Dysphorique toi-même !

Silvia Lippi & Patrice Maniglier

paru dans lundimatin#273, le 2 février 2021

En réaction au remarquable documentaire de Sébastien Lifshitz, Petite fille, et à la dispensable tribune de Marianne qui a suivi, Silvia Lippi & Patrice Maniglier inventent, contre la psychiatrie et la psychologie normatives, une psychanalyse inclusive, décorrélée des logiques médicales et binaires, qui serait à même de percevoir tout ce que peuvent les corps, notamment les corps trans dans un monde qui ne serait pas transphobe.

« Nul n’a besoin d’être fidèle aux erreurs du passé »
PAUL B. PRECIADO [1]

Le film de Sébastien Lifshitz, Petite fille, qui montre le difficile parcours d’un enfant transgenre pour se faire accepter comme petite fille par l’institution scolaire, a bouleversé la France entière, réalisant des records d’audience sur tous les supports [2]. La France entière… ou presque. Car il y a bien quelques esprits chagrins qui, malgré l’indéniable beauté du film, ont été inquiétés par ce petit chef-d’œuvre au point d’y voir un vrai danger pour la santé de nos enfants, de nos esprits, de notre civilisation et même pour le serment d’Hippocrate. Dame ! si cette pauvre enfant peut faire que les médecins nous fassent non plus du bien, mais du mal, c’est que l’heure doit être grave… Il se veut, hélas, qu’une bonne partie de ces discours se revendiquent de la psychanalyse. Ainsi, dans une tribune publiée dans le magazine Marianne, le 5 janvier 2020, un petit groupe de psychanalystes, psychiatres, pédiatres, confie ses doutes sur un film qui, à leurs yeux, « fait la promotion du changement de genre chez les enfants », sans prendre en compte tous les risques que cette promotion implique [3]. Le film cèderait au chantage exercé par les militants identitaires et communautaristes (qui, incidemment, ne désignent pas les groupes fascistes cherchant à faire justice contre les migrants, mais les personnes trans qui cherchent à surmonter les restes d’une persécution séculaire), et l’émotion qu’il suscite risquerait de nous entraîner tous dans la réduction de nos institutions en instruments au service de ces causes particulières.

Cette tribune nous interpelle en tant que psychanalystes, tout aussi subjectivement que d’autres peuvent se sentir interpellé.e.s comme trans [4]. Il faut que cela soit clair d’emblée : il ne s’agira pas ici de parler à propos des trans du point de vue de la psychanalyse, mais bien à propos du discours psy à partir de ce que les expériences trans font à l’espace public. Car s’il est vrai que, comme le dit Eliot Sévricourt, il faut se demander pourquoi les expériences trans sont devenus désormais des objets de discours si bavards de la part de personnes qui n’y sont pas engagées, il reste que, précisément pour cette raison, ces discours nous interpellent du fait même que ce à quoi nous tenons y est convoqué à plus ou moins bon escient. Nous ne voudrions pas qu’une fois de plus l’invention de Freud semble ne jamais se manifester dans l’espace public que sous son visage le plus sinistre, celui d’une instance autoritaire dispensant ses avertissements prophétiques sur les mauvais tournants de la modernité. Car nous ne la connaissons hélas que trop bien, cette psychanalyse qui se prend pour Jiminy Cricket et nous prend littéralement pour des Pinocchio. Elle vient sur notre épaule, docte et responsable – sans craindre de déplaire, car qui ne sait que l’éducation implique parfois de mettre son narcissisme de côté en comptant que les enfants comprennent, plus tard, que c’était pour leur bien ? – nous rappeler que nous ne pouvons pas tout, nous mettre en garde contre les désirs fous qui défient l’« ordre des générations » institué « la lignée et la filiation » et symbolisé par « les pères » (dixit la tribune), dont le désir de changer de sexe serait un exemple. Et elle le fait parce qu’elle sait que, comme Pinocchio, à force de suivre les leurres de son époque au lieu d’écouter son sage papa Geppetto, nous finirons par payer avec nos corps, devenant à notre tour des pantins, totalement manipulés par les intérêts du monde libéral. Car bien sûr on est toujours anticapitaliste quand il s’agit de critiquer les libertés que les personnes se donnent sur leur corps – dans la bonne vieille tradition de la critique féodale du capitalisme dont Marx déjà se gaussait (l’argent qui dissout les vieux liens).

Le corps du transgenre serait-il donc, comme le corps de Pinocchio, un jouet dans les mains de la science et du grand capital ? Et le désir d’être une fille pour Sacha, un caprice comme ceux du personnage de Collodi ? Lui est-il soufflé par une société dominée par les impératifs de jouissance au service de la marchandise ? Ou n’est-il pas plutôt un désir qui nous émeut parce que son opacité ne fait que refléter l’énigme de tout désir, sa monstruosité irréductible à toute case prédéfinie, son anormalité foncière, et en même temps la merveille de voir un corps s’inventer simplement, sobrement, obstinément, sur l’abîme qu’aucune norme rassurante ne pourra jamais combler ?

Sous couvert de critiquer une médecine laxiste et déshumanisée, représentative d’un monde néolibéral où chacun doit devenir l’entrepreneur de soi, les signataires de la tribune ne laissent aucun espace à la possibilité d’exploration et de mutation d’un corps « trans » – ni d’ailleurs de n’importe quel corps, car, nous y reviendrons, il n’y a rien de radicalement exceptionnel dans le corps trans. Le désir de Sacha, dans cette tribune, est nié, tout simplement rejeté dans l’inexistence, puisqu’il n’est considéré que comme l’un des effets des impératifs de jouissance propres à un monde où tout est permis en apparence, rentabilisé en réalité. Comment des psychanalystes peuvent-ils s’associer à une opération de ce genre, qui réduit un sujet à n’être que le jouet de l’Autre ? Quel degré de surdité faut-il avoir posé comme axiome pour en arriver à réduire les gestes si délicats, si émouvants, d’une enfant qui s’invente, à des mouvements d’automate commandé à distance par cette Entité cachée que nos sages en colère ont su débusquer dans leur grande finesse analytique : la Modernité Néolibérale ?

Nous pensons que cette attitude est directement contraire à la psychanalyse dont elle se revendique. Nous ne pensons pas que la psychanalyse soit une technique permettant de réconcilier un être humain avec les contingences de sa naissance et de sa condition, un art de résignation à des normes sociales et familiales données. Nos psys paternalistes citent dans leur tribune une phrase de Goethe reprise par Freud : « Ce dont tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder. » Ils croient y lire l’idée qu’on pourra partiellement se libérer des « données de départ » qu’on a choisies pour nous, mais seulement à condition de les assumer. C’est un détournement de citation. Dans Totem et tabou, Freud cite bien cette phrase, mais pour dire que les grandes forces inconscientes qui nous animent sont sans âge, archaïques, c’est-à-dire que l’inconscient est transindividuel, mais que cette réalité collective de l’inconscient ne se manifeste que lorsque certaines circonstances individuelles le déclenchent. Il s’agit donc plutôt du problème du rapport entre la phylogénèse et l’épigénèse, le collectif et l’individuel, le pulsionnel et le biographique, la structure et l’événement, l’éternel et le temporel, l’inconscient et le conscient : rien à voir avec les « données de départ » d’une biographie [5] ! Cette erreur de lecture est symptomatique : ce qui disparaît chez les psys paternalistes, ça n’est rien de moins que l’inconscient. Reste une psychologie littéralement à la papa, un bon sens près de chez vous en blouse blanche, donneur de leçon et trivial, qui en impose par la richesse de son expérience clinique et fait miroiter aux âmes perdues que nous sommes toutes dès lors que nous allons consulter, un savoir sombre et péremptoire (ils en ont vu d’autres, ils savent mieux que vous comment ça se termine – spoiler : mal). Triste destin pour l’invention freudienne, qui se voulait révolutionnaire (au même titre que le geste de Copernic) et prétendait ouvrir un continent nouveau, en nous renvoyant à nous-mêmes une image étonnante avec laquelle précisément nous ne saurions jamais nous réconcilier.

Nous ne nous résignerons jamais à cette lobotomisation de la psychanalyse. Nous pensons que la psychanalyse peut retrouver le fil tranchant de son histoire précisément en se laissant réveiller par les interpellations venues des groupes de personnes qu’elle a trop souvent insultées toutes ces dernières décennies. Après les mouvements féministes dans les années 1970, les mouvements gays et lesbiens dans les années 1990 (en France autour du PaCS [6]), la question trans est aujourd’hui au cœur de ces processus par lesquels nos sociétés reviennent à des interrogations fondamentales sur ce que c’est qu’avoir un corps, un désir, être sexué, etc. Toutes ces questions sont celles que la psychanalyse a pris en charge depuis son origine. Loin de venir avertir ce vaste processus d’expérimentation collective du haut des vérités dont elle serait chargée, la psychanalyse doit profiter de cette situation pour éclairer ce qui nous arrive et se laisser en retour éclairer par elle. Elle a bien une capacité critique au regard de ce qui se passe aujourd’hui, mais non pas parce qu’elle pourrait énoncer les limites transcendantales des libertés humaines, mais parce qu’elle peut donner un sens parfois plus précis à certaines de ces libertés – et en particulier, en l’occurrence, à l’idée d’un sexe qui n’est pas nécessairement masculin ou féminin. Sacha sera notre guide, notre silencieux Virgile, dans ces enfers du sexe et du corps.

À QUOI SERVENT LES PSYCHIATRES

Sébastien Lifshitz filme le combat de Sacha et de sa famille pour se faire accepter du monde qui les entoure : Sacha est un enfant qui, depuis ses trois ans, se vit comme une fille, bien qu’elle ait certaines caractéristiques physiologiques mâles et qu’elle ait été assignée au genre masculin, tant par l’état civil à sa naissance, que par les diverses institutions qu’elle a traversées depuis. Le metteur en scène insiste sur le droit de chacun et chacune – même dans son enfance – de vivre son propre genre, y compris lorsque celui-ci n’est pas en accord avec le sexe assigné à la naissance, lui-même censé enregistrer le « sexe biologique » de la personne. Or ce droit se heurte frontalement aux préjugés d’une société fondée sur des normes sexuelles universellement binaires, qui tendent à mettre à l’écart ceux et celles qui ne s’y adaptent pas. Pour une enfant trans, établir des relations sociales n’est pas si simple : si Sacha n’a pas le droit de s’habiller en fille à l’école, elle ne peut pas non plus mettre les mêmes tenues que les autres petites danseuses de son cours de danse. La famille, sans trop savoir ce qui arrive à Sacha, prend part activement à l’affaire et soutient l’enfant dans son désir « hors norme », afin de la protéger contre le regard malveillant des autres et les discriminations qu’elle subit au quotidien : à l’école, à la danse, dans les relations avec ses camarades, à la piscine, etc. C’est surtout la mère de Sacha, partagée entre la culpabilité d’avoir désiré une fille avant sa naissance et une énergie hors du commun pour protéger la joie de son enfant, qui se déclare prête à s’engager dans un combat qui durera, comme elle l’anticipe, toute une vie. Ce combat semble perdu, jusqu’au moment où intervient le discours médical, représenté par une pédopsychiatre de l’hôpital Robert Debré. Le diagnostic de « dysphorie » est posé, la mère déculpabilisée une fois pour toutes (« Vous n’y êtes pour rien, affirme la pédopsychiatre, c’est comme ça, on ne sait pas pourquoi mais c’est comme ça ») et les blocages scolaires progressivement surmontés.

Qui niera le rôle bénéfique et même salvateur joué ici par la psychiatrie ? Étrange renversement, tout de même, quand on sait que le discours psychiatrique a longtemps été pour les personnes transgenres un adversaire redoutable, qui les refoulait dans la folie, soit pour les rééduquer en les amenant à accepter le verdict social, soit, plus récemment, pour leur donner accès à des transitions de genre et des changements d’état civil, mais à condition d’être considérées comme des malades à soigner, d’y être autorisées par un diagnostic et d’être mises sous le contrôle d’un savoir surplombant. Bien des trans de jadis auraient sans doute rêvé de rencontrer une personne comme la docteure Bargiacchi [7]. Pourtant, ce rôle n’est pas sans ambiguïté et il serait regrettable que, bouleversés de reconnaissance pour l’efficacité de la parole médicale sur les autres institutions (notamment scolaire), nous ne relevions pas certains de ces aspects les plus problématiques. Car il est probable que, si nous refusons de faire face à ces questions, c’est parce que nous pensons que c’est un prix acceptable à payer pour pouvoir vivre nos genres tranquillement. Mais telle est bien la question, et elle est très simple : Sacha, les personnes transgenres, ou nous toutes et tous en général, devons-nous vraiment payer quelque chose pour faire genre comme nous l’entendons ?

Le discours psychiatrique dont la pédiatre de Sacha semble se faire l’écho, défend une vision essentialiste de la sexuation, dans laquelle les transgenres naissent transgenres. On naît trans, on ne le devient pas [8]. Certes le genre n’est plus considéré comme une donnée anatomique, on le soupçonne plutôt dans le cerveau, mais il reste abordé comme une condition biologique innée. On dira – comme cela est répété sans cesse dans le film – qu’on est né dans un « bon » corps (si sexe et genre correspondent) ou dans un « mauvais » corps (lorsque les deux ne correspondent pas). Dans ce deuxième cas, la médecine, comme l’explique la pédopsychiatre, peut intervenir pour rectifier cette petite « erreur » incompréhensible de la nature, afin de remettre le corps sur les bons rails. Le corps de la pauvre Sacha est « mauvais » : elle se sent fille tout en étant « coincée dans le corps d’un garçon », comme l’affirme son frère, qui a compris le fond du problème au point qu’il a aussi compris, lui, que c’était là juste une manière de parler, un artifice de présentation, pour faire comprendre les choses à ses copains perplexes.

Mais pourquoi un corps trans serait-il mauvais, faux, coincé dans le sexe opposé, bref une erreur, une monstruosité de la nature ? Pourquoi devrait-il être corrigé et modifié par la médecine ? Ce sont là des questions qui ont été souvent posées par les militant.e.s et théoricien.ne.s trans [9]. Mais ce sont aussi des questions à propos desquelles un peu de psychanalyse pourrait ne pas faire de mal. Car cette manière de voir le corps trans comme erreur projette en retour et, si on ose dire, en positif, des corps sans faute, des corps qui tomberaient juste, des bons corps (les corps cisgenres). Or la psychanalyse, justement, peut-être parce que sa clinique n’est pas exclusivement confinée à l’intérieur des hôpitaux et qu’elle enjambe le partage du normal et du pathologique, nous enseigne que le corps, le corps en général, tout corps, ne correspond jamais à son image, et cela au-delà même de la question du sexe. Lacan avait tenté une sorte de parabole de cette condition commune dans sa célèbre analyse du « stade du miroir » [10] : il y mettait en scène un enfant n’accédant à la représentation de son corps comme unité harmonieuse, comme « bonne forme », que dans sa réflexion dans un miroir, et jamais dans son expérience interne, où il reste un chaos bouleversant de pulsions hétérogènes et acéphales. Il en concluait que le bon corps est forcément aliéné et il situait même, dans cette expérience idéalisée du corps, l’origine de toute aliénation. Mais s’il est vrai qu’il n’est pas de bon corps, pourquoi le sentiment d’identité sexuelle devrait-il nécessairement converger avec le « sexe biologique » [11], quand bien même cela serait le cas pour la majorité des personnes (comme il semble que ça le soit de nos jours, mais pour combien de temps et à quel prix) ? Pourquoi Sacha ne peut-elle pas porter une jupe simplement parce qu’elle a un zizi ? Pourquoi peut-elle le faire seulement après la certification de la médecine qui confirme l’« erreur » sur le corps ?

Pour une raison bien simple : ça n’est que quand les parents montrent à tout le monde le bout de papier de la pédopsychiatre qui atteste que Sacha est affligée d’un « trouble de l’identité de genre », appelé aujourd’hui « dysphorie », que, peu à peu, le directeur de l’école, les enseignants et les parents des élèves, résignés, acceptent que Sacha se présente à l’école habillée en fille. Elle peut être considérée comme une fille à condition qu’elle atteste qu’elle a un problème et que la médecine le confirme. Plus exactement, il semble qu’il faille surtout éviter que le sexe soit une invention de Sacha, voire (soupçonne l’école) de sa famille et plus précisément de sa mère, et pour cela réaffirmer que le sexe est un être, qui peut être objectivement constaté par une expertise savante : Sacha est comme ça, point, et si elle l’est, eh bien tout va bien, on peut la laisser faire. Rien ne semble plus angoissant que l’idée que le genre ne soit pas garanti quelque part, qu’il soit livré à la flottaison des inventions individuelles et collectives, négocié dans l’immanence des relations dont nous sommes tissés, à l’intersection de la famille, de l’école, de ses rêves, de ses camarades, et pourquoi pas aussi de son cerveau ! Non, il faut qu’il soit objectivé, déclaré, enregistré. « Dysphorie » fait l’affaire.

