Émeute :

résurgence de la vie unanime ?

paru dans lundimatin#392, le 4 août 2023

« Il n’y a rien. / Pourtant tout le long d’eux, tout le long du trottoir, / Quelque chose s’est mis à exister soudain [1]. »

En 1908, Jules Romains compose ce poème qui s’étire en récit qu’est La Vie unanime. Là, il relate le cheminement houleux de la société vers cette solidarité qui s’effectue dans les soubresauts du XXe siècle naissant. Alors que l’individualisme conjugué aux inégalités et injustices du « progrès » sont des réalités particulièrement sensibles en ville, Jules Romains a une intuition : la « foule » dans la rue n’est pas un amas d’individus mais un être vivant, qui peut agir, s’émouvoir et penser en commun.

« Le passant, là-bas, sur le trottoir, […] / il n’est pas ailleurs / Qu’en moi ; et ses mouvements me sont intérieurs. / Et moi je suis en lui. / Le même élan nous pousse. / Chaque geste qu’il fait me donne une secousse. »

Quand les nouvelles formes d’union dans la révolte sont jugées illégitimes par un chef d’État qui a recours à la dangereuse « psychologie des foules » de Gustave Le Bon ; je réponds avec Jules Romains par l’« âme collective » de la ville, entité organique dont l’organisation serait redoutable. Une réponse qui désamorce la condescendance en proposant non pas une « foule » nihiliste mais une « foule [qui] rêve d’être un village au soleil », c’est-à-dire une convergence d’individus qui se forment en Cité.

L’étape suivante, dont Jules Romains ne propose qu’une esquisse, serait de formuler l’âme étendue qui joint la ville à la ruralité : du soulèvement des quartiers aux soulèvements de la terre. Deux faces d’une même insurrection, d’une même responsabilité collective dont un peuple s’autosaisit. Deux rythmes qui demandent à s’accorder, à résonner.

« Elle ne veut pas d’idées fixes, / Ses groupes aujourd’hui ne sont / Que des accords qui se bousculent / Et qui se déforment l’un l’autre. / Aucun ne vibre isolément, / Ce n’est pas en eux qu’ils existent, / Ils sont faits de souples destins / Qui courent, évoluent et s’approchent parfois / Chantent ensemble, se prolongent et s’enfuient, / Après qu’ils ont noué fragilement leurs doigts. »

Dans Les sentiments unanimes et la poésie [2], Jules Romains écrit : « … Le théâtre, la rue, en eux-mêmes sont, chacun, un tout réel, vivant, doué d’une exigence globale et de sentiments unanimes. » C’est cette exigence globale de dignité, de reconnaissance et de justice qui s’est manifestée lors des « nuits d’émeutes », – ou plutôt des nuits unanimes – que nous avons vécues.

Unanimes parce qu’elles ont affirmé des dynamismes collectifs, desquels surgissent la révolte au nom de cette égalité réelle, antithèse de l’assimilation à une République qui méconnaît sa propre diversité. L’unanimisme est un humanisme. Mais il diffère des -ismes classiques qui cloisonnent le corps et la pensée. C’est bien plutôt un isthme qui relie des vivants à un milieu vivant lui aussi : « Mon corps est le frémissement de la cité ».

Lisant Romains, je me suis rendu compte que moi aussi, « je suis un peu d’unanime qui s’attendrit ». Face aux mères des jeunes que l’on assassine, face aux copains qui assistent impuissants aux camarades traqués et matraqués, face à l’innocence des enfants qui voient rouler sans comprendre des lacrymogènes à leurs pieds… Oui, je me suis compte qu’être unanime, c’est avoir la tendresse suffisante pour être tout cela à la fois, sans pour autant cesser d’être soi. C’est ce qu’écrit Michel Décaudin dans sa préface au recueil de Romains :

