Emmanuel Macron, Bonaparte au sabre de bois

Alexander Neumann

paru dans lundimatin#376, le 31 mars 2023

Comme en miroir avec l’article de cette semaine invitant nos lecteurs à opérer un basculement qualitatif dans leurs pratiques, et donc à « viser Napoléon », voici une analyse croisée, entre histoire politique et sociale de la France, qui déploie l’hypothèse suivante : Macron c’est Bonaparte, le plébiscite en moins.

Un journaliste parisien avait titré sur « Emmanuel Bonaparte » dès sa présidentialisation. Le marconisme ressemble bien à un bonapartisme, mais il est privé d’armées. Le modèle bonapartiste se reflète dans Macron, arrivée par un vote présidentiel plébiscitaire, dans son usage abusif de la constitution, son pli anti-démocratique, sa posture de chef qui se prétend au dessus des partis,« ni de gauche, …ni de gauche », et qui écarte tous les syndicats. Macron cite le Général de Gaulle, parfois même le Maréchal, et se rêve peut être en empereur, mais il va échouer. Car il ne possède pas ce qui a fait la force des bonapartistes, contre la grève : le plébiscite. A chaque fois que le pouvoir autoritaire fut défié, dans le passé, le plébiscite est venu remplacer la démocratie. Election triomphale de Napoléon III après son coup contre la république de 1848, élection éclatante du Général de Gaulle après le coup contre la 4e république, référendum plébiscitaire, élection présidentielle au suffrage direct, législatives venues contrer la grève générale de Mai 68 par une chambre bleu horizon en juin. Plébiscite présidentiel de Chirac en 2002 prétendant incarner l’union nationale. Si la première élection macronienne imite encore faiblement ce modèle, sa réelection se fait avec sept millions de voix en moins que Chirac vingt ans plus tôt, et les partis présidentiels macronistes tombent, ensemble, à huit millions aux législatives de 2022.

Le président Macron se trompe lourdement s’il se croit investi par un plébiscite, pour gouverner depuis le sommet de l’Etat. En 1968, le Général pouvait parier sur une « majorité silencieuse » pour provoquer une chambre bleu horizon après la grève. Aujourd’hui, il existe une majorité bruyante et manifeste, le plébiscite se fait contre lui, et il n’y a pas de majorité parlementaire à son service, alors que abstention massive et réfractions handicapent l’effet d’autorité des élections. Les bonapartistes historiques avaient une base sociale, rurale, catholique de droite, militaire et bourgeoise, pour affronter le mouvement ouvrier. Le chef des Armées Macron est à poil, il ne pouvait pas compter sur l’armée contre les Gilets jaunes en 2018, son hélico était prêt à décoller, la police est un rempart insuffisant, son parti et sa personne sont largement haïs.

Aujourd’hui, le régime semble plus faible qu’en 1968. Cette année, les ouvriers et employés étaient très mobilisés, mais minoritaires en nombre au sein de la population active - environ 8 millions sur 19 millions avant 1968. Aujourd’hui, le salariat s’est étendu largement, à 26 millions, classe dont presque la moitié est faite d’employé(e)s et d’ouvriers (Insee). Aujourd’hui, il y a plus de 5 millions d’ouvriers, contre 4 millions en 1968. Ces chiffres peuvent aider à comprendre pourquoi les syndicats et les mouvements de grève jouissent aujourd’hui d’une popularité plus grande qu’en 1968, évènement qui fut alors supplanté par une majorité absolue des droites aux législatives de juin. En 2023, les deux tiers des gens encouragent les grèves constantes contre l’exécutif de droite, qui n’est même plus soutenu par les cadres. 90% du monde salarié approuve la mobilisation. Le plébiscite se tourne désormais contre Macron, contre le versant autoritaire de l’ordre constitutionnel - l’application par 49.3 sans vote du parlement est rejeté unanimement. Les grèves sont très populaires parce que le salariat, omniprésent, se sent désormais concerné directement.

