« Quand la route est trop sobre »

Quelques propositions de cibles pour le mouvement en cours

paru dans lundimatin#376, le 31 mars 2023

Depuis une bonne dizaine de jours, tout semble indiquer que nous nous trouvons au seuil d’une séquence insurrectionnelle. Si de nouvelles pratiques ont vu le jour, permettant de faire cavaler la police dans les rues enflammées de nombreuses villes de France, certains discours et gestes de démolition se perpétuent, sans ré-actualiser leur niveau d’offensivité. Nous publions aujourd’hui une invitation à viser un peu ailleurs (Versailles, Le Louvre, les Invalides), un peu plus haut (les colonnes, les mairies, le QG du Siècle) afin de déplacer le curseur, en opérant quelques variations qualitatives.

« C’est ça le mystère
Comment tout défaire
Avec certitude
Comment conduire
Quand la route est trop sobre »
Orane Thibaud

Un ami désireux d’orienter sa fougue furieusement destructrice, les boules de feux de sa dépense révolutionnaire, et ne se contentant pas de l’offensive contre la logistique, qui, selon lui, « est trop neutre en carbone pour pouvoir ébrécher symboliquement la profondeur du temps », nous a transmis une liste d’objectifs fanatiques à l’usage de celles et ceux qui veulent pousser plus loin que le feu des poubelles, que les portiques tombés, que les pneus des ronds-points, que les masses de terres déposées aux frontons des bâtiments publics, que les tracteurs jetés à l’assaut des canons, pousser plus loin que la matière donc, l’irruption fantastique de l’insurrection.

Selon lui, l’insurrection quantitative bloque les flux et la circulation de la matière ; l’insurrection qualitative, celle qui engendre des effets de seuils irréversibles, liquide, elle, les images et les symboles, l’élément spirituel, destitue l’imaginaire constituant de la matière sociale. Un indice du devenir qualitatif de l’insurrection est le sentiment que l’acte destructeur se manifeste en même temps comme profanation d’une sacralité – à l’image de la liberté phrygienne éborgnée de l’Arc de Triomphe. La « sacralité » des abris bus et des distributeurs automatiques est depuis longtemps éventée. Les variations quantitatives de nos actes agissent sur la surface des temps, comme le font les événements, les échanges de capitaux, les affairements de la valeur ou les petits agendas mesquins du politique. Une réforme peut être évincée. Un gouvernement tomber. Mais lorsque les planches de la scène se dérobe sous leurs pieds, nul nouveaux bateleurs ne pourront y prétendre. Or les tréteaux de cette scène, ils ne la supportent pas seulement par la matière et la violence des forces de l’ordre ; ils la soutiennent aussi sur un fond mythologique partagé – notre cosmogonie de grandes paroles et de hauts-faits inscrits dans le marbre mutique. Il arrive que le trauma d’un névrosé ne lui vienne pas tant d’un acte matériel effectif ; mais du fantasme associé à cet acte, du sens imaginal de l’acte en lui. Traumatiser le bourgeois, ce n’est pas seulement l’affecter dans son corps, mais dans toute l’étendue de son économie psychique. C’est cette économie-là, aussi, que la violence qualitative peut ébranler.

C’est pourquoi nos variations qualitatives, peuvent, elles, liquider – plutôt que des flux – les profondeurs de l’habitude sédimentée à travers les rues touristiques, les seuils de sensibilité et de tolérance de la norme, l’évidence de la mémoire des pierres, où les images nous rapportent, comme menace et avertissement, les vengeances passées des colons, des tyrans et des « grands hommes ». Jusqu’à la plus petite mairie de la diagonale du vide possède un hochet tricolore qu’elle arbore contre ses migrants. Car il ne faut pas oublier que tous les monuments de la civilisation sont monuments de barbarie : ils célèbrent une gloire, en même temps qu’ils persécutent les vaincus. Tout ce que célèbre la bourgeoisie, tout ce qu’elle ne censure pas, ne lui fait pas peur : si le bourgeois commémore la Commune, c’est qu’il y célèbre d’un tenant Thiers et son massacre ; c’est que la Commune est un bain de sang, et qu’il faut le leur rappeler, à eux, les prolos, les beaufs, les barbares, les sauvages, les gadjos, les nomades et les « riens », leur rappeler que la République « sera conservatrice ou ne sera pas » (Thiers), qu’elle naîtra, dans quelques temps, sur deux fois dix mille cadavres. Elsa Dorlin disait que certaines publicités contre les violences masculines, représentant des femmes battues, meurtries, blessées, tout en contribuant à dénoncer ces violences, produisaient aussi, en même temps, la jouissance libidinale de l’oppresseur contemplant son ouvrage. L’insurrection qualitative et profanatrice, c’est priver à jamais le bloc bourgeois de sa jouissance esthétique, de son rictus sadique, de son air d’infinie perversion, c’est le priver du goût de sa cruauté, de son festin de cendre, de viols et de victimes, le priver, en somme, du plaisir de sentir sa propre volonté de puissance. Interrompre, donc, une hégémonie.