« Expériences de l’unanime se juxtaposant, s’emboîtant les unes aux autres […]. L’individu cherche, se cherche. Il sent vaguement quelque chose qui l’investit. […] L’individu surmonte ce désir de réalisation de soi dans la solitude, sa conscience devient conscience de l’unanime, besoin d’amour ; il peut dire à nouveau : ’Unanime, je t’aime’. Il est un double nous : nous des cellules qui le composent, nous des autres qui, avec lui, se perdent dans le moi de la ville [3]. »

Ce nous perdu est peut-être ce qui s’est retrouvé, brièvement, dans le moi de l’émeute. La lecture unanimiste apporte la révélation de ce nous et permet de dépasser l’accusation d’animalité contenue dans la qualification d’émeute qui laisse entendre la « meute » et suggère en fait une sauvagerie que les plus éhontés nomment « décivilisation ». Ce dont il est question pour Jules Romains, c’est de contrer cette réfutation ad hominem, cette négation de l’humanité des révoltés, en dessinant le visage humain du collectif :

« Ceux qui vont dans la rue, et ceux qui s’emprisonnent / Avec le feu du poêle et le tic tac de l’heure, / La porte close, le rideau sur la fenêtre, / Sont libres presque et son encore une personne. »

Pour être plus que presque libres, un seuil est encore à franchir :

« Les passants courent du même sens, / Et, dénouant les carrefours neutres. / Redressent les boulevards tordus ; / Pour que, de moins en moins divergentes, / Malgré les murs, malgré les charpentes, / Les innombrables forces confluent, / Et que brusquement l’élan total / Mette en marche toutes les maisons. »

Dénouer les carrefours, apprendre à courir « du même sens », sommes-nous là aux prémices de l’intersectionnalité ? En tous cas, Jules Romains invite à penser et créer le croisement. L’unanimisme est d’abord une posture d’humilité : il demande d’entendre que l’on n’a jamais les clefs pour tout comprendre, tout entreprendre seul.

« Les yeux d’hommes cherchent les yeux de femmes, / Ils ont une seconde pour lancer / Un pont de regards entre les pensées. »

Lorsque le poème entraîne toutes les parties prenantes de la ville dans un même élan, il prend en compte toutes les expériences, sans hiérarchie. Il établit un « pont de regards » entre toutes les vies. C’est ainsi qu’il devient unanime.

Jules Romains ne prétend pas pour autant pouvoir se mettre à la place de, ni même parler pour cette multitude. Il ranime quelque chose qui appelait à se rallier dans un même mouvement, en partant du principe que pour passer à l’action, ce n’est pas en surplomb qu’il faut se placer, mais à l’intersection. Ce positionnement va de pair avec la conscience des limites de l’expérience de décentrement :

« Je ne suis pas mauvais, moi. La toux d’un passant / M’émeut, et j’ai pitié des enfants et des vieilles. / Mais je suis bon avec mes yeux et mes oreilles. / Avec mes os, avec les muscles de mon corps. / Cela ne me fait rien que mille hommes soient morts. / Puisque je n’entends pas le canon qui les tue ! »

Prendre au sérieux les expériences des quartiers, ce n’est pas avoir la prétention de pouvoir la partager en totalité, mais c’est se sentir pleinement concerné, même si ce sont des réalités très éloignées de celles qui nous sont propres. C’est savoir qu’elles sont réelles. Car quelle que soit son origine, toute inégalité, toute injustice, est un problème pour notre vie commune.

« Ce soir la ville sait que le monde est réel. »

Exprimer la vie unanime, c’est reconnaître l’individualité des divers groupes humains, accueillir le « sentiment de la vie qui nous entoure et nous dépasse [4] » et réaliser que cela n’a pas de sens de hiérarchiser les luttes une fois pour toute, de croire qu’il suffirait de régler une injustice pour que toutes disparaissent. Ce n’est pas un aplanissement, c’est plutôt un attendrissement qui permet de ménager en soi-même la place nécessaire pour comprendre l’autre, c’est-à-dire le contenir en soi. Pour Jules Romains, la ville est l’espace de cette compréhension.