En ce sens, le mouvement oppositionnel actuel s’annonce plus dangereux pour le maintien de la 5e république, en tant que vestige d’un coup d’Etat permanent, que ne le fut 1968. Dans ce contexte, il s’agit de comprendre l’Etat de la 5e république comme une réponse datée. Elle fut formulée en réponse à une période de la lutte des classes qui allait de la révolution algérienne de 1954-62 jusqu’à la grève générale de 1968. De Gaulle avait fait rédiger une constitution qui correspondait à son pouvoir de fait, venu neutraliser de vastes mouvements révolutionnaires et démocratiques à Alger puis à Paris. Appuyé sur l’armée et le petit peuple de droite, catholique et rural, il a obtenu le plébiscite de tous ceux qui craignaient le chaos ou le communisme soviétique. Aujourd’hui, Macron croit pouvoir rejouer la scène du chef contre le chaos, sans comprendre qu’une majorité salariée vit déjà dans le chaos social qu’il incarne à sa manière : précarité, pénuries, dislocation des services publics, des collectifs et cadres communs, violences sociales et policières.

Ce sont les syndicats ouvriers, unis, qui apparaissent soudainement comme un havre de paix et un garant de stabilité face aux nombreuses attaques subies par le monde du travail. Ils servent de véhicule à la lutte des classes, pour partie malgré eux. La droite française, dans sa variété, s’avère incapable d’encaisser le renouveau de la lutte des classes, singeant les formes muséales et rhétoriques du bonapartisme. Le sénat n’offre aucun recours, et la télé-radio publique n’est plus écoutée. Précisons ici que le concept de la lutte des classes fut utilisé en premier par le libéral F.A. Mignet, docteur en droit et auteur d’un ouvrage sur l’histoire de la révolution française, publié en 1824. La lutte entre les classes sociales, par exemple entre l’aristocratie, la bourgeoisie, la paysannerie, les travailleurs et artisans urbains, n’est pas une invention idéologique mais une observation empirique. Nier la lutte des classes empêche les néolibéraux ou bonapartistes actuels de formuler une réponse politique à hauteur de notre époque. Leur mépris de classe leur interdit des alliances sociales, et les réduit à des caricatures réactionnaires, racistes, flanqués de parodies de renégats venues du PS. Pendant ce temps, la gauche parlementaire hésite encore, entre une réappropriation collective de son histoire et la tentation tribunicienne. Il faut constater que le tribun du peuple le plus connu a fini par se rallier à l’unité des gauches, puis à l’unité syndicale, ce qui est une bonne chose. La tentative de distinguer savamment « le peuple » des salarié.e.s, retraité.e.s et étudiants syndiqués n’a pas tenu le choc.

La défaite annoncée du marconisme peut ouvrir un boulevard aux mouvements égalitaires, pro-syndicaux, anti-fascistes et féministes, coalition qui s’est déjà exprimée le 8 mars 2023. La victoire de Le Pen n’est en rien inéluctable, face à un mouvement égalitaire historique, et l’argument macronien est fallacieux qui dit : « moi ou elle ». Notre position ne se laisse pas enfermer dans ce dilemme qui fut pointé par Max Horkheimer, co-fondateur de la Théorie critique, sous la forme de cet avertissement publié en 1939 : « Ceux qui ne veulent pas interroger le capitalisme doivent se taire sur le fascisme »(Wer aber vom Kapitalismus nicht reden will, sollte auch vom Faschismus schweigen). Face à l’intensification de la lutte des classes en France, la puissance manifeste du mouvement démocratique et syndical, l’hypothèse fasciste n’est pas acquise. Historiquement, le pouvoir des fascistes se base sur un mouvement de masse militant, dressé contre le syndicalisme ouvrier. Le Pen n’a manifestement pas les moyens d’organiser pareil mouvement, comme son rôle purement médiatique le montre. Déjà, ses idoles électoralistes ont connu l’échec : Donald Trump, Bolsonaro, le chilien Kast, alors que Meloni en Italie s’est aussitôt moulée dans les institutions nationales et européennes.

C’est pourquoi la menace macronienne d’une dissolution du parlement tourne à vide, de la part d’un président qui ne peut plus espérer un nouveau plébiscite, alors que les gauches syndicales comme politiques sont en train de ses ressourcer puissamment à travers le mouvement de grève, en premier lieu dans la jeunesse et les communes qui lui faisaient défaut. Le mouvement ouvrier, prise comme réalité historique, est en train de se reconstituer. Personne ne doit craindre les moulinets du petit Bonaparte au sabre de bois.

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