réalise la nouvelle alliance entre Intellect et Action a certaines étoiles fixes dans son ciel : Désobéissance radicale, Intempérance, Multitude, Soviet, Exemple, Droit de résistance. Ces catégories désignent une théorie politique à venir qui saurait affronter la crise européenne de notre fin de siècle, en proposant une solution radicalement antihobbesienne.

 
8.1. L’Action politique, affirme Arendt, est un nouveau commencement qui interrompt et contredit des processus automatiques désormais consolidés. L’Action tient, donc, d’une certaine manière, du miracle, puisque, tout comme celui-ci, elle est inattendue et surprenante. Aussi, pour conclure, faut-il maintenant se demander si le thème du Miracle n’appartient pas à la théorie de l’Exode, quant au reste inconciliable avec la position arendtienne.

Il s’agit, bien entendu, d’un thème récurrent dans la grande pensée politique, et surtout dans la pensée réactionnaire. Pour Hobbes, c’est le souverain qui décide quels événements méritent le statut de miracle, c’est-à-dire transcendent les règles ordinaires. Inversement, les miracles cessent aussitôt que le souverain les interdit. Schmitt se place sur la même ligne, comme on le sait, quand il identifie le noyau du pouvoir dans la faculté de proclamer l’état d’exception en suspendant l’ordre constitutionnel : « L’état d’exception a pour la jurisprudence une signification analogue au miracle pour la théologie. » Le radicalisme démocratique de Spinoza réfute, au contraire, la valeur théologico-politique de l’exception miraculeuse. Il y a toutefois un aspect ambivalent dans son argumentation. En effet, selon Spinoza, le miracle, à la différence des lois universelles de la nature avec lesquelles Dieu se confond, exprime seulement un « pouvoir limité », c’est-à-dire qu’il est quelque chose de spécifiquement humain : plutôt que de consolider la foi, il nous fait « douter de Dieu et de toute chose », nous prédisposant ainsi à l’athéisme. Mais ne sont-ce pas justement – puissance seulement humaine, doute radical sur le pouvoir constitué, athéisme politique – quelques-uns des caractères qui définissent l’Action antiétatique de la Multitude ?

D’un point de vue général, le fait que Hobbes et Schmitt réservent le miracle au souverain ne dépose d’aucune manière contre la connexion entre Action et Miracle et, d’une certaine manière, la confirme même ; pour ces auteurs, en effet, seul le souverain agit politiquement. Le point ne consiste donc pas à nier l’importance de l’état d’exception au nom d’une critique de la souveraineté, mais à comprendre quelle forme il peut assumer une fois que l’Action politique est passée dans les mains de la Multitude. Insurrection, désertion, invention de nouveaux organismes démocratiques, application du principe du tertium datur ; tels sont les Miracles de la multitude, qui ne cessent pas quand le souverain les interdit.

Au contraire de ce que pense Arendt, l’exception miraculeuse n’est pas, pour autant, un événement ineffable, sans racines, absolument impondérable. Dans la mesure où il surgit à l’intérieur du champ magnétique défini par les relations changeantes de l’Action avec le Travail et l’Intellect, le Miracle est plutôt une attente imprévue. Comme il advient dans tout oximoron, les deux termes sont en tension réciproque, mais ne peuvent être disjoints. S’il ne s’agissait que d’un imprévu salvateur, ou seulement d’une attente clairvoyante, on aurait affaire, respectivement à la plus insignifiante causalité ou à un calcul banal du rapport entre moyens et fins. Au contraire, il s’agit d’une exception qui surprend particulièrement celui qui l’attendait ; il s’agit d’une anomalie si précise et puissante qu’elle met hors jeu la boussole conceptuelle qui en avait pourtant signalé le lieu de surgissement ; d’un désaccord entre causes et effets dont on peut toujours saisir la cause, sans que l’effet novateur ne s’avère pour autant.

Enfin, c’est précisément le renvoi explicite à une attente imprévue, c’est-à-dire l’exhibition d’un inachèvement nécessaire, qui constitue le point d’honneur de toute théorie politique qui refuse la bienveillance du souverain.

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