« La ville aurait envie de jaillir comme un feu / D’artifice, un grand peuple insurgé d’étincelles. »

Le rôle du poète est aussi de veiller à ce que la force de la colère ne soit pas diluée dans une violence stérile : « Servir de bonde à toute la ville / Et ne pas éclater jusqu’au ciel ! ». Parce que c’est avant tout dans un pacifisme acharné que s’écrit – se crée La Vie Unanime.

Entendons-nous bien : pacifiste ne signifie pas pacifié, comme on le disait pour parler pudiquement de la répression brutale dans les colonies rebelles. Ici, pacifiste veut dire prendre garde à ne pas se laisser duper par les logiques guerrières qui nous réduisent à être des damnés de la terre. Rompre le cycle de la violence, de cette damnation par la guerre, ce n’est pas rendre les armes. Le pacifisme de Romains est en révolution permanente, comme la terre sur laquelle nous sommes :

« Tu tourneras deux fois, tu tourneras trois fois. / Avec la terre et nous dans le creux de ta fronde, / Et tu te détendras soudain, ô nébuleuse. / Pour lancer la terre unanime au front du monde »

Certes, parfois, emporté par l’ivresse de ne faire qu’un, il arrive de se perdre et cet unanimisme est toujours menacé de sombrer dans le totalitarisme donc la violence contre tout ce qui ne fait pas corps. Mais pour Romains, c’est un risque à prendre, car laisser le collectif passer « avant moi » est une expérience nécessaire pour atteindre le « moi en révolte » qui prend sa place dans le nous sans s’y confondre.

« Nous sommes de la terre en tas qui se craquelé. / Et d’où monte, à travers les mottes, vers le ciel, / La conscience de la ville. / Nous en avons assez d’être de simples hommes, / Des égoïstes nains qui se gonflent en cloques / Sur un membre de l’univers. / Maintenant le désir nous a pris d’être énormes : / L’infini de notre âme est encore une borne / Que nous sautons. »

Si l’unanimisme exprime une générosité, une jeunesse débordante d’optimisme et d’enthousiasme, il n’en est pas moins hanté par l’angoisse d’être happé par le confort du conformisme et rattrapé par l’aliénation. Dans « Un jour », à la fin du recueil, cette crainte est palpable :

« Nous serons un jour des rouages / Qui ne songeront qu’à bien faire / Nous serons en cuivre et en fer, / Mais pas en âme. / Nous transmettrons exactement / La force qu’on nous confiera. »

C’est sans doute ce qui rend nécessaire de relire aujourd’hui les tentatives unanimistes des poètes de l’Abbaye [5]. Pour ne pas se laisser encercler par les mots qui divisent, nous devons entretenir la présence d’une poésie attentive aux rapports sociaux et capable de dire l’individuel et le collectif, dans l’espace public.

Une poésie qui rappelle que nous ne sommes pas distraits, nous sommes la « conscience qui devient ».

Nous ne sommes pas qu’un peuple qui s’émeut, nous sommes la pensée qui se meut.

Nous ne sommes pas la foule sans projet, nous sommes unanimes sur le fait qu’« II faudra bien qu’un jour on soit l’humanité ».

Loan Diaz
Photo : Serge D’ignazio

[1Sauf mention contraire, tous les extraits de poème cités sont extraits du recueil de Jules Romain, La Vie unanime. Poèmes 1904-1907. Collection Poésie/Gallimard (n° 174), Paris, Gallimard, 1983.

[2Article paru dans la revue Le Penseur, 1905.

[3Extrait de la préface de Michel Décaudin, dans La Vie unanime. Poèmes 1904-1907. Collection Poésie/Gallimard (n° 174), Paris, Gallimard, 1983.

[4Jules Romains dans H. Clouard, Histoire de la littérature française du symbolisme à nos jours, t. 1, 1952, p.549.

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