Du 11-Septembre au 13-Novembre ? Quelques leçons d’Amérique

Un dialogue entre l’équipe de lundimatin et le collectif d’activistes américains CrimethInc, comparant les suites du 11-Septembre aux États-Unis avec la situation présente en France.

paru dans lundimatin#40, le 14 décembre 2015
Bonjour, France, et bienvenue dans l’équipe de la Guerre contre la Terreur !

Cela fait 14 ans que, depuis l’autre coté de l’Atlantique, vous levez un sourcil désapprobateur en observant notre politique étrangère. Maintenant, vous êtes sur le point d’avoir votre propre état d’urgence, votre propre parti d’extrême-droite au pouvoir, vos propres écoutes administratives sans mandat, vos propres scandales de waterboarding, votre propre Ministère de la Sécurité Nationale. Où allez-vous installer votre Guantanamo ? Pour un maximum d’effet, envisagez de déclencher une nouvelle guerre sans rapport avec la cause des attentats, afin de déstabiliser une autre région du globe et d’attirer d’autres peuples dans le conflit.

Nous autres Américains connaissons bien le sujet. Cela fait maintenant des décennies que les États-Unis sont le gendarme du monde, alors que la France sociale-démocrate se cantonnait à en être la bourgeoisie confortable. Mais au XXIe siècle, tout le monde doit prendre sa part en matière de police. Pour se préserver, la France, pourtant alternative libérale aux États-Unis, doit désormais imiter le modèle antiterroriste américain. Permettez nous de vous montrer les ficelles.

Le lendemain des attentats à Paris, le Premier ministre Manuel Valls déclare : « Ce que je veux dire aux Français, c’est que nous sommes en guerre ». Il répète le mot « guerre » neuf fois en neuf minutes. « Parce que nous sommes en guerre, nous prenons des mesures exceptionnelles. Nous frapperons en France mais aussi en Syrie et en Irak et nous répondrons à ces attaques avec détermination et la volonté de détruire ».

Il fallut quelques jours seulement avant que la France bombarde la Syrie. Cette rhétorique guerrière se répète encore et encore. Cependant, et cela est de plus en plus palpable trois semaines plus tard, cette guerre (à l’intérieur comme à l’extérieur du pays) ne se traduit pas par une mobilisation générale de la population.

Ou alors seulement à un niveau mineur : soyez vigilants, dénoncez vos voisins, laissez-nous gérer ça, approuvez nos mesures de sécurité. En un mot : « soyez lâches ». Bien sur, on remarque un léger accroissement des engagements dans l’armée, mais de manière générale, la « Génération Bataclan » est laissée à l’impuissance.

Sur un plateau télévisé, le 14 novembre un écrivain, dandy parisien, dit : « ça n’est plus possible d’être indifférent, je n’ai aucune solution, on a une pulsion de violence qui monte en soi à ce moment-là » « comme dit la marquise de Merteuil : « et bien la guerre ». La voilà, elle est là, c’est celle de notre génération. J’avais déjà parlé du 11 septembre, mais c’est la 2e fois dans ma ville ; et je n’ai aucune idée de solution. Je me sens impuissant… »

Évidemment, on pense au discours de Bush, le 11 septembre 2001 : « nous sommes unis pour gagner la guerre contre le terrorisme ». Mais qu’est-ce que ça a voulu dire, pour les citoyens américains, à ce moment-là d’entrer en guerre contre le terrorisme ?

Le 11-Septembre fut le dernier grand événement télévisé du XXe siècle, l’apogée d’un demi-siècle de spectacle. Tout le monde, des Républicains dévoués aux anarchistes invétérés, se bousculait devant la télévision, attendant les dernières infos avec une sorte d’urgence passive. Chaque conversation, dans chaque ville, état ou nation, portait sur New York. Les tours déchues étaient l’épicentre de la réalité, et les zones s’étendant à leur pied de moins en moins réelles à mesure que l’on s’en éloignait.

La majeure partie de la population américaine était plus abasourdie que belliqueuse. Cependant, certains politiciens avaient préparé à l’avance un déluge de nouvelles lois et d’interventions militaires, précisément pour une telle occasion. Voilà le contexte dans lequel Bush a fait sa fameuse déclaration de guerre ouverte.

Et la couverture médiatique, et la déclaration de Bush doivent être comprises comme des opérations militaires complémentaires dans le champ de l’opinion publique, préparant le terrain pour ce qui allait suivre. Il ne s’agissait pas seulement de répandre la peur et le désir de vengeance ; cela avait aussi pour conséquence de donner au spectateur moyen un sentiment de totale insignifiance, relégué sur le bord du présent par le spectacle des événements mondiaux. Alors que les attaques du World Trade Center monopolisaient la parole publique, tout le reste était poussé hors champ : la chaîne d’événements culminant dans les attaques, les vies des Afghans et des Irakiens menacés par les représailles, et les actes possibles des spectateurs.

C’était le même mélange d’une rhétorique guerrière venue d’en haut et de sentiments d’impuissance venus d’en bas que vous décrivez aujourd’hui en France. Participer à la Guerre contre la Terreur semble être bien différent de ce que nos grand-parents firent pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Pour comprendre cela, nous devons revenir un peu en arrière et observer les changements qui opèrent au sein de la société en général. L’ère industrielle était caractérisée par la mobilisation totale de la population dans les processus de production et de destruction de masse. De la levée en masse à la Première Guerre mondiale, cette mobilisation totale était risquée pour les pouvoirs en place : de la même manière qu’une économie dépendant du prolétariat industriel pouvait être paralysée par une grève générale, une forme de guerre impliquant d’armer une part considérable de la population amenait le risque que l’armée cède la place au peuple en armes. De la Commune de Paris à la vague d’insurrection commençant en 1917, cette possibilité a fréquemment inquiété les institutions.

A l’ère post-industrielle, de nouvelles technologies ont rendu la majeure partie de la population superflue, dans les usines et sur les champs de batailles en tout cas. Mais contrairement aux promesses utopiques des réformateurs sociaux du XIXe siècle, cela ne nous a pas libéré du besoin de travailler ou des dangers de la guerre ; cela a plutôt tout transformé en usine, ou en champ de bataille. Grâce à la globalisation capitaliste, tout ce qui était auparavant séparé s’interpénètre : populations, économies, conflits. Le monde d’aujourd’hui n’est pas tant divisé entre des nations rivales qu’organisé en gated communities, réparties en cercles concentriques ; le marché de l’emploi de plus en plus précaire et volatile, en France comme aux États-Unis, est le miroir d’une instabilité encore plus dramatique en Afrique du Nord et au Moyen-orient, instabilité que l’on ne parvient plus à contenir de l’autre côté de la Méditerranée.

Dans ce contexte, militariser la population ne consiste pas à mettre une arme en chaque main et un casque sur chaque tête. Il s’agit plutôt d’induire dans la population une tendance à s’identifier à un certain ordre, ordre qui s’impose autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Il était déjà clair d’après le discours de Bush au lendemain du 11-Septembre que les gardes nationaux qu’on allait envoyer en Irak seraient un jour ou l’autre déployés sur le sol américain. La tâche de Bush, en ce jour, n’était pas tant de persuader ses compatriotes de s’enrôler pour combattre de l’autre côté de l’Atlantique, que de maximiser le nombre de gens qui accepteraient la militarisation de leur vie quotidienne.

Cette déclaration de guerre servait à dissimuler la possibilité d’une autre guerre, n’importe laquelle, autour de n’importe quel enjeu pour lequel nous pourrions nous battre hors du paradigme de la défense de l’État contre ses rivaux. Vous pouviez être pour l’État, ou contre lui, pour paraphraser Bush, mais c’était la seule lutte concevable. Ainsi, les autorités américains et françaises, et leurs adversaires respectifs, Al Qaeda et Daesh, tentent d’imposer leur conflit comme le seul possible, évacuant les autres conflits où le peuple joue un rôle – les manifestants qui empêchèrent la tenue du sommet de l’OMC à Seattle en 1999, les foules qui occupèrent Tahrir ou Taksim, ou plus récemment les milliers de personnes protestant contre la COP 21.

Dans le discours de Valls que j’ai cité, il précise bien que « nous frapperons en France », et que nous prendrons des « mesures exceptionnelles ». Le jour-même des attentats, Hollande a donc décrété l’état d’urgence. C’est-à-dire un déséquilibre des pouvoirs, (un transfert de pouvoir du judiciaire à l’exécutif ou plutôt à l’administratif). Pour autant, cet état d’urgence, décrété sur l’ensemble du territoire, ne ressemble pas un état de siège tel qu’on l’imaginerait (couvre-feu, restrictions, etc). Il s’accompagne au contraire d’une incitation à « être terrasse » et à consommer (« Consommez, c’est le moment des fêtes, dépensez, vivez » dit Valls). Dès le samedi 14 en province, et je dirais une semaine plus tard à Paris, cet état d’urgence (et l’ambiance censée l’accompagner) n’était pas tellement palpable, dans les rue des centre-villes en tout cas, les passants s’amusant justement à tenter de déceler une différence entre « l’avant » et « l’après ».

Cet état d’urgence s’applique en fait de manière sélective : telle manifestation est interdite, tel quartier est placé sous couvre-feu, telles personnes sont sommées de rester chez elles, ou mises en prison, etc. Par ailleurs cet état d’urgence permet à la police (libérée de certaines contraintes judiciaires) d’accélérer certaines enquêtes (elle s’en vante d’ailleurs) : arrestations dans les milieux du banditisme, des stups, perquisitions chez des activistes, etc. Enfin ce supplément de pouvoir offert aux forces de l’ordre libère une certaine violence policière (on l’a vu lors de la manifestation de dimanche dernier) même dans le cadre d’opérations qui n’ont rien à voir avec l’état d’urgence, (rue89 raconte un tabassage en pleine rue)

Après le 11 septembre aux Etats-Unis, Bush s’arroge les pleins pouvoirs. Dans les premiers jours (c’est-à-dire avant même que le Patriot Act ne soit voté - nous y reviendrons) qu’est-ce que cela change, concrètement ? A la fois en terme d’ambiance ? D’opérations policières ? Du côté du comportement quotidien de la police ?

Voilà ce à quoi on peut s’attendre en France, en s’appuyant sur notre expérience aux États-Unis après le 11-Septembre. Dans le sillage des attaques, les autorités mettront en scène des spectacles de préparation et de détermination, étalant maladroitement leurs dispositifs de sécurité. Au même moment, elles vous presseront de montrer votre courage face à la terreur – en allant faire du shopping, par exemple. (Si vous cherchez à deviner ce qui a causé cette situation, voici un indice : la meilleure chose que vous puissiez faire pour soutenir l’effort de guerre est de continuer à faire exactement la même chose qu’avant). La police, également, continuera à faire la même chose, plus intensément – le profilage, la surveillance et la répression de la population globale – pendant que les défenseurs des droits civiques montent au créneau contre les outrages symboliques faits aux « innocents ».

Les premiers changements seront d’ordre cosmétiques : checkpoints avant d’entrer dans les trains, flashs « sécurité » aux infos, enquêtes surmédiatisées sur les personnes suspectées de terrorisme. Il faudra des mois, voire des années pour que les effets à long terme se fassent sentir. Cela impliquera des phalanges de policiers anti-émeutes en armure à chaque manifestation, une horde d’organisations gouvernementales mettant leur nez dans tous les aspects de vos vies, et un vaste panel de nouvelles lois à utiliser contre n’importe qui qui s’intéresserait d’un peu trop près à ces choses.

Ils le justifieront en disant que tout cela, c’est parce que la sécurité nationale est compromise. En réalité, si nous comprenons le terme « sécurité nationale » comme une méthode de maintien de l’ordre, nous voyons que la « sécurité nationale » ne se porte jamais mieux que dans un tel contexte. Ceci n’est qu’une des manières dont les ambitions des États-Unis et de la France coïncident avec les objectifs d’Al Qaeda ou de l’État islamique. Le contrôle que les différentes parties recherchent peut s’exprimer par le pouvoir de tuer, mais aussi par la capacité à nous faire vivre d’une certaine manière (mais pas d’une autre). Ceux qui n’ont rien à perdre vont plus probablement recourir à la boucherie, là où les pouvoirs dominants peuvent encore se présenter comme les gardiens de la vie – de la même manière qu’une faible armée détruira les ressources qu’elle ne peut contrôler, alors qu’une force plus puissante les préserva intactes pour son propre usage. Dans les deux cas, nos vies se ramènent à des pions dans des conflits qui n’ont rien à voir avec notre sécurité.

Les experts célébreront les victimes comme des martyrs qui furent tués pour avoir été ordinaires : dans le discours médiatique, ils deviennent les martyrs de la vie quotidienne. Mais les autorités ont l’intention d’envahir la vie quotidienne aussi, pas moins que les attaquants – une invasion qui évoque les interventions qu’elles proposent d’organiser au-delà des mers. Et toutes ces actions invasives, des bombardements en Syrie aux raids racistes et aux nouvelles régulations en vigueur à Paris, ne généreront que plus de ressentiment, ne laissant à de plus en plus de jeunes gens frustrés d’autre possibilité que de devenir, et les autres avec eux, des martyrs de la vengeance.

Pour résumer en une phrase : la sécurité nationale est une menace !

Revenons à ce que la rhétorique de la guerre au terrorisme permet. Après le dandy parisien, toujours dans cette émission télévisée du 14 novembre, un avocat franco-israëlien de droite veut porter « un message d’optimisme. » : « La France a vaincu beaucoup d’ennemis en 1500 ans. C’est pour ça qu’il faut être optimistes, se galvaniser. » « Il faut choisir dans quel état on se trouve ; en guerre ! alors il faut agir comme tel. Ca a déjà été fait dans les années 60 et 70, en Angleterre avec l’IRA : la cour européenne des droits de l’homme avait validé. Il fallait une menace directe imminente qui porte préjudice à la continuité de la nation, on est dans une telle situation. » « Il faut mettre les individus fichés comme islamistes dangereux en détention administrative comme de Gaulle l’avait fait au moment de l’OAS et avec le FLN. Ou on dit qu’on est en guerre et on agit comme si on est en guerre ou alors on est pas en guerre ! »

Il a raison de parler de la lutte contre le FLN, ou contre l’IRA. La tradition de la lutte antiterroriste est bien une tradition contre-insurrectionnelle. L’état d’urgence a été appliqué la dernière fois lors des émeutes de banlieue en 2005, et plus avant lors de la guerre d’Algérie. Ce sur quoi il s’applique aujourd’hui ce n’est pas sur un territoire (nous disions le caractère « sélectif » de son application), ce n’est pas sur un ennemi, c’est bien sur la population… Quinze ans après le 11 septembre, quinze ans de mesures, de discours, de dispositions antiterroristes, qu’est-ce que ça a fini par produire ? Dans quel état est une société américaine qui a reçu les électrochocs du traitement antiterroriste pendant quinze ans ?

Aux États-Unis, malgré tous les efforts visant à préserver l’amnésie sur laquelle se fonde la nation, il ne fallut pas longtemps avant que l’on réalise que les attaques du 11-Septembre étaient le résultat d’offensives contre-insurrectionnelles antérieures, pendant lesquelles la CIA a financé ceux-là même qui allaient devenir nos ennemis jurés. Que vous nommiez cela antiterrorisme ou contre-insurrection, interférer sans arrêts dans les affaires d’une population étrangère tend à avoir des effets iatrogènes [occasionnés par le traitement] – bien que cela ne soit pas nécessairement un désavantage pour ceux qui font dans la sécurité. En 2001, alors même que de nombreuses voix annonçaient que la Guerre contre la Terreur allait seulement créer plus de terroristes, personne n’imaginait que 14 ans plus tard une vaste portion de terre gouvernée auparavant par des régimes baasistes essentiellement laïcs sans liens avec al-Qaeda allait passer sous le contrôle de fondamentalistes musulmans décidés à déchaîner l’Apocalypse.

Ceux qui entendent s’opposer à ce chantage à la sécurité feraient bien de mettre au jour les généalogies de ces attaques, cherchant à identifier les sources de tension sociale qui les ont produites. Non pas au nom d’un changement de politique publique (une entreprise sans espoir) ni simplement pour les discréditer (nous ne sommes pas dans une vulgaire compétition de public relations) mais plutôt pour déterminer qui pourrait faire un bon allié dans la lutte contre le pouvoir étatique, si seulement il existait une autre option que la soumission complète ou le jihad fondamentaliste.

Pensez aux réfugiés fuyant l’État islamique au moment même où nous parlons, et que Le Pen entend contenir en Syrie. (Imaginez des politiciens français livrant des réfugiés à Hitler dans les années 30 ...). Pris entre les fondamentalistes à l’Est et les nationalistes à l’Ouest, ils ont toutes les raisons du monde de faire cause commune avec quiconque s’oppose simultanément aux deux branches de l’alternative. Ici encore, les politiciens et leurs rivaux les plus visibles s’accordent à dire que les réfugiés devraient choisir entre l’un d’entre eux plutôt que de former une troisième voie opposée aux deux autres.

La Syrie n’est seulement qu’un des cas les plus criants, parmi de nombreux autres. En plus des exemples que vous citez, l’état d’urgence fut déclaré en Nouvelle Calédonie en 1984, là où Louise Michel avait été déportée après la Commune de Paris. Ce théâtre oublié du colonialisme contemporain forme un inquiétant triangle avec l’Algérie (l’ancienne colonie) et les banlieues (les colonies intérieures). Si vous revenez ensuite de ces trois exemples aux interventions économiques et militaires actuellement menées par la France, il n’est pas si difficile de comprendre pourquoi certaines personnes pourraient être assez en colère pour rejoindre l’EI.

Comme les États-Unis, la France n’est pas un peuple discret occupant une spécifique portion de terre, mais un projet colonial mondial amassant des ressources considérables, sans regard pour leur coût humain. Des multinationales françaises soutenues par des troupes françaises extraient toujours des ressources dans des nations comme le Mali ou la République Centrafricaine ; on ne peut pas comparer les partis responsables des attaques du 13 novembre à Paris et du 20 novembre à Bamako, mais les deux événements sont le résultat du déploiement de forces militaires françaises au service des intérêts économiques de la nation. Les mêmes stratégies de contre-insurrection, déjà utilisées au Mali, entre Centrafrique, au Tchad, en Libye ou ailleurs, pourraient transformer n’importe lequel de ces endroits en d’autres Syrie, justifiant de nouvelles mesures antiterroristes sur le sol métropolitain.

Cela a déjà été dit, mais il est bon de le répéter : plus les déséquilibres imposés à une société sont grands, plus il faut de contrôle pour les préserver.

Cet état d’urgence donc (qui permet notamment des perquisitions et des assignations à résidence sans le contrôle d’un juge) devrait être non seulement renouvelé pour 6 mois, mais inscrit dans la constitution (ce qui le rendra incontestable). De plus, certaines mesures devraient être pérennisées (on pense aux assignations à résidence). Enfin, de nouvelles lois antiterroristes devraient voir le jour. On parle de permettre à la police de saisir des objets et documents lors d’une perquisition mais sans contrôle du procureur, de perquisitions de nuit, de la création d’un délit d’obstruction aux perquisitions, de la mise en réseau de tous les fichiers informatiques (dont celui de la Sécurité sociale), de l’extension de la vidéosurveillance, de l’installation systématique de GPS sur les voitures de location, de l’extension de 6 à 8 jours de la durée des gardes à vue dans les affaires terroristes…

Mesures provisoires finalement pérennisées, pleins pouvoirs à la police (et pas seulement contre les terroristes) inscrits dans la loi : on pense évidemment au Patriot Act, au Military Order, à la création du Department of Homeland Security, etc.

Ici, au bout de quinze jours, quelques personnalités politiques (députés EELV, voire socialistes), des juristes, des associations commencent à s’inquiéter de ce qu’ils appellent « l’état d’urgence permanent » (il est vrai qu’après s’être souciés pendant plus de 10 ans des mesures prises de l’autre côté de l’atlantique, c’est la moindre des choses de leur part que de s’indigner aujourd’hui). Comment toutes ces mesures ont été promulguées aux USAs ? (avec l’assentiment général ? dans l’indifférence ? en niant la contestation ?)

Qu’est-ce que ça a changé dans le travail de la police ? Et dans l’acceptation par la population d’une surveillance devenue toujours plus délirante (on l’a vu plus tard avec les révélations de Snowden) ? Qu’est-ce qui fait qu’une fois l’état d’urgence décrété la suspension de celui-ci n’est plus possible, qu’il n’y a pas de retour en arrière ?

De ce point de vue, il est difficile de distinguer, parmi les changements dans les pratiques policières depuis 15 ans, ceux qui doivent leur existence au 11-Septembre et ceux qui auraient eu lieu de toute façon. Je suis enclin à croire que la plupart auraient été décidé quoi qu’il en soit, dans la mesure où il est impossible de conserver des inégalités aussi criantes dans cette société sans une augmentation permanente de la violence policière et du contrôle. Mais le discours de l’antiterrorisme a joué un rôle crucial dans la légitimation de ces changements, jusqu’à leur garantir un soutien conséquent.

Le discours antiterroriste a certainement contribué à accélérer l’introduction des technologies militaires dans les forces de police américaines. Aujourd’hui, la militarisation galopante de la police est justifiée par un discours sécuritaire, souvent même sans référence au terrorisme. Même les polices municipales des petites bourgades ont au moins un tank dans leur arsenal. Ce qui commence comme une exception se prolonge comme une nouvelle normalité.

Nous avons également vu des changements dans les méthodes d’investigation de la police et du FBI. Plutôt que d’aller simplement à la poursuite de radicaux jouant des rôles importants dans l’organisation ou l’action directe, ils cherchent des résultats faciles en piégeant des individus inexpérimentés qui n’avaient pas particulièrement l’intention d’enfreindre la loi – particulièrement des cibles périphériques qui ne savent pas se protéger contre les agents provocateurs. Les musulmans ont, de loin, subi la plus grande part de ce traitement.

Un autre signe des changements dans les pratiques policières est le nombre démesuré d’agents déployés lors des manifestations. Lorsque le fameux sommet de l’OMC fut organisé à Seattle en 1999, 400 policiers étaient chargés de contrôler une foules de 40000 manifestants – un ratio de 1 pour 100. Par contraste, quand le G20 s’est réuni à Pittsburgh en 2009, au moins 4000 policiers, renforcés par la Garde National, ont convergé de tout le pays pour 2000 manifestants – un ratio de 2 pour 1, au mieux. Un an plus tard, au sommet du G20 de Toronto en 2010, les manifestants se retrouvèrent face à 19000 agents de sécurité, avec un budget d’environ un milliard de dollars pour la journée. Dans la mesure où le Canada n’a pas subi d’attaques de l’échelle du 11 Septembre ou du 13 Novembre, cela souligne combien ces changements sont systémiques, plus qu’accidentels, quand bien même le discours antiterroriste leur a taillé une voie royale.

Aujourd’hui, les manifestations les plus déterminantes aux Etats-Unis n’ont pas lieu grâce à une mobilisation massive ou une campagne d’activisme. Elles sont plutôt des réponses spontanées à la violence policière qui tue des milliers de personnes par an. La même Garde Nationale qui fut déployée en Iraq a été envoyée à Ferguson et Baltimore pour éteindre ces foyers de révolte. Ici, nous voyons la sécurité promise par l’Etat dans sa forme ultime : la police vous tire dessus, puis la Garde Nationale occupe votre ville. Les autorités finissent par faire à leurs propres citoyens ce que les terroristes leur avaient fait quelques années plus tôt, mais, cette fois, avec la totale protection de la loi.

On connaît la rengaine : la législation exceptionnelle anti-extrémistes (terroristes, pédophiles, hooligans) finit toujours par s’appliquer à l’ensemble de la population. L’exemple souvent cité en France est celui du fichier des empreintes génétiques : seules les personnes accusées de crimes sexuels furent d’abord concernées, puis les criminels, et maintenant toute forme de délinquance. Si tu voles un paquet de chewing-gum, ils te prendront ton ADN et le garderont pendant 20 