S’il était clair que ce discours psychiatrique n’était qu’un bouclier protecteur ouvrant un espace à l’intérieur duquel Sacha pouvait poursuivre l’exploration de son corps à l’abri des interdits et des injonctions du monde qui l’entoure, il n’y aurait vraiment rien à dire. Mais l’idée de mauvais corps dirige d’emblée la relation de Sacha avec le monde psychiatrique dans une direction orthopédique : il va falloir corriger ce corps. C’est ainsi que la pédopsychiatre, ayant à peine diagnostiqué le trouble, envisage immédiatement une rencontre avec l’endocrinologue, pour préparer un traitement hormonal et résoudre la question des spermatozoïdes fonctionnels, des testicules, de la pomme d’Adam, etc., dès qu’elles se poseront (Sacha n’a que 7 ans)... Tout se passe comme s’il fallait entamer au plus vite la « correction » de ce corps, pour que Sacha soit le plus rapidement possible réassignée à « un » sexe, le « bon » sexe, le sexe féminin en l’occurrence, et pour effacer les signes de cette masculinité qui non seulement déplaisent à Sacha, mais aussi l’empêchent d’être intégrée dans son environnement. Ce faisant, la psychiatrie semble pécher par excès de zèle dans une direction opposée à celle où elle s’est tristement illustrée contre les trans dans le passé. Et elle risque de faire de nouveau pas mal de bêtises. Car ça n’est pas la première fois que, malgré le serment d’Hippocrate, les médecins, en voulant faire du bien, font du mal et il faut n’avoir pas peur de sa propre obscénité pour opposer, avec les rédacteurs de la tribune de Marianne, le principe primum non nocere (avant tout ne pas nuire) aux demandes de traitement des trans, alors qu’on sait le mal que la médecine a fait aux trans et à bien d’autres dans leur situation. Il n’en reste pas moins que la médecine risque d’être accusée de précipiter des transitions qui, pour être partiellement réversibles, n’en sont pas cependant sans conséquence (comme on le voit d’ailleurs dans le film quand il est question de congeler les gonades de l’enfant pour éviter une stérilité définitive du fait des bloqueurs de puberté). De fait, on a vu récemment apparaître des plaintes de jeunes adultes contre l’institution médicale qui a donné satisfaction à leur demande de transition sexuelle précoce et qui considèrent a posteriori que leur décision était sous influence [12].

Les transitions précoces posent des problèmes médicaux (la réversibilité et l’innocuité des traitements sur le long terme) et juridiques (le statut du consentement éclairé chez des personnes mineures), qu’on ne peut glisser sous le tapis sans risquer de les laisser aux esprits conservateurs, qui auront alors beau jeu de revendiquer le monopole de la conscience critique [13]. Mais elles posent aussi des questions psychologiques (la pertinence d’aligner enfants et adultes au regard de la signification de certains traits tels que les manifestations de la transidentité) et politiques (la possibilité de laisser les corps trans se fabriquer en dehors de la norme de la binarité sexuelle) qui rejoignent les interrogations depuis longtemps portées par certain.e.s théoricien.ne.s et militant.e.s trans qui insistent sur l’aspect transformationnel plus que sur l’aspect réidentificatoire propres aux expériences de transition [14]. De tous ces points de vue l’attitude de la psychiatre mérite d’être interrogée. Il ne s’agit pas de mettre en cause les personnes comme la docteure Bargiacchi ; il s’agit de s’interroger sur ce qu’on demande à la psychiatrie dans notre société et sur ce que pourrait être un « suivi psychologique », une pratique d’écoute et d’attention et d’accompagnement, qui ne soit pas dans la conviction précipitée qu’il faut résoudre les problèmes, et plus précisément qui soit décorrélée de la logique médicale (ce n’est pas la même personne qui écoute quelqu’un et qui lui donne des médicaments) [15].

On comprend bien sûr que la psychiatre de Sacha anticipe ici une demande qu’elle connaît bien : beaucoup d’enfants trans veulent éviter certains signes du dimorphisme sexuel qui s’exaspèrent à l’adolescence. Mais il n’est pas facile de faire le partage entre cette demande des enfants et celle qui vient d’une société obsédée par la norme binaire. Certes, la mère de Sacha dit que la petite fille déteste son zizi. Mais comment ne le détesterait-elle pas, ce petit bout de chair qui lui empêche tant de choses ? Car c’est bien à cause de lui qu’elle ne peut pas jouer à la poupée avec ses copines, danser comme les autres filles, mettre des talons dorés pour jouer au foot. Pour tout le reste, le corps de Sacha est pleinement féminin. Personne ne se rend compte qu’elle n’est pas une fille… jusqu’à ce qu’elle se déshabille (d’où l’importance des scènes où Sacha choisit son maillot de bain – avec un petit volant). Comme le remarque d’ailleurs Sébastien Lifshitz dans un entretien accordé à Arte dans l’émission « 28 minutes », plus la féminité de Sacha sera contestée, plus elle détestera les signes « masculins » de son corps [16] – signes qu’elle voudra d’autant plus ardemment faire disparaître sous le bistouri d’un chirurgien, afin de pouvoir se conformer à la norme genre/sexe partagée par la majorité.

Nous ne disons certes pas que chaque fois qu’une personne s’insurge contre certaines parties de son corps et souhaite les transformer, ce soit la « faute de la société ». Nous ne doutons pas qu’il y ait lieu parfois d’aider quelqu’un à se débarrasser de certains éléments corporels qui l’insupportent. Nous disons seulement que ce n’est pas parce que ces transformations nécessitent une prise en charge médicale, que la décision de s’y engager doit être validée d’un point de vue médical (donc comme correction d’une pathologie). Nous disons aussi qu’il est difficile de le savoir tant qu’on vit dans une société qui noue à ce point « sexe » et « genre ».

Il y a donc lieu de penser que les problèmes que posent ces transitions, précoces et non précoces, seraient sinon dissipés du moins traités avec plus de délicatesse si on admettait de remettre en cause deux présupposés fondateurs : le sexe n’est pas de l’ordre de la vérité, mais de l’expérimentation ; il n’est pas binaire, mais multiple. Or la psychanalyse est mieux armée que la psychiatrie pour accompagner cette remise en cause tout simplement parce qu’elle n’est pas en position d’autorité : elle n’est pas censée délivrer la vérité sur les sujets ; elle est censée les accompagner dans une exploration dont le principe est que le sujet lui-même en sait sur lui-même toujours plus que quiconque, et même plus que lui-même ! Aussi peut-elle plus facilement résister à la tentation de partager dans le corps le vrai du faux pour mieux rectifier ce dernier. De même, on l’a vu, elle récuse l’idée que le corps soit d’emblée donné dans son unité à l’expérience humaine et met en avant un corps composé de pulsions partielles acentrées et aveugles. Mieux encore, elle assure que le désir inconscient ne connaît pas la différence des sexes [17]. Enfin, d’une manière générale, elle refuse d’entrer dans le débat sur l’inné et l’acquis.

Ce dernier point est souvent mal compris. Mais du point de vue de la psychanalyse, il n’y a pas lieu de trancher sur la question de savoir si le sexe est neuronal ou psychologique, inné ou acquis, naturel ou construit. Ce sont là probablement des questions mal posées en général [18] et ce sont en tout cas des questions qui n’ont aujourd’hui pas de réponse : toute personne qui prétend en détenir une commet une véritable imposture, qu’elle tranche dans un sens et dans un autre. Mais la bonne nouvelle est que ce sont des questions qui ne sont pas pertinentes pour la clinique psychanalytique : car quelles que soient les causes qui amènent Sacha à se sentir fille plutôt que garçon, elles doivent être en permanence reconstruites au présent par le sujet qui les intègrent dans un système de significations et dans ce que nous appelons un fantasme. Il est tout aussi ridicule de penser qu’il suffise d’une certaine configuration neuronale pour déterminer le sentiment d’être fille ou garçon, que de penser qu’il suffise que la mère ait désiré quelque chose ou que les stéréotypes de genre formatent les corps et les esprits dans tel ou tel sens. Tout cela compte, certes, mais dans des directions très largement imprévisibles et à condition d’être pris dans un fantasme. Et même le cerveau est fantasmé ! Ces théories étiologiques monocausales sont en tout cas à l’opposé direct de la psychanalyse. Si la psychiatrie sert à rassurer la société et les individus en certifiant une vérité du sexe, la psychanalyse sert paradoxalement parce qu’elle refuse de servir une finalité définie d’avance : elle ne sert qu’à accompagner les personnes dans leur désir de s’ouvrir à l’impossibilité de se raccrocher à un savoir décisif sur ces questions, bref de laisser parler leur désir inconscient.

Ainsi, le cerveau, le discours des parents, les normes sociales, comme les nouvelles habitudes culturelles, et tout « discours de l’Autre » comme dirait Lacan, sont susceptibles d’agir sur les expériences de genre. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui de plus en plus de jeunes personnes se sentent traversées par des expériences trans, tentées de s’y chercher, disposées à entamer une transition de genre, sous une des nombreuses formes qu’une telle transition peut prendre. Non pas seulement parce qu’elles ont enfin le droit d’être ce qu’elles seraient de toutes manières de toute éternité, mais parce qu’elles sont comme tout le monde : elles tissent leur être dans l’écheveau complexe du monde symbolique partagé. Ainsi, un jeune patient transgenre non-binaire m’a confié qu’il avait commencé sa transition F/M après avoir milité dans un groupe LBGTQUIAP+. C’est en participant activement à ce projet politique qu’elle avait senti à un moment le désir d’explorer les potentialités de son corps et de changer de genre.

À cet égard, on ne peut que sourire de l’angoisse des rédacteurs de la tribune de Marianne qui s’inquiètent d’une « promotion des changements de genre » qui serait portée par « l’hypersubjectivisme identitaire » d’un « discours communautariste » et relayée par le film. Comme si les expériences de genre n’étaient pas d’une manière générale influencées par les normes sociales en vigueur ! Par un renversement typique du discours réactionnaire, les signataires de la tribune considèrent identitaire non pas le fait d’assigner un être à une essence fixée à la naissance selon les normes d’une tradition supposée sans âge, mais au contraire le fait de se dépenser pour inventer collectivement d’autres catégories encore embryonnaires. Il n’y a pour eux d’influence légitime que celle de l’ordre social et culturel établi, jamais celle des désordres soutenus par l’engagement collectif et la quête individuelle d’ordres alternatifs. Dans la lignée du discours réactionnaire depuis Bonald et de Maistre, la vraie liberté serait dans la tradition, la tyrannie dans l’idée même qu’on puisse refaire le monde et se refaire soi-même, ne fût-ce qu’un peu. À ce compte, nos psys paternalistes auraient pu avec les mêmes arguments critiquer la contestation de l’ordre féodal par les Révolutionnaires de 1789, ordre féodal qui lui, du moins, faisait clairement de ce qu’on a « hérité de ses pères » l’unique mesure de ce qu’on est en droit de vouloir « acquérir pour le posséder ».

Pour notre part, à cette conception rigoureusement féodale de la psychanalyse, qui ne cesse de rappeler à l’ordre les trans comme elle le faisait jadis pour les gays et les lesbiennes (au moment du PaCS), nous opposerons non pas une psychanalyse « progressiste » qui adhèrerait à l’idée, certes naïve, selon laquelle nos sociétés seraient en train de se débarrasser des carcans archaïques et laisseraient enfin chacun s’épanouir (comme si nous étions des fleurs attendant d’éclore), mais une psychanalyse inclusive qui prend occasion de la conquête des imaginaires par ces discours jadis minoritaires pour mieux montrer à quel point nous sommes déjà toutes et tous, et tou.te.s et tou*s et tout, aussi « hors norme » les uns que les autres. On ne naît pas trans, on le devient, comme on devient homme ou femme ou autre, et cela même si ce devenir prend la forme d’un l’avoir-toujours-été.

QUI EST EUPHORIQUE DE GENRE ?

C’est à ce point qu’on peut s’interroger sur l’usage de la notion de dysphorie. Quand on sait les débats qu’il y a eu sur ce terme, on peut s’étonner que Sébastien Lifshitz ne se contente pas de confier dans son film au mot « dysphorie », prononcé par la psychiatre, le rôle de parole de paix et de vérité, mais qu’il le reprenne à son compte sans précaution particulière, comme on le voit dans sa participation à l’émission sur ARTE, « 28 minutes », où il affirme sur le ton de l’évidence que la dysphorie est le terme utilisé actuellement pour parler de la transidentité [19]. Mais utilisé par qui ? Eh bien par la psychiatrie, justement, et d’une manière générale par les institutions qui ont besoin d’objectiver les expériences trans pour les laisser tranquilles. Et pour désigner quoi ? La transidentité, vraiment ? Eh bien non : ce mot ne désigne précisément plus (dans le vocabulaire psychiatrique) la transidentité comme telle, mais bien la souffrance qu’un individu peut avoir en lien avec cette transidentité. Et cela pour une raison simple : qu’on le veuille ou non, le mot « dysphorie » évoque bien un trouble, un écart à une norme, un problème à régler. Les dysphoriques s’opposent aux euphoriques comme ceux qui vont mal à ceux qui vont bien dans leur genre. Mais que les euphoriques de genre versent la première larme !

Bien sûr, on nous dira que le terme de « dysphorie de genre » ne doit pas s’entendre au sens d’une pathologie, mais plutôt d’une condition particulière, un peu comme certaines personnes sont du groupe sanguin O, d’autres A, d’autres B, etc. Pourtant le terme est sans équivoque d’origine médicale : il a été introduit en 1973 par Norman Fisk pour désigner un « groupe de divers états apparentés par l’insatisfaction, voire la détresse, liées au sexe anatomique, et par une demande de changement de sexe », et il reste dans le cadre d’une approche psychologique et pathologique de la transsexualité [20]. Quand les psychiatres parlent aujourd’hui de dysphorie, ils nous jurent le cœur sur la main que ça n’est pas pour dire qu’il y aurait quelque chose de pathologique en soi dans le fait de ne pas se sentir du genre auquel on a été assigné à la naissance, mais bien pour désigner les situations où une personne en souffre de cette expérience, et uniquement ces situations. Or s’il y a bien quelque chose de frappant dans l’histoire de Sacha, c’est qu’elle ne souffre absolument pas de se vivre au féminin. Bien au contraire ! Cela lui procure une immense joie et c’est cette joie qui, fort justement, convainc sa mère qu’elle ne peut la briser au nom d’une prétendue évidence qu’un peu de réflexion peut dissiper finalement assez vite. Sacha est parfaitement en accord avec sa « transition ». C’est le monde extérieur qui ne l’est pas. Parler de dysphorie dans son cas c’est en revenir à une certaine pathologisation confuse des expériences trans. Et rabattre transidentité sur dysphorie, comme le fait Sébastien Lifshitz dans un esprit sans doute pédagogique, c’est brouiller la différence, qu’il a fallu tant de décennies pour construire, entre la pathologisation des expériences trans et l’attention aux difficultés particulières que peuvent rencontrer les vies trans notamment dans un monde transphobe.

Cette négligence terminologique de la part de quelqu’un de si précis, de si délicat, nous semble trahir un mouvement de fond qui porte son film : ne pas discuter l’approche psychiatrique actuelle de ces expériences, afin de pouvoir mieux s’appuyer sur elle pour lutter contre la résistance des autres institutions – jouer, en somme, l’hôpital contre l’école. Nous sommes en effet si soulagés par l’intervention de la psychiatre qu’on n’a pas envie de chicaner. Et de fait les militant.e.s trans ont eu souvent le même sentiment : il n’y avait pas lieu de bouder son plaisir [21]. Nous sommes d’accord : nous ne boudons pas. Mais ça n’empêche pas de réfléchir. Et il ne faudrait pas que ce soulagement et cette reconnaissance que nous ressentons en voyant le film nous empêchent d’interroger et la demande sociale adressée à la psychiatrie, et les présupposés implicites qui accompagnent ce terme de dysphorie. Il nous semble que les deux vont ensemble : c’est afin que les trans ne déstabilisent pas trop un certain essentialisme (principalement binaire) de la norme du sexe/genre, que la psychiatrie est convoquée.

L’idée de dysphorie suggère bien que chaque individu a le droit de vivre sa propre identité, indépendamment des caractères de son corps, mais aussi que sexe et genre doivent s’accorder, quitte à faire intervenir la médecine qui transformera alors le mauvais corps en bon corps. Et comme en général ces essences sexuelles sont conçues dans un cadre binaire (c’est le cas pour Sasha), on voit pourquoi elle tend à produire des « vrais » corps d’« homme » ou de « femme ». Exit les corps trans. La transidentité perd alors son caractère de symptôme – au sens que la psychanalyse (lacanienne) a donné récemment à ce terme, c’est-à-dire d’invention d’un corps aux prises avec une jouissance singulière et intraitable [22] – pour être englobée dans une nouvelle normativité. Elle est acceptable, certes, mais à condition d’être un cas particulier de la correction d’un écart [23].

Si la psychiatrie, même devenue empathique et serviable telle qu’elle est dépeinte dans le documentaire de Sébastien Lifshitz, risque d’être mise au service d’un rétablissement de l’ordre de la binarité de sexe, c’est qu’elle adhère implicitement à une philosophie sous-jacente à toute la médecine contemporaine : à tout problème une solution [24]. Le mal-être d’une personne transgenre n’est pas à ses yeux très différent de celui d’une personne angoissée, dépressive, maniaque, toxicomane, délirante, etc. Il faut qu’il y ait une pilule, un traitement, une opération chirurgicale, pour résoudre le « trouble », psychique ou organique. Dans le cadre de la transidentité et de la réassignation des sexes, cette philosophie conduira la « thérapie » à intervenir à l’intérieur du cadre de l’épistémologie de la différence sexuelle. On se souvient des opérations effectuées sur les intersexes pour les réassigner à la naissance par principe [25]. Ces abus ne sont plus de saison. Mais la médecine continue malgré tout à n’appréhender son intervention sur le corps des trans que de manière normative et orthopédique : elle n’accompagne pas l’invention de son corps par une personne aux prises avec son être (ou, comme nous dirions en psychanalyse, sa jouissance), elle le soigne. Et comment peut-elle le faire, dès lors, sinon en s’inscrivant dans l’horizon de la féminité ou de la masculinité et dans le but de faire disparaître les signes de la trans-formation du corps ?

Le témoignage du sociologue et activiste trans Miquel Missé est saisissant : « L’idée d’avoir un corps par erreur [equivocado] vient des points de référence de la sexualité qui existent dans l’imaginaire social. Et des personnes avec une autorité incontestable m’ont confirmé que oui, j’étais un vrai transsexuel. Ils m’ont remis un document où c’était écrit que j’avais une maladie incurable à moins de suivre un traitement chronique qui impliquait des hormones et de la chirurgie. Sur le moment, le processus m’avait paru exagéré, mais il m’a semblé que pour obtenir le résultat espéré, ça en valait le coup, et c’était la seule voie possible. Ce n’est que des années plus tard que j’ai eu la sensation d’avoir été volé. Je me demande pourquoi personne ne m’a dit que c’était possible de maintenir ce corps, pourquoi personne ne m’a dit qu’une autre sexualité était possible dans ce corps. Je n’ai pas subi de violence, ni de menaces. Mais je sens qu’ils m’ont volé la possibilité de vivre mon corps d’une autre façon [26]. »

Sasha veut avant tout pouvoir faire un certain nombre de choses qu’on lui présente comme incompatibles avec son être supposé (masculin), et même qu’on lui interdit : mettre des chaussures avec les boucles, des rubans dans les cheveux, avoir des rôles féminins à la danse, jouer à la poupée, etc. Et on ne la laisse faire cela qu’à la condition de l’inscrire sur une trajectoire où son corps exigerait une correction. Mais pourquoi ? N’est-ce pas là continuer à se faire « des nœuds au citron », pour reprendre l’expression du père de Sasha qui ne comprend pas les soucis de l’encadrement scolaire ? Pour Sacha la question n’est pas tant « pourquoi veut-il s’habiller en fille ? », que : « pourquoi devrait-elle s’habiller en garçon ? »

Si nous admettons que Sacha est dysphorique, nous concédons que pour être une fille il faut avoir des caractères biologiques féminins, de sorte que, lorsqu’on se sent fille mais qu’on n’a pas ces caractères, on a, nécessairement, un problème. Clémence Zamora-Cruz, co-présidente de Transgender Europe, estime toujours stigmatisante l’utilisation du terme « dysphorie » ou du syntagme « incongruence du genre » : « Avec ce mot, on donne l’impression qu’il y a toujours un problème avec la transidentité. Mais le vrai problème c’est la transphobie. [27] ».

Bref, il n’y a pas lieu de parler de « dysphorie » dans le cas de Sasha. Sinon parce qu’on a une idée normative de ce que c’est qu’être homme ou femme, et cette idée est tout simplement transphobe. La réassignation de genre, lorsqu’elle est présentée comme la seule alternative à la résignation, n’est pas une solution pour la personne trans ; c’est une solution pour la société que cette personne dérange. La médicalisation des expériences trans telle qu’elle apparaît dans Petite fille, pour salutaire qu’elle soit en l’occurrence, ne détient en rien leur vérité.

UN CHAPEAU, UN RUBAN, UN COLLIER, UNE COURONNE : LE SEXE-JOUISSANCE, SES ACCESSOIRES ET SON IMAGE

Nous ne voudrions pas qu’on confonde les interrogations que nous formulons au sujet de la demande sociale adressée à la psychiatrie, avec une autre critique, courante dans les milieux psychanalytiques français depuis quelques temps. Il ne s’agit pas de se rallier à une énième dénonciation du supposé libéralisme des sociétés contemporaines, où « la permission, mise au poste de commandement », comme l’écrit Jacques-Alain Miller [28], irait, dans sa tentative d’effacer la souffrance du sujet mis à mal par son corps, jusqu’à nier les données les plus élémentaires de la réalité, dont, bien sûr, la différence de sexes serait l’exemple éminent [29]. Ce discours, très en faveur chez les lacaniens hexagonaux (notamment J.-A. Miller lui-même, l’héritier légitime du docteur Lacan, ainsi que Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman et bien d’autres), contredit de toute évidence ce que nous avancions tout à l’heure, à savoir que l’inconscient ne connaît pas la différence des sexes. Il faut donc en venir à cette question : la psychanalyse a-t-elle, parmi ses axiomes fondateurs, une certaine idée de la différence des sexes comme roc originaire, ou bien est-elle le terrain où peut se construire une théorie du sexe/genre qui permette de comprendre non seulement ce qui se joue dans les expériences trans, mais aussi, à partir de ces dernières, ce qui se joue en général dans le sentiment d’être d’un certain sexe ?

Nos lacaniens reprennent souvent, pour exprimer leur conviction du caractère indépassable de la différence des sexes, une célèbre formule de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » Leur idée est en somme que la différence des sexes divise les sujets de l’intérieur et les empêche de coïncider avec eux-mêmes, mais que cette non-coïncidence à soi étant la définition même d’un sujet, la différence des sexes est donc le fondement de l’expérience subjective en général. Lacan dit qu’on a à choisir son sexe [30], comme si, être un sujet, c’était forcément se trouver sur cette brèche, au moment d’un choix forcé : « Alors, d’un côté ? ou de l’autre ? » Et quoi que vous choisissiez, de toutes manières, ça n’ira pas. Aussi ces psychanalystes ne se sentent-ils pas particulièrement touchés par les critiques que leur adresse la pensée queer, parce qu’ils ont le sentiment d’avoir toujours déjà concédé que le sexe et le genre ne correspondent pas, et que le binarisme ne concerne pas les théories lacaniennes de la sexuation. Ils se sentent même beaucoup plus subversifs que les militants trans, car ces derniers auraient la naïveté de croire qu’on pourrait accéder à un bon sexe, à une réconciliation avec soi-même, grâce à la transition notamment, et que le malheur, le sentiment de désaccord, ne serait que la conséquence d’une oppression sociale contingente. Or nos psys, assis derrière leurs divans, savent bien que cela est inatteignable, et même qu’un tel projet est source de malheur garanti [31].

Si nous sommes d’accord avec Lacan sur l’idée que la non-conformité à soi est, en matière de sexe, et plus généralement de corps, la norme et non pas l’exception, nous pensons que cela n’est pas dû au fait que la différence des sexes traverse chaque sujet, mais à ce que le corps est d’abord et avant tout donné comme magma de pulsions partielles autonomes et acéphales (pulsion orale, pulsion anale, pulsion scopique, etc.). Une partie de ce qu’on appelle sexe, ou genre, est formé par un montage plus ou moins mal foutu de ces différents morceaux, qui fonctionnent comme des accessoires qu’on compose en vue de constituer un corps qui marche. C’est très exactement ce que fait Sasha dans une des scènes les plus belles et les plus impressionnantes du film où elle se regarde dans un miroir en essayant tantôt un chapeau, tantôt un ruban, puis un collier, une couronne… Les « organes » du corps sont eux aussi des accessoires qu’on accroche, déplace, ajoute, détache, rattache, les uns avec les autres. De ce point de vue, le pénis est comme le chapeau, le sein comme le ruban : les organes sont épinglés sur le corps comme des broches ou des fleurs ; ils blasonnent le corps. Le sexe est affaire d’héraldique, à même la chair. Et ce qui commande ces montages, c’est ce que Lacan a appelé jouissance, mélange de plaisir et de souffrance, lié à l’expérience traumatique du sujet, qui se fixe au niveau de l’inconscient.

De ce point de vue, la théorie freudienne des pulsions et la théorie lacanienne de la jouissance et du symptôme rejoignent les descriptions du corps trans donnés par les trans mêmes : un corps qui, lorsqu’il n’est pas tout de suite réassigné par la médecine, et même après l’avoir été, se vit, se construit, s’invente en dehors des identités fixes et établies – le corps comme « fabrique » (fabrica) de Miquel Missé, le corps comme montage de prothèses et de toxiques tel que le présente Paul B. Preciado, entre tant d’autres descriptions si précieuses et si précises qui ont été faites des expériences de transitions. Un corps trans est avant tout un corps qui assume sa mutation, qui s’explore, et non pas nécessairement un corps qui cherche à se caler dans une case identitaire.

Cela peut paraître contre-intuitif, au regard de l’importance que semble avoir précisément la question de l’identité, le rapport au miroir, à l’apparence, à l’image, pour certaines expériences trans. Cela a d’ailleurs conduit quelques psychanalystes à penser que la question de l’image et de l’imaginaire est centrale pour le sujet transgenre et qu’elle est le lieu où quelque chose de déterminant se concentre [32]. Nous soutenons quant à nous que certaines expériences trans au moins explorent un corps relativement soustrait aux identifications imaginaires. Le miroir est là, mais non pour figer le sujet dans le « déjà vu » : il n’a aucune fonction moïque, orthopédique, iconique. Dans la scène de Sasha face à son miroir, on voit qu’il s’agit pour elle de faire varier les accessoires : à chaque instant tout change, le corps désire et « se désire » à partir de ses infinies possibilités d’existence, et non pas dans la fascination de l’image de soi, idéalisée ou exécrée. L’instabilité de l’image n’est pas un précipice, comme elle l’est pour beaucoup de personnes, en particulier névrosées, qui y cherchent un appui, un point de fixation, une assurance, une identité. L’instabilité de l’image est exploitée dans son sens plus positif, non pas comme angoisse d’irrésolution mais comme outil expérimental, comme matrice de transformations virtuelles. C’est la même chose lorsque Sacha danse, toute seule, avec ses voiles et ses jolies chaussures : elle nous émeut car elle nous transporte dans son monde de possibilités, d’incertitudes certes, mais aussi de constructions et de joies.

Cela ne veut pas dire qu’une personne trans ne puisse pas avoir un problème avec son image, et bien sûr avec la consistance fragile de celle-ci. Mais ce sentiment n’est pas forcément lié au corps trans comme tel, sauf lorsque la binarité sexuelle supplicie ce corps pour le faire rentrer dans ses cases rigides. C’est le cas notamment de la protagoniste d’un autre film récent mettant en scène une situation de transidentité, le film Girl de Lukas Dohnt (2018). Lara est une adolescente trans qui, après avoir été admise dans une grande école de danse classique, doit combattre avec un corps qui ne rentre pas dans les standards d’une danseuse classique. Elle finira pour se couper le pénis. Elle déteste ce corps qui ne lui permet pas de faire ce que les autres danseuses peuvent faire. Elle est belle et mince, mais les pieds et le barycentre trahissent un corps qui a d’autres atouts. Ses copines ne comprennent pas qu’elle cherche à cacher son sexe, et, par souci excessif de l’intégrer, l’obligent à exposer ce qu’elle ne peut considérer que comme une disgrâce, qui la sépare d’elles. Ici la question de l’image est centrale. Mais rien de tout cela n’est étonnant si on songe qu’aucun art n’est plus binaire que celui de la danse classique. Toute personne qui rentre dans une grande école de danse doit se confronter à ces standards rigides : combien de jeunes femmes doivent abandonner leur rêve de petite fille car leur corps ne s’adapte pas à ce qui est demandé ? Lara pense qu’elle ne réussit pas à cause de ce maudit corps d’homme qu’elle doit vaincre, alors qu’elle ne réussit pas parce que les critères sont extraordinairement exigeants et que, peut-être, elle n’est pas si douée. Lara souffre bien sûr, mais comme toute personne qui s’impose des épreuves supérieurement difficiles et qui s’obstine à obtenir ce qui est le plus improbable. Elle pourrait essayer la danse contemporaine, où probablement sa spécificité pourrait en revanche être mise en valeur, mais elle veut être plus forte que le destin. Cela fait son caractère à la fois héroïque et pathétique, admirable et désolant. Lara a bien un problème, et ce problème est bien identitaire, donc moïque, mais il vient plus de sa névrose que de sa transidentité. Qu’elle se mette en situation d’échec n’est pas caractéristique de son être trans, mais de son être névrosé – donc de ce qu’elle a de plus ordinaire –, même si, bien sûr, chez elle la névrose investit le questionnement sur son sexe. La névrose jouit toujours de l’impossible dont elle se lamente : l’être-femme devient pour Lara son impossible, tout comme l’être-philosophe devient l’impossible d’un professeur de philosophie normalement névrosé. Que ce dernier ne sache pas quoi couper pour rejoindre cet être impossible ne suffit pas à voir une différence de nature (ou de structure) entre Lara et lui.

Sophie Mendelshon, une des spécialistes les plus fines de la clinique psychanalytique des expériences trans, écrit que certaines personnes transgenres souffrent d’une disjonction entre le corps et l’image : elle parle d’une « fixation à l’image comme pure image, sans corps » [33]. Le cas de Lara illustre cette thèse à merveille. Mais pouvons-nous dire que cela vaut pour toute personne trans ? Certes il arrive que le fantasme de la différence des sexes déclenche une grande angoisse dans un sujet trans, quand l’injonction à choisir entre les formes surplombantes du masculin et féminin se fait si pressante qu’il a le sentiment que son corps ne saurait exister. Mais il arrive aussi que des personnes trans trompent ce fantasme pesant, et alors on constate que l’image dans le miroir n’est plus un tribunal angoissant mais une table de montage où il s’agit de jouer (avec) son propre corps. C’est le cas de Sasha. Une position subjective de ce genre permet d’échapper aux effets d’aliénation caractéristiques de la névrose que Lacan a décrit dans son célèbre article du stade du miroir. Alors la catégorie de la ressemblance l’emporte sur celle de l’identité dans le rapport à l’image. Car l’image est une drôle de bête : elle peut aussi bien servir à l’identification qu’à ce dégradé de différences continues qu’est la ressemblance. Dans ce dernier cas, le sujet s’intéresse à l’image non parce qu’elle donne une forme fixe et visible à quelque chose d’indéterminé et de mobile (son corps désirant), mais au contraire parce qu’elle permet toutes sortes de variations continues qui font écho à la labilité et à l’invention du corps trans (d’où la beauté de la scène de Sacha essayant ses accessoires). En revanche, quand l’image répond à l’angoisse qu’induit le fantasme, il est naturel que la revendication d’identité (masculine ou féminine) devienne une passion dévorante pour le sujet. Et on comprend alors pourquoi, comme le dit Sophie Mendelsohn, la construction identitaire prend la place d’une image en disjonction du corps. Mais la question de l’identité de genre est loin d’être obsédante dans toutes les expériences trans.

Nous pensons à un patient psychotique qui a certaines pratiques transgenres – il s’habille souvent en femme. Mais au lieu de chercher à correspondre à un modèle type de féminité, fut-il exalté (comme dans le cas des drag-queens), il mobilise les signes de genre de manière décentralisée et non hiérarchique, sans qu’ils aient besoin de s’inscrire dans la construction d’une identité de genre : un pantalon avec des cœurs, porté en même temps qu’une barbe, des boucles d’oreilles et des talons compensés ; des cheveux longs mais coiffé en catogan à la mode de Karl Lagarfeld. Parfois en revanche, il se présente en costume deux pièces (masculin) et escarpins. Il ne cherche pas à faire correspondre son corps à une image d’homme abstraite et idéale. Il joue avec la ressemblance et l’imitation, mais ce qu’il fabrique, précisément, ce n’est pas une image, mais un bricolage. Il n’a pas besoin de reconnaissance ni de certification de son genre. Et son corps, loin de retomber dans ce vide creusé par l’angoisse de l’image, est au contraire richement inventif et perpétuellement reconstruit.

Nous touchons là à un point sensible : la relation des transidentités et de la notion de « psychose ». Car la différence que nous avons mise en scène entre Lara et Sacha au regard de l’image recoupe la différence entre ces deux grandes structures de la subjectivité que la psychanalyse a dégagées (en plus de la perversion) : la névrose et la psychose [34]. Nous avons donc l’air de dire que le corps trans, lorsqu’il fait de la transformation comme telle son opérateur de jouissance, est proche de la psychose. Or on sait à quel point les personnes trans se sont battues pour qu’on cesse de les considérer comme folles, et elles ont raison : la transidentité n’est pas une folie. Cela a conduit à considérer avec une suspicion particulière toute manière de parler de « psychose » dans le cas de certaines expériences trans. Mais cette réticence vient elle-même d’un malentendu, doublé d’une stigmatisation latérale.

La notion de psychose désigne une structure psychique et ne se confond pas avec la folie. La folie à l’inverse traverse toutes les structures psychiques, de sorte qu’il n’y a pas de différence de structure entre les personnes folles et non folles. Les personnes psychotiques ont parfois des singularités de comportement qui les conduisent à être exclues, comme les expériences de folie impliquent souvent une forme d’exclusion. Mais dans les deux cas, c’est l’angoisse des autres qui entraîne cette exclusion, en même temps que cette exclusion aggrave (voire constitue) ce qu’on peut appeler folie. Il serait très malheureux que le dépassement d’une exclusion des personnes trans se fasse au prix du renforcement d’une autre exclusion, celle des personnes psychotiques ou en situation de folie. Nous avons ici un cas caractéristique de ce qu’en d’autres espaces théoriques on appelle un problème d’intersectionnalité. Mais outre cette remarque politique, d’un point de vue clinique il serait tout aussi malheureux que notre souci d’accueillir les expériences trans nous empêche de les écouter dans leur diversité même. C’est pourquoi il importe de dire qu’il y a des trans névrosés mais aussi psychotiques, et même pervers, et que les psychotiques, chez les trans comme ailleurs, ne sont pas forcément les plus fous. Bref les trans sont bien des personnes comme les autres !

* * *

Ainsi, on le voit, entre les trans et les psys, la mise en cause a changé de camp : ce ne sont plus les psys qui interrogent les trans sur leur vérité, mais les trans qui somment les psys de s’expliquer sur leurs options théoriques et cliniques. La question du sexe, les psys ont bien raison, nous divisent. Mais elle nous divise plus désormais comme psys que comme « êtres sexués » ! Veut-on intervenir en tant que psy à partir de l’autorité de son supposé savoir, investi.e du pouvoir de permettre ou d’interdire (par exemple des transitions), ou bien comme lieu facultatif où l’impossibilité de tout savoir définitif peut être éprouvée par les sujets eux-mêmes au prix d’un renoncement des psys à tout pouvoir (y compris celui de trouver les solutions des souffrances des sujets à leur place) ? Dans le premier cas, on ne parlera pas d’inconscient ; dans le second, oui. C’est toute la différence entre psychiatrie et psychologie d’un côté, psychanalyse de l’autre. Aller jusqu’au bout de la démédicalisation des expériences trans, et plus généralement de la question du genre et du sexe, tel est incontestablement un des enjeux de notre présent. Comprendre la position de la psychanalyse, c’est-à-dire d’une clinique de l’inconscient, dans le champ des discours psys, peut aider à préciser cet enjeu et à éviter de s’en remettre aux bons papas ou aux bonnes mamans qui continuent, malgré toute leur bienveillance, et même à cause de leur bienveillance, à supposer que notre bien est déjà décidé.

Mais la psychanalyse elle-même est divisée : veut-elle continuer à se draper dans l’opacité des désirs humains comme Dieu dans la brume sur le Mont Sinaï d’où tomberait un verdict terrible sur les limites de la condition humaine (« castration ! castration ! »), ou bien est-elle prête à admettre qu’elle ne sait pas ce que peuvent les corps, par exemple les corps trans dans un monde qui ne serait pas transphobe ? Et cette question se redouble en une seconde : est-elle capable de ne plus confondre cette division du sujet par l’inconscient avec l’expérience de la différence du masculin et du féminin, pour la replacer sur ce qui est une des plus grandes inventions freudiennes : celle du corps anarchique des pulsions partielles, celle, aussi, de cet élément rigoureusement ingouvernable que Lacan a appelé jouissance  ?

Démédicaliser les corps en proie au symptôme, débinariser la différence des sexes : voilà le programme de ce que nous avons appelé une psychanalyse inclusive, capable de soutenir que le sexe n’est pas le lieu d’une vérité des êtres mais le terrain d’une invention de corps. Elle est révolutionnaire parce qu’elle ne promet pas le bonheur ; elle promet… l’inconscient !

Silvia Lippi & Patrice Maniglier

[1Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020, p. 87.

[3« L’humain est contraint, il ne peut pas tout : la tribune de pédiatres et psychiatres sur le document Petite fille », Marianne, 5 janvier 2021 (https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/lhumain-est-contraint-il-ne-peut-pas-tout-la-tribune-de-pediatres-et-psychiatres-sur-le-documentaire-petite-fille).

[4Cf. Eliot Sévricourt, « Sacha et le Cisgaze », Médiapart, 10 décembre 2020 (https://blogs.mediapart.fr/eliot-sevricourt/blog/101220/sasha-et-le-cisgaze).

[5S. Freud, Totem et Tabou, trad. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993, p. 314. Ajoutons pour faire bonne mesure que dans le texte de Goethe lui-même (Faust, Partie I, scène 1, vers 682-683), cette phrase signifie simplement qu’il faut se débarrasser de tous ces poids lourds qui ne nous viennent que par héritage – donc l’exact inverse de ce que les signataires de la tribune recommandent…

[6Il est frappant de constater que ce sont aujourd’hui les mêmes discours, et souvent les mêmes personnes (par exemple Caroline Eliacheff), qui s’étaient opposés au PaCS jadis (mais pas au mariage, car ils avaient compris que le vent avait tourné et que cela les cornériserait avec les catholiques traditionnalistes et l’extrême droite la plus rance) et qui aujourd’hui crient au scandale devant l’ouverture récente et timide des institutions et de la société aux expériences trans.

[7Cf. Karine Espineira, « Petite fille, un traité de transidentité à l’usage de cis gens », Contretemps, revue de critique communiste, 28 décembre 2020 (http://www.contretemps.eu/petite-fille-traite-transidentite/#_ftn5).

[8Il est d’ailleurs amusant de noter que, dans un texte sur Petite fille, Jean-Marie Durand ait perçu dans le film un message inverse, comme en témoigne le titre de son article : « On ne naît pas petite fille, on le devient » (AOC, 2/12/2020), https://aoc.media/critique/2020/12/01/on-ne-nait-pas-petite-fille-on-le-devient-sur-petite-fille-de-sebastien-lifshitz/. C’est qu’en un sens le film dément dans ce qu’il montre ce qu’il défend dans ce que dit la psychiatre.

[9Voir notamment Paul B. Preciado, Texto Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset 2008, p. 119 ; Miquel Missé, A la conquista del cuerpo équivocado, Egales, Barcellona-Madrid, 2018, p. 109 sq.

[10Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966. pp. 93-100.

[11Rappelons d’ailleurs que ce fameux « sexe biologique » n’existe pas dans son unité : il est lui-même la superposition des dimensions physiologique (notamment l’organe génital), endocrinologique (c’est-à-dire les hormones) et génétique (c’est-à-dire le génome), ces trois-là ne se correspondant pas forcément et s’avérant de surcroît tracer non pas des oppositions binaires et discontinues, mais plutôt tout un dégradé de variations continues (plus ou moins de marques physiologiques plus ou moins prononcées du dimorphisme sexuel, plus ou moins d’oestrogène et de testostérone, plus ou au moins de X et de Y dans le génome. (Pour un point sur ces questions, voir Patrice Maniglier, « Bien plus que cinq sexes : par-delà masculin et féminin », Femmes, Hommes : quelle différence ? 19° Forum Le Monde Le Mans. Jean Birnbaum ed. Rennes : Presses Universitaire de Rennes, 2008.)

[12Voir la plainte de Keira Bell au Royaume-Uni à qui la Haute Cour de Londres a donné raison le 1er décembre 2021 contre l’hôpital public qui lui avait administré le traitement.

[13Voir la tribune de la juriste Olivar Starton dans le Figaro (https://www.lefigaro.fr/vox/societe/les-enfants-sont-dans-l-incapacite-de-donner-un-consentement-valable-aux-traitements-de-transidentite-20201204), qui est clairement sur les mêmes positions que la tribune des psychanalystes paternalistes de la tribune de Marianne.

[14Voir les témoignages de Paul B. Preciado et de Miquel Missé.

[15Sur le principe, les expériences trans ne sont plus censées faire partie de la liste des maladies mentales : l’État français a retiré la transidentité de cette liste il y a plus de 10 ans (loi du 10 février 2010) et a convaincu l’Organisation Mondiale de la Santé de la suivre dans ce sens, ce qu’elle a obtenu en 2019. Dans la pratique cependant, l’accès aux techniques hormonales et à la chirurgie continue de passer par une psychiatrisation des parcours (même si, en France, cela est géré par des associations), avec tous les effets de formatage de l’expérience subjective que cela implique. Pour une description stimulante de ces mécanismes et de leurs enjeux philosophiques, voir Sarah Lucide, « Récits en transition. Vers une ontologie sociale narrative », Mémoire de recherche, 2° année de Master de Philosophie, sous la direction de François-David Sebbah, Université Paris Nanterre. Au demeurant, Eliot Sévricourt remarque que la docteure Bargiacchi appartient à la SOFECT, l’association très contestée à qui a été déléguée la question de la prise en charge financière des demandes de transition en faisant une part très importante à l’évaluation psychiatrique.

[17« […] l’activité autoérotique des zones érogènes est la même pour les deux sexes et, en raison de cette concordance, la possibilité d’une différence des sexes, telle que celle qui se met en place après la puberté, est supprimée […]. » Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905/1910/1915/1920), Paris, Folio, 1987, p. 161. Ce point a été embrouillé par Lacan mais il reste une contribution fondamentale de la psychanalyse à la compréhension du phénomène de genre.

[18Voir Ian Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001.

[20Voir notamment la critique qu’en fait Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, op. cit., p. 99.

[21Voir encore l’intervention de Karine Espineira dans Contretemps (loc. cit.).

[22Du point de vue de la psychanalyse le symptôme, même s’il génère de la souffrance, n’est pas un signe de maladie ; il ne doit pas être extirpé ou corrigé (comme le fait la médecine). Sur cette notion du corps trans comme symptôme, voir Silvia Lippi, « LGBTQIAP+Ψ. Réponse d’une psychanalyste à l’appel de Paul B. Preciado », in AOC, 25/09/2020 : https://aoc.media/opinion/2020/09/24/lgbtqiapψ-reponse-d-une-psychanalyste-a-lappel-de-paul-b-preciado/.

[23La militante transféministe Maud Yeuse Thomas est claire à ce propos : « On ne change/transgresse plus la « nature » mais un modelé, un ordre social (« L’Ordre symbolique »), un mode de construction identitaire et de socialité́. En France, ce que les tenants de la pathologisation des trans identités peinent à masquer, c’est leur refus policier de toute construction socio-identitaire autonome et critique. Ils préfèrent « lâcher » le sexe – et autoriser les changements d’état civil (Homme/Femme) à la condition d’opérations (Mâle/Femelle) – plutôt que de renoncer au genre, c’est-à-dire au rapport de pouvoir qui est précisément au fondement de cette conception naturaliste binaire. Or, le fait transgenre et transvariant, longtemps à la remorque, bouleverse la donne car il soutient le paradoxe d’un sexe différent du genre. En bref, il ne binarise pas. ». https://mouvements.info/la-controverse-trans/.

[24« […] Je ne dis pas que le mal-être du corps […] a été inventé par la médecine. Bien sûr que non, ce que je dis c’est qu’ils ont inventé une réponse à ce mal-être : transformer le corps ». Miquel Missé, A la conquista del cuerpo équivocado, op. cit., p. 35.

[25Signalons un joli documentaire récent qu’on peut visionner sur ARTE jusqu’au 05/08/20, Regine Abadie, Entre deux sexes (2017). https://www.arte.tv/fr/videos/069070-000-A/entre-deux-sexes/.

[26Miquel Missé, A la conquista del cuerpo équivocado, op. cit., p. 26.

[28Jacques-Alain Miller, « Jouer sa partie », La Cause du désir, n°105, juin 2020, p. 26, cité par Jean-Noël Donnart, « Une fille… tout simple », dans Lacan quotidien, n°905, 22 décembre 2020, https://lacanquotidien.fr/blog/2020/12/lacan-quotidien-n-905/.

[29« Cette vision transgenre semble dévoiler l’utopie dans laquelle la souffrance disparaitrait grâce à l’acceptation de la jouissance, hors différence sexuelle. » Aurélie Charpentier-Libert, « Petite fille : D’une assignation, l’autre », https://institut-enfant.fr/zappeur-jie6/petite-fille-dune-assignation-lautre/.

[30« “L’être sexué ne s’autorise que de lui-même”. C’est en ce sens qu’il a le choix, je veux dire que ce à quoi on se limite, enfin, pour les classer mâle ou féminin, dans l’état civil, enfin, ça, ça n’empêche pas qu’il a le choix. » Jacques Lacan, Les non-dupes errent (1973-1974), séminaire inédit, 9 avril 1974 (on peut trouver une transcription sur le site de Patrick Valas : http://www.valas.fr/IMG/pdf/S21_NON-DUPES---.pdf, p. 187). Voir aussi l’éclairant commentaire de Colette Soler, « Une nouvelle économie sexuelle », dans Le choix du sexe, Revue du Champs, Lacanien, n°17, 2015, pp. 11-20.

[31On retrouve ce genre de discours par exemple chez Jean-Claude Milner, Slavoj Zizek, Juan Pablo Luchelli, Sexualités en travaux, Paris, Éditions Michèle, 2018 ; Alenka Zupancic, Qu’est-ce que le sexe ?, Paris, Les Presses du Réel, 2019 ; Clotilde Leguil, L’être et le genre. Homme/Femme après Lacan, Paris, PUF, 2015.

[32Hervé Hubert, « Transsexualisme : du syndrome au symptôme », dans Cliniques Méditerranéennes, n°76, Ères, 2007, p. 6 ; Sophie Mendelshon, « Accord perdu (de l’intérêt d’envisager une “clinique trans”) », dans La clinique lacanienneLa pluralité des genres ?—, n° 31, Toulouse, Erès, 2020, p. 35.

[33Sophie Mendelshon, « Accord perdu (de l’intérêt d’envisager une “clinique trans”) », op. cit., p. 37.

[34Ce n’est certes pas dire que nous pensons que Sacha soit psychotique : outre que ce genre de diagnostic est ridicule au niveau de familiarité que nous avons avec elle, il se trouve que Sacha est une enfant et que les diagnostics structuraux à propos des enfants n’ont pas de sens, ou en tout cas pas le même sens. Ici Sacha sert de modèle conceptuel et non pas de cas clinique.

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