Election, race et cabale

Par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#102, le 4 mai 2017

« Ainsi parle celui qui a le glaive acéré à deux tranchants… » (Évangile. Apocalypse, 2, 12)

Guerre et Paix, le roman de Tolstoï, a pour toile de fond le rationalisme napoléonien entré en conquérant sur les terres de la sainte Russie. Le haut-commandement de l’armée russe est, comme la noblesse, en fuite. Le comte Pierre Bésouhoff, enfant illégitime de la noblesse, embrasse la cause des partisans, ces paysans russes qui brûlent leurs récoltes, affament et agacent l’impériale armée française. Et il se prend à rêver d’un acte unique, sublime, mystique : frapper la tête du Léviathan. L’idée lui est venue à la suite d’une sorte de déchiffrement cabalistique :

Un de ses frères maçons lui avait dévoilé la prophétie suivante concernant Napoléon. Au chapitre treizième de l’Apocalypse, verset dix-huitième, il est dit : « C’est ici la sagesse ! Que celui qui a de l’intelligence compte le nombre de la bête ; car c’est un nombre d’homme et ce nombre est six cent soixante-six ». Au même chapitre, verset cinquième : « Et il lui fut donné une bouche proférant des paroles arrogantes et blasphématoires, et il lui fut donné pouvoir d’agir pendant quarante-deux mois ». En transposant en lettres françaises la numération hébraïque, où les dix premières lettres de l’alphabet représentent la suite des unités et les suivantes celle des dizaines, on obtient le tableau suivant : a:1 / b:2 / c:3 / (…) / k : 10 / l:20 / m:30 / (…) / s:90 / t:100 / u:110 / (…) / z:160. Si l’on écrit en chiffres, d’après cet alphabet, les mots : l’empereur Napoléon, la somme de tous ces chiffres donne exactement 666 ; d’après cela, c’est Napoléon qui est la bête prédite dans l’Apocalypse. D’autre part, en écrivant, d’après le même alphabet, le mot quarante-deux, c’est-à-dire la limite assignée à la bête pour « proférer des paroles arrogantes et blasphématoires », le total des chiffres est de nouveau 666 ; la limite de la puissance de Napoléon sera donc l’année 1812, durant laquelle il a atteint quarante-deux ans. Cette prophétie avait beaucoup frappé Pierre. Il se demandait bien souvent qui mettrait un terme à la puissance de la bête, autrement dit de Napoléon ; au moyen de la même énumération il s’ingéniait à trouver une réponse à la question. Il essaya d’abord la combinaison : l’empereur Alexandre ? puis : la nation russe ? Mais le total était supérieur ou inférieur à 666. Il eut un jour l’idée d’inscrire son nom : Comte Pierre Bésouhoff, mais n’arriva pas au chiffre voulu. Il mit un z à la place de l’s, ajouta la particule de, l’article le, toujours sans résultat satisfaisant. Alors lui vint à l’esprit que si la réponse à la question se trouvait vraiment dans son nom, il fallait y joindre sa nationalité. Il écrivit alors : le Russe Bésuhof. L’addition de ces chiffres donna 671, soit 5 de trop. 5 représentait un e, la même lettre e qui était élidée dans l’article du mot l’empereur. La suppression, d’ailleurs incorrecte, de cet e dans son nom lui fournit la réponse tant recherchée : l’Russe Bésuhof – 666. Cette découverte le bouleversa. Comment, par quel lien se trouvait-il rattaché à l’Apocalypse ? Il n’en savait rien, mais n’eut pas un seul instant de doute. Son amour pour Natacha Rostov, l’Antéchrist, l’invasion de Napoléon, la comète, ce chiffre de 666 qui était à la fois l’empereur Napoléon et l’Russe Bésuhof, tous ces divers éléments devaient s’amalgamer en lui, faire un jour explosion, l’entraîner hors du cercle vicieux des habitudes moscovites où il se sentait prisonnier, l’amener enfin à accomplir un acte héroïque, à atteindre aussi un grand bonheur. [1] 

« L’Russe Bésuhof » ne pourra finalement pas réaliser son dessein, mais la Russie repoussera l’envahisseur et le procédé cabalistique aura donc dévoilé que l’élu, c’est l’homme du peuple, « l’Russe » : « Alors lui vint à l’esprit que si la réponse à la question se trouvait vraiment dans son nom, il fallait y joindre sa nationalité ». C’est « l’Russe » qui terrasse la bête impériale et sauve la sainte Russie, et non la classe dominante (« l’empereur » de Russie ou un « Comte »).

Au premier tour des élections présidentielles françaises, les deux candidats se revendiquant de l’anticapitalisme, Philippe Poutou et Nathalie Arthaud, ont obtenu respectivement 1,09% et 0,64% des voix, soit moins de 2%, tandis que les deux principaux candidats se présentant comme une alternative aux partis de gouvernement, le candidat de la « France insoumise » (Jean-Luc Mélenchon) et la candidate du Front National (Marine Lepen), obtenaient respectivement 19,58% et 21,3%, soit 40,88% des voix. Il est donc manifeste que les candidats se revendiquant de l’ « anticapitalisme » échouent lamentablement à convaincre la masse des votants, quand Mélenchon et Lepen y parviennent : les uns gravitent autour de 1%, les autres autour de 20%. Est-ce parce que Poutou et Arthaud prétendent combattre le « capitalisme » qu’ils échouent à convaincre ? Penser que des finesses lexicales puissent avoir de telles incidences me paraît illusoire. La question est ailleurs : Mélenchon et Lepen opposent au rationalisme du Capital « l’Français d’en bas », quand Arthaud et Poutou lui opposent l’internationalisme prolétarien. Le dispositif électoral étant intrinsèquement nationaliste, la sanction est immédiate : Poutou et Arthaud oscillent autour de 1%, alors même qu’ils sont des Français « d’en bas ». C’est que se refusant à jouer la carte nationaliste – « l’Français » -, ils sont perçus comme hors-sujet. Concluons que le cabalisme de Bésuhof n’est pas le nôtre, pour ne rien dire des références appuyées de Mélenchon à De Gaulle, sinon à Napoléon.

*

Il n’empêche, j’ai voté Mélenchon au premier tour dans l’espoir d’un second tour qui l’aurait opposé à Macron. Confession douloureuse : non seulement j’ai cautionné un dispositif électoral intrinsèquement nationaliste, et dont la principale fonction parait être de néantiser le geste politique, mais en plus j’ai donné ma voix à Mélenchon plutôt qu’à l’internationalisme prolétarien. Disons qu’à ce sujet je suis pragmatique : l’élection dite « démocratique » n’est ni un sanctuaire ni un repoussoir, c’est un dispositif. Et à suivre Agamben, il n’y a pas de différence substantielle entre voter et posséder un téléphone portable : dans l’un et l’autre cas, on s’assujettit à un dispositif. Et si un second tour avait opposé Mélenchon à Macron, qui aurait déclaré publiquement que voter est toujours, partout, un égarement ? Et s’il avait opposé Mélenchon à Lepen ? Un second tour comme celui-là - Mélenchon vs Lepen - aurait eu au moins le mérite de clarifier un point d’importance : la classe bourgeoise a toujours préféré les « fascistes » aux « bolcheviques », quand bien même le fascisme des uns serait plus avéré que le bolchevisme des autres.

Mais cela n’a donc pas eu lieu : Macron est arrivé en tête du premier tour, Lepen en second. Le candidat du « système » affronte la candidate de « l’antisystème ». D’un côté un capitalisme sans foi ni loi, de l’autre un retour aux valeurs traditionnelles : « Famille, Travail, Patrie ». Alain Badiou, dans un texte sur la jeunesse, a remarquablement analysé « le problème des fausses contradictions ». Et il se trouve que ce second tour les met en scène :

« Ces deux voies sont à mon avis des impasses extrêmement dangereuses, et leur contradiction, de plus en plus sanglante, engage l’humanité dans un cycle de guerres sans fin. C’est tout le problème des fausses contradictions, qui interdisent le jeu de la contradiction véritable. Cette contradiction véritable, celle qui devrait nous servir de repère, pour la pensée comme pour l’action, est celle qui oppose deux visions de l’inéluctable sortie de la tradition symbolique hiérarchisante : la vision a-symbolique du capitalisme occidental, qui crée des inégalités monstrueuses et des errances pathogènes, et la vision généralement nommée ‘communisme’, qui, depuis Marx et ses contemporains, propose d’inventer une symbolisation égalitaire. [2] »

La « contradiction véritable » est donc celle-ci : d’un côté le Capital sans foi ni loi, en l’occurrence on ne peut mieux représenté par l’opportuniste Emmanuel Macron, de l’autre la résurgence de « la vision généralement nommée communisme ». Et le second tour de ces élections ne sert donc à rien, sinon à distraire les gens en faisant miroiter sous leurs yeux un théâtre d’ombres : « visions a-symbolique du capitalisme » de Macron vs « tradition symbolique hiérarchisante » de Lepen. Je ne conteste pas cette intelligence de la situation nationale comme internationale. Il n’empêche, j’irai voter pour Macron.

*

Le psychanalyste Octave Mannoni a écrit un texte intitulé : « Je sais bien, mais quand même… ». Est-ce le travers qui me porte : une tenace résistance psychique au vrai ? Je dirais plutôt que « le problème des fausses contradictions » exige, pour être convenablement appréhendé, de lester l’ascension platonicienne d’une sorte de prudence terrestre, disons aristotélicienne. Examinons le cas : le Front National se soucie comme d’une guigne des inégalités qu’engendre le capitalisme occidental, son programme étant le suivant : au (néo)libéralisme politique, économique et social de Macron, il faut joindre une référence identitaire passablement xénophobe et fortement hiérarchisée qui puisse tenir lieu de symbolisation. Je dis « joindre », parce qu’il n’est nullement question au FN de combattre les inégalités, il est question de les réordonner de manière non exclusivement capitaliste, mais également archaïque et xénophobe. En gros, le FN, c’est Emmanuel Macron en émir saoudien. Or, on est censé savoir que sous un tel régime « l’affaire Théo » n’est pas un « accident regrettable », c’est la norme ; je veux dire : la norme déclarée. Quand François Hollande se précipitait au chevet de la victime, pour assurer que cette histoire de viol avec matraque, c’était un « accident regrettable », Marine Lepen assurait de son soutien les policiers français. Et au FN, on le faisait savoir haut et fort : Marine Lepen n’entend pas gouverner à la façon de François Hollande, comme le rapportait le site du journal Le Monde :

Jérôme Cochet, responsable de la communication du directeur de campagne frontiste David Rachline écrit sur Twitter, photos à l’appui : « L’une [Marine Lepen] est au chevet des boucliers de la nation. L’autre [François Hollande] est au chevet des racailles [3].

Que certains expliquent ne pas avoir à choisir, dans ce théâtre d’ombres, entre l’a-symbolisme du banquier Macron et la symbolisation archaïque et xénophobe du FN, cela peut relever du platonisme, certes, mais cela peut relever aussi de l’imprudence. Et en dernière analyse, la question pourrait se poser en ces termes : s’abstenir au second tour de ces élections, est-ce l’expression d’une sage indifférence ou le symptôme d’une position raciale privilégiée ?

Disons la chose ainsi : à moins d’être un assidu du « cortège de tête », ou un racialisé des « banlieues », ne pas choisir entre Macron et Lepen me paraît témoigner d’un confort national plus sûrement que d’une bravoure politique. Je ferai donc mienne, pour l’occasion, la parole du valeureux Fillon à ses ouailles désorientées : « L’abstention n’est pas dans mes gênes ». Ou pour le dire autrement : je sais bien de quoi le FN est le nom.

[1Pléiade, trad. Henri Mongault, p 868-870. NB : Dans le cas de l’alphabet hébraïque, les 26 lettres correspondent chacune à un chiffre sur un modèle un peu différent : aleph = 1, beth = 2, etc., jusqu’à teth = 9, puis les dizaines, youd = 10, etc. jusqu’à 90, puis les centaines, 100, 200, 300, enfin tav = 400. Sur cette base, on peut interpréter le sens d’un mot, dans la Bible, en s’appuyant sur sa valeur numérique. C’est ainsi qu’en hébreu le mot « vin » est mis en regard du mot « secret », parce qu’ils ont la même valeur numérique : 70. De même, les cabalistes juifs ont observé que la valeur numérique du mot serpent (nahash) est identique à celle du mot messie (mashiah). Le procédé s’appelle guematria et il est dans ce passage de Guerre et Paix adapté à l’alphabet latin : l’empereur Napoléon - 666

[2La vraie vie, Fayard, p. 45-46.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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