La sagesse des casseurs

Partout et tout le temps les médias, avec l’aide de quelques universitaires se posent la même question que les flics : « qui sont les casseurs ? ». Répondons à notre tour : le casseur c’est le sage qui descend dans la cité.

paru dans lundimatin#64, le 6 juin 2016

Depuis le début de ce mouvement contre la loi travail(le), il ne se passe pas un jour sans que l’on entende parler des « casseurs ». A lire les journaux le casseur semble être une espèce à part que les sciences humaines et sociales s’attachent désormais à comprendre. Les psychologues cherchent à ouvrir la boite noire tapis derrière les cagoules. Il faut psychanalyser le casseur et tenter de décortiquer sa biographie pour déceler dans son existence les nœuds familiaux qui l’on conduit à dévier ainsi dans ce qu’il est convenu d’appeler la « radicalité ». Le Figaro écrira que « la psychologie du casseur est dure à saisir ». Ses journalistes avanceront l’hypothèse selon laquelle c’est un être qui « carbure à l’adrénaline ». Chez les Inrocks, l’esprit malin d’un docteur en sociologie sera convoqué. Il verra dans le casseur quelque chose de l’ordre d’un « ADN commun avec les autonomes ». Partout et tout le temps les médias, avec l’aide de quelques universitaires se posent la même question que les flics : « qui sont les casseurs ? ». Répondons à notre tour : le casseur c’est le sage qui descend dans la cité.

Le silence éloquent des casseurs

Celui qui casse n’a pas grand plaisir à parler. Il exècre les micros et fuit les caméras. C’est là un fait en apparence logique. Mais il serait trop facile d’expliquer sa réticence à parler et à être vu en invoquant la prudence nécessaire à l’homme cagoulé en état d’urgence. Considérons plutôt que le casseur est un sage : il est un être essentiellement muet. Pied de biche, marteau, et bâton sont les instruments de son discours public, son langage silencieux. Le casseur éprouve de nombreuses réserves à l’égard du langage et du sens qui rendrait cohérent l’ensemble de ses gestes. Rester en silence témoigne de son dédain pour tous ces intellos ou autre qui ont encore l’audace de défendre une prétendue « démocratie » qui exige dialogue, stratégies et production de consensus. Son silence verbal est courageux. La vérité qu’il porte n’a de langage que physique. Dans le style d’Héraclite le casseur se plaira d’affirmer : « si je casse c’est pour que vous bavardiez ». M. Foucault parlait d’ailleurs en des termes tout à fait similaires du sage :

« Le sage tient sa sagesse « dans une retraite, ou du moins une réserve qui est essentielle ». Au fond, le sage est sage en et pour lui même, et il n’a pas besoin de parler. Il n’est pas contraint de parler, rien ne l’oblige à distribuer sa sagesse, à l’enseigner ou à la manifester. C’est ce qui explique que, si vous voulez, le sage est structurellement silencieux. Et s’il parle, ce n’est que sollicité par les questions de quelqu’un, ou encore par une situation d’urgence pour la cité. » (M.Foucault)

Les mystères de la casse

Une situation d’urgence qui suscite la descente des sages dans la cité, nous voilà dans une étrange proximité avec la Grèce antique décrite par Foucault, à la différence que, dans notre actualité, les sages avancent cagoulés. Comme le casseur, le sage n’apparaît que rarement et de manière éphémère dans la cité. Il n’y descend qu’un court moment, le temps d’exposer et de faire droit à une vérité. Chez le sage comme le casseur la vérité se manifeste en dehors des longues tergiversations. En effet, le sage n’a pas pour vocation d’être clair. Ses paroles sont pleines d’opacité. Le sage et le casseur ne sont pas
des rhéteurs. Ils ne cherchent ni à convaincre ni à persuader car ils ne parlent que par énigmes. La vérité scintille du silence des sages. Ce qui est probablement fascinant chez le casseur, c’est précisément que tout un mystère porte son silence. Depuis le début de ce mouvement contre la Loi Travail(le), pas moins de 527 articles de presse ont tenté de comprendre qui sont ces « casseurs ». Ce qui fascine les gens ce n’est pas le coup de marteau sur l’écran d’un distributeur, ni l’identité de celui qui saccage, c’est le mystère qui porte le geste. On comprend alors mieux le casseur lorsqu’il apporte des réponses parfaitement énigmatiques. Il laisse alors ceux auxquels il s’adresse dans l’ignorance et l’incertitude.

« Le sage parle par énigme » (M. Foucault)

Visibilité et vérité

Le casseur comme le sage semble n’agir que pour lui même. Il ne porte la voix de personne et ne le revendique pas. D’ailleurs, il n’est presque pas une personne. Le casseur avance plutôt comme une atmosphère. De fait, ceux qui restent en position de tiers ne comprennent pas toujours ce que veulent dire les casseurs : « pourquoi faire ça ? », « non mais enfin ! Y a d’autres moyens de s’exprimer », « c’est quand même fou d’en arriver là », « en plus, ils s’en foutent des revendications du mouvement, ils cassent pour casser ».

Les tiers ne comprendront probablement pas mieux demain. La casse est l’explicitation muette de la vérité. C’est un acte de silence qui dit l’être même des choses. Vitrines brisés, graphs et éclats de peinture sont autant de marques par lesquelles ce qui est dissimulée - la corruption, le mensonge, le vol - advient dans la vie perceptive. Par l’acte de toucher, le casseur rend visible la vérité. Mais ceux qui restent en tiers ne peuvent qu’entretenir un rapport confus à cette vérité car elle ne transmet rien qui soit de l’ordre d’un savoir facilement assimilable. Le casseur ne cherche pas le meilleur argument car il ne possède ni ne diffuse aucune connaissance dans laquelle il s’agirait pour nous de se reconnaître. C’est aussi pour cela que la vérité qu’il produit suscite autant de malentendus car les gens n’aiment pas être en rapport avec des énigmes. Ils ne supportent pas les vérités opaques. Une vielle dame ramasse un bout de vitre brisée : elle tient dans sa main la totalité de l’énoncé, mais elle ne peut entretenir avec lui qu’un rapport oblique à la vérité car cet éclat n’enseigne rien. La liberté du casseur est qu’il n’est assujetti à aucune obligation de parole. Il restitue simplement la vérité sur le terrain des sensations : sensation thermique des poubelles fondant sur le pavé, sensation olfactive de la peinture s’étalant sur les murs, sensation auditive du bruit des vitres brisées. Les métamorphoses et les cicatrices qu’il laisse sur son trajet sont les modalités de son dire-vrai. Qu’importe qui casse, le dire-vrai du sage est impersonnel.

Casse et joie

Ainsi décrit, le casseur pourrait avoir une arrogance et une sobriété un peu irritante. Pourtant, son acte est généreux. L’expérience sensible de la « belle » émeute est toujours un moment de fête partagée. Il y a d’abord la beauté du geste : s’élançant vers ses cibles généralement judicieusement choisies, le casseur ne retient plus ce geste qui dépose la colère. A mesure que la vitrine résiste à ses coups, il monte en intensité. Il fait montre d’une ferme persévérance. Non loin, les spectateurs attendent et espèrent la félicité du geste. La vitre explose. Tout le monde applaudit, soulagé du triomphe.

En ce sens, l’émeute est une joie. Elle est la joie de l’altération de ce pouvoir sans visage. Et si la joie n’est gagnée que par un acte essentiellement symbolique, c’est pace que ce pouvoir s’est habitué à séparer les hommes de ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire de leur puissance. Non satisfait de tous ses privilèges, le pouvoir se targue depuis longtemps d’empêcher nos forces essentielles. Sa plus grande satisfaction est de rendre les hommes impuissants, c’est-à-dire de faire en sorte qu’ils ne puissent pas faire, qu’ils puissent ne pas exercer leur propre puissance.

Et c’est en ce sens que le casseur heurte le pouvoir. De toute évidence, son action ne rend pas puissant. Elle n’exprime pas une reprise en mains du cours des choses. Elle exprime plutôt ce que nous ne pouvons pas faire. Elle manifeste cette perte de contrôle sur le cours des choses. Elle exprime cette vision lucide de ce que nous ne pouvons ou pouvons ne pas faire. La consistance de l’action de casser réside ici. Ses destructions renferment une charge de réalité. Le cours habituel des choses est interrompu. L’éternel dimanche de nos existences prend momentanément fin. Le paysage est transformé. Dans ces rues où il devient aisé de repérer le trajet exact des émeutiers, la vue de chaque parcelle du pouvoir égratigné ou vraiment explosé communique ce désir pour explorer un monde. La casse des symboles du pouvoir est ce qui se communique. Elle s’offre au regard, à la fois ce qui rend visible ce qui peut, et doit, à tout prix, traduire cette fragilité « malgré tout » du pouvoir. Le pouvoir est d’ailleurs réduit à mettre en place des planches de bois sur ses vitrines pour éviter de nouvelles casses. Le pouvoir est alors à nu ; les images des destructions volontaires montrent un pouvoir égaré, vacant et vide. Il bat manifestement en retraite. Toutes ces institutions victimes de la joie débordante des heureux émeutiers ont même accepté d’abandonner tous leurs efforts vains en marketing et en publicité censés attirer l’homme accablé à choisir sa bonne banque, sa bonne assurance ou ses bons placements financiers.

Ici, c’est très exactement l’orgueil du pouvoir qui est touché. Sa perte est visible et il ne peut rien faire. Il n’est pas rare d’ailleurs de voir des enseignes faire descendre ses travailleurs pour faire opposition passivement aux gentils casseurs. La situation est alors des plus amusantes. L’effondrement y trouve ses éminents témoins passifs et impuissants ; des témoins de choix que le casseur ne pouvait qu’à peine rêver. Le lendemain, le paysage est allégé. Avec leurs ridicules planches de bois, les banques ou assurances deviennent interchangeables, indistinctes et homogènes. Ne survit que leurs ternes logos souvent raturés sous l’effet de la sagesse des manifestants. Ces institutions se soustraient enfin au regard public. La première victoire du casseur est ici : il a effacé momentanément la fierté orgueilleuse des établissements qui organisent notre dépossession et qui n’ont aucune crainte à s’exhiber dans l‘espace public.

Le casseur dispose à l’existence

L’émeute dispose aussi à tuer l’ennui. Elle dispose à l’existence car, momentanément, elle montre la déroute du pouvoir. On le sait, ce dernier saura se reprendre avec toute sa radicalité ; Le casseur est d’ailleurs lucide. Il ne s’attend pas à ce que son geste transforme durablement le cours des choses. Il manifeste plutôt avec énergie sa passion du réel : détruire les symboles du pouvoir pour atteindre le noyau dur du réel. L’envie de casser est une façon politique de reprendre prise avec le réel. C’est retrouver le réel du monde. Celui-ci n’est pas anéantit. Il est marqué, scarifié, abîmé. La colère est ancrée sur les vitrines éventrées. C’est là peut-être la forme de jouissance pure où l’incarnation de la négativité du monde est en branle. Les lamentations des préfets, maires, policiers ajoutent encore davantage à cette joie d’inverser les registres de la puissance.

Enfin, ce que le casseur a également gagné, c’est l’impossibilité de l’usage des instruments du capitalisme : distributeurs de billets hors service, agences bancaires fermées parfois pendant plusieurs semaines. Alors qu’on s’est habitués à être spectateur du monde, à ne pas comprendre grand chose du monde qui est face à nous, le casseur clarifie l’espace des possibles. Face à l’illisibilité du monde, il en offre une version épurée. L’espace public est enfin débarrassé de l’arrogance de ces institutions qui arboraient fièrement leur puissance. L’espace public s’offre alors à un autre regard : celui des graphes. Ces derniers jours, une promenade dans les rues de Rennes est devenue des plus délicieuses. Il est possible de s’y arrêter, d’attendre, de se reposer, d’errer, de contempler et de médité la consistance d’un monde que les manifestants dessinent du bout de leurs bombes.

Phobie de la sagesse

Pourtant, en dépit de sa générosité et de ses grandes vertus, un très grand nombre de personnes éprouve un violent effroi à la vue des casseurs. Plus dramatique et plus nombreux encore sont ceux qui, n’ayant jamais fait l’expérience sensible de la manifestation, sont pourtant traversés d’aversion à la simple entente du mot casseur. Evoquer dans le cours d’une conversation la thématique des hommes cagoulés et vous risquez désormais d’avoir à gérer une crise d’angoisse chez votre interlocuteur. Autant de réactions épidermiques qui ne sont pas sans rappeler les symptômes propres au syndrome de la phobie. Il y a tout un tas de dénominations pour désigner la phobie des araignées, des papillons, de l’eau, des forêts, des oiseaux, etc. Mais ce serait mal comprendre cette affection d’effroi que de la résumer à une histoire de formes. En effet la phobie aussi et surtout une histoire de schèmes c’est à dire de dynamismes spatiotemporels. Avoir la phobie des papillons par exemple c’est être effrayé par leur vol erratique. C’est ne pas supporter chez eux cette manière si singulière qu’ils ont de virevolter. Les papillons ne connaissent aucune régularité dans leurs déplacements, ils semblent aller dans tous les sens, on ne peut prévoir leurs courbes ni anticiper leurs lieux de repos. Rien de plus hasardeux que l’orientation d’un papillon.

Il y a le concept de papillon comme il y a le concept de sage. Et le sage est aussi déterminé par un ensemble de dynamismes, c’est un être silencieux qui ne pointe son nez qu’en situation d’urgence et n’apparaît donc que rarement dans la cité, il y descend pour dire la vérité et ne dit ce qui est que par énigmes, son apparition public est toujours le résultat d’un courage où il se met en péril. Dans la longue classification des phobies il nous faut aujourd’hui ajouter une nouvelle nomenclature, la phobie de la sagesse, que nous nommons « sophiaphobie ». Car les gens n’ont pas la phobie des casseurs ils ont la phobie de la sagesse, et du casseur émane le schème du sage. Le casseur est un exemple de sagesse se donnant en dehors de la traditionnelle figure du sage. Sophiaphobe est le vrai nom de ceux qui éprouvent un frisson de répulsion à la vue des casseurs.

« Comme Solon, par exemple, qui, bien sûr, intervient à ses risques et périls dans la cité pour dire la vérité, mais n’intervient que de temps en temps et, dans sa sagesse, reste silencieux le reste du temps. Le sage intervient lorsque l’urgence le demande. Et en dehors de ça il se retire dans sa propre sagesse. » (M.Foucault)

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