Quelques exemples

Viser Napoléon

Le devenir systématiquement césariste et impérial de la République repose sur l’abomination honteuse qui l’environne en permanence : le visage de Bonaparte. Un anti-présidentialisme profond est un anti-napoléonisme intégral. Sous le visage lunaire de Macron rayonne peut-être le Jupiter absolutiste du Roi Soleil, dont l’envers est l’ectoplasmique Louis XVI, quelques mois avant la Guillotine, peut-être entendons-nous sous le macronien Nous tous et Avec vous, le vieil adage royal Nec pluribus impar (« je suffis à plusieurs mondes » ou « à nul autre pareil »), peut-être même sentons-nous cet adage se changer en celui du guillotiné (1791) : « la nation, la loi, le roi » (« moi, moi, moi »). Mais il est plus juste de voir en lui l’expression du napoléonisme inhérent à la médiocrité historique d’un banal banquier du bloc bourgeois. De même que la féodalité a su sanctifier la lâche rapine du seigneur à cheval dans la quête idéalisée des chevaliers du Saint Graal ; de même les commerciaux et les traders compensent la nullité de leur essence en se rêvant Grands Alexandre de marchés financiers ou, le plus souvent, nabot à bicorne de retour d’un pillage en Afrique. Quoi qu’il en soi : nous nous battons chaque jour contre un Président que les Gilets Jaunes, les beaufs et les barbares identifient au Roi. Ça peut faire l’affaire, quand on sait que les règnes post-Révolution, depuis celui de Louis XVI, ceux des deux Restaurations (1814-1815) et de la Monarchie de Juillet (1830-1848), se sont achevés dans le zbeul glorieux des révolutions. Seulement, notre ennemi n’est pas un roi, et ne tire pas sa puissance de la Monarchie : dès ses débuts, l’ennemi du Nouveau Régime, celui qui l’a terrassé et dompté, ce n’est pas la dynastie, ce n’est pas le Roi, sur le meurtre duquel il s’est dressé en refoulant la réaction nobiliaire ; c’est l’Empereur, c’est-à-dire le coup d’État, qui, avec Sieyès, lors du 18 brumaire, escomptait en finir avec la révolution : « Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l’ont commencé ; elle est finie. » (« Consuls de la République aux Français », 1799) dirent-ils, crurent-ils.
Mais depuis 1791, rien n’est fini.
La République (la chose commune), le communisme inachevé, n’a pas cessé d’osciller entre le vote aristocratique et le coup d’État du César bourgeois. Entre l’aristocratie légitimée de l’élection aboutissant à la consécration du Monarque et l’impérialité usurpatrice du coup d’État aboutissant à l’imposition du César comme masque bourgeois de l’ordre propriétaire menacé. Avec le Directoire, il s’en est fallu de peu que la devise ne devienne « liberté, égalité, propriété ». Avec le premier Consul, l’Empereur première et seconde version, les deux Empires, pendant des décennies, n’ont su vomir que deux vilains mots d’ordre : « Honneur et Patrie » & « Liberté, Ordre public ». « Ordre public » ! On nous faisait déjà le coup, il y a deux cent ans, de « l’Ordre républicain » (Élisabeth Borne). La police « nous » protège, mais qui ? N’oublions pas que l’on doit à Napoléon toutes les horreurs du fric et de la centralité : « Du Conseil d’État à la préfecture de police, de la Banque de France aux Conseils généraux, la plupart des institutions que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre 1800 et 1804 ; l’Université et la Cour des comptes ne leur sont guère postérieures que de quelques années. » (Marcel Dunan). S’il y a une figure à destituer, c’est bien la sienne : et toute sa modernité de terreur militaire. La tâche de la révolution ne s’achèvera qu’avec la mise en œuvre de ce qui s’oppose à cette centralité, soit, dans le vocabulaire historique de la République : la fraternité. La fraternité « ou la mort ! » comme disaient les sections parisiennes qui firent de Paris, pendant quatre ans, une Commune, bien avant celle de 1871. Mais cette fraternité-là n’a qu’un slogan : « Guerre aux tyrans. Point de rois. Point d’inégalité. Fraternité dans tous les principes. Et vive la République. » Autrement dit : la seule signification valable du troisième terme de la devise nous crie : destitution et res publica.

Exemples d’objectifs absurdes et fanatiques :

1) Au début du XIX° siècle, Napoléon fait construire la Colonne Vendôme. En 1871, les communards l’abattent. Après la répression, elle est reconstruite. La statue sommitale représente Napoléon Ier en Caesar imperator. De nouveaux Courbets – qui fut accusé d’avoir contribué au saccage – endosseront-ils les travaux spontanés de sa démolition ? Quel symbole universel retentirait dans le monde entier ! « Les français ont cancel le bonapartisme suranné de la vieille capitale ! »

2) Aux Invalides, le tombeau du Caesar imperator trône, en marbre rose gigantesque, au milieu de l’enceinte vide, recélant pour des siècles le spectre de l’ogre impérial qui, en liquidant la révolution de 1791, n’a plus cessé de hanter la République.

3) Au Louvre, on trouve un des chefs d’œuvre de Jacques-Louis David : le Sacre de Napoléon, peint aux débuts de l’Empire. Il mériterait quelques retouches : on y voit l’Empereur couronner l’Impératrice, auto-institution impériale s’il en est, coup d’État, encore et fait accompli du pouvoir imaginaire qui n’aura plus de maître.

Viser Notre-Dame

Alors que les vols se multiplient sur les chantiers des Jeux Olympiques 2024, et que tout est fait pour débaucher et ralentir l’avancement de cet art international de construire des ruines pour le spectacle universel, une des promesses de Macron, « son grand chantier », là où reposera toute la légitimité symbolique de sa pseudo-Renaissance restauratrice et de son rayonnement, c’est la palingénésie – la résurrection – de Notre-Dame. Il suffirait d’une grue défaite, d’un sabotage, pour que la date prophétisée soit reportée – les échecs dans le temps symbolique sont des échecs dans la profondeur historique : que Macron ne goûte pas les délices de sa restauration.

Conclusion modérée

Viser Versailles. Viser les musées. Viser le Louvre et les Tuileries. Viser la Bourse. La Banque de France. Viser tout ce qui arbore une date comprise entre 1799 et 1815. Viser tout ce que l’humanité bourgeoise estime le plus. Viser les Cafés, les théâtres. Remplacer les statues, toutes les statues, les Noms des Rues, tous les Noms des Rues. Au moins ceux dont nous savons la quantité de sang qu’ils couvrent. Et pourquoi pas : occuper le Collège de France. La Tour de l’Observatoire. Les Arcs de Triomphes aux quatre coins de la capitale, Porte Saint-Denis, Porte Saint-Martin, et toutes les Portes de la ville où l’on reconnait un travail d’orfèvre. Viser les Capitoles, les Colonnes, les Mairies, le QG du Siècle où tout le bloc bourgeois se réunit. Viser les maisons secondaires, les maisons de vacances. La côte Bretonne. Le Sud. La Cannebière. Neuilly, Auteuil, Passy. Billancourt. Les colombages d’Alsace. L’horloge du beffroi de Lilles. La Motte Piquet Grenelle. Les Invalides, la Tour Eiffel, le Pont d’Arcole, le Pont Neuf, l’Assemblée, la Monnaie, le Sénat, le Luxembourg et ses figures néo-classiques, la fontaine où Zeus dégueule éternel, le Saint-Michel et ses dragons, le Chatelet, ses théâtres, Saint-Paul, la Bastille, la Bastille encore, la Bastille ou plutôt l’Opéra, l’Opéra Garnier, l’Opéra Bastille, le Quai Branly, le Quai d’Orsay, l’Orangerie, le Musée de la chasse et de la nature, la rue des Archives, les Archives, toutes les Archives, et l’Archè de l’Archive, et aussi, surtout, surtout, la Tour Saint-Jacques, l’Étoile et l’Élysée.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :