Du tigre au pou : une anatomie de la férocité

Relire Le Corps de l’ennemi d’Alain Brossat

paru dans lundimatin#502, le 30 décembre 2025

Dans le paysage de la philosophie politique contemporaine, la réédition (L’Harmattan, « Quelle drôle d’époque ! », 2025) du Corps de l’ennemi d’Alain Brossat, près de trois décennies après sa parution originale (éditions La Fabrique, 1998), est encore aujourd’hui un événement. Car ce n’est pas seulement la résurrection d’un texte que son auteur qualifie lui-même de « grand brûlé », mais la réouverture d’une plaie béante dans notre compréhension de la violence démocratique. L’ouvrage, augmenté d’une préface lucide et désenchantée, se propose d’explorer la tension irréductible entre le processus de civilisation — entendu comme pacification des mœurs politiques — et la persistance spectrale de la « zoopolitique », cette propension à traiter l’adversaire non comme un pair, mais comme une bête à abattre.

L’essai s’articule autour d’une hypothèse forte, d’inspiration éliasienne : l’avènement de la démocratie moderne serait consubstantiel à un mouvement de « désanimalisation » de la politique. Brossat interroge ce passage d’une violence immédiate, vitale et exterminatrice, à une conflictualité médiatisée par le langage et le droit.

L’analyse s’ouvre sur une relecture saisissante de l’Iliade, posant la figure d’Achille comme l’incarnation de l’hyperviolence pré-politique. Achille n’est pas simplement un guerrier, c’est un « exterminateur » qui, refusant tout pacte avec Hector, renvoie le conflit à une lutte d’espèces : « Il n’y a point d’alliances entre les lions et les hommes ». Cette « fureur » achilléenne, qui suspend l’ordre humain pour rétablir une vérité zoologique du combat, sert de contrepoint absolu à l’ambition démocratique moderne.

La première partie de l’ouvrage examine comment le XIXe siècle français a tenté d’opérer cette extraction de la politique hors de la sphère zoologique. Brossat convoque trois figures tutélaires : Renan, Hugo et Marx.

Ernest Renan et la désanimalisation de la nation. Brossat montre comment Renan tente de séparer la nation (principe spirituel, adhésion volontaire) de la race (détermination biologique). Renan exhorte à « l’oubli » des origines violentes pour fonder le vivre-ensemble, percevant la racialisation comme une rechute dans la guerre des espèces. Cependant, Brossat pointe avec acuité l’angle mort de cette pensée : l’occultation de la violence coloniale, où la zoopolitique refoulée en métropole se déchaîne outre-mer.

Victor Hugo et l’interdit du tyrannicide. L’analyse des Châtiments révèle un paradoxe fascinant. Alors que Hugo sature son discours d’une imagerie animale pour vilipender Napoléon III (« pourceau », « chacal », « hyène »), il prononce simultanément l’interdit du meurtre du tyran. Ce « Non ! » au régicide marque, selon Brossat, un seuil de civilisation : le refus de répondre à l’hyperviolence par l’hyperviolence, et la volonté d’inclure le monstre dans l’ordre de la loi, fut-ce sous la forme du châtiment.

Marx et la lutte des classes. L’auteur examine comment le matérialisme historique tente de substituer la destruction de rapports abstraits (Le Capital) à l’extermination de corps physiques. Pourtant, la tentation de la zoologie sociale demeure, notamment lors des tragédies de 1848 et de la Commune, où la bourgeoisie perçoit l’insurgé comme une bête fauve, et où, plus tard, le bolchevisme réactivera la métaphore de l’insecte nuisible (le « pou », le « parasite ») pour justifier l’élimination de classe.

L’un des apports les plus denses de l’ouvrage réside dans l’analyse du glissement sémantique et pratique de l’animalisation. À la fin du XIXe siècle, la figure de l’ennemi « féroce » (le lion, le tigre) cède le pas à celle de l’ennemi « parasitaire » (le microbe, le rat, le pou). Ce passage d’une imaginaire de la prédation à celui de l’infection accompagne la montée du discours scientifique, hygiéniste et racial. L’extermination ne se pense plus comme un combat épique, mais comme une procédure de désinfection ou d’éradication prophylactique, pavant la voie aux biopolitiques totalitaires du XXe siècle. Nous assistons alors à la mutation de l’hostilité, celle du tigre au pou.

La seconde partie, plus théorique, interroge le destin de l’hyperviolence dans nos démocraties pacifiées. Brossat y développe l’idée que la démocratie ne supprime pas le monstre, mais tente de l’inclure par le droit. C’est le passage de la vengeance souveraine au procès pénal.

L’analyse du procès Papon illustre magistralement cette aporie. Brossat souligne la déception inhérente à ce type de procès : on y cherche le « monstre » (l’animalité féroce), et l’on ne trouve qu’un fonctionnaire gris, un « criminel de bureau ». Cette « indétectabilité du monstre » dans la banalité administrative constitue le défi majeur lancé à l’intelligibilité politique contemporaine. Le droit, en tentant de normaliser l’exceptionnel (le crime contre l’humanité), se trouve confronté à ses propres limites.

Ce qui confère à cette réédition une densité philosophique particulière, c’est la préface de 2025, véritable acte de contrition intellectuelle. Brossat y avoue que son livre, écrit sous l’influence d’une « théologie politique » de la démocratie triomphante des années 90, a vieilli. La critique et l’autocritique se dilue dans le vertige du présent.

L’auteur reconnaît trois limites majeures à son analyse initiale. Premièrement, l’illusion du processus irréversible : la pacification tendancielle des mœurs est démentie par la « décivilisation » actuelle et la brutalisation des démocraties libérales. Deuxièmement, l’impensé colonial : le livre sous-estimait, regrette-t-il, la matrice coloniale de la modernité politique, où la pacification intérieure avait pour corollaire une violence illimitée aux confins. Et, enfin, la rupture anthropologique. Brossat admet ne pas avoir assez rompu avec le partage aristotélicien entre humanité et animalité, qui fonde l’anthropocentrisme occidental.

À la lumière de l’anéantissement de Gaza et des nouvelles formes de criminalité d’État, Brossat renverse sa perspective : la démocratie ne bannit pas l’hyperviolence, elle peut s’en faire le vecteur. La « biopolitique » (faire vivre) se convertit aisément en « thanatopolitique » (faire mourir).

Le corps de l’ennemi est un ouvrage dont la pertinence réside paradoxalement dans ses fractures. S’il pèche parfois par un idéalisme démocratique que son auteur est le premier à désavouer aujourd’hui, il offre une généalogie indispensable de nos affects politiques. Il démontre que l’animalisation de l’autre n’est pas un accident de l’histoire, mais une potentialité structurelle du pouvoir, toujours prête à resurgir sous le vernis du droit.

C’est un livre inquiet et inquiétant, écrit dans une langue riche, parfois emphatique, qui oscille entre l’analyse conceptuelle rigoureuse et la prophétie sombre. En nous rappelant que « le monstre est un passe-muraille », Alain Brossat nous avertit que la frontière entre la cité réglée et la jungle zoopolitique n’est jamais définitivement tracée.

Jean Claude Noël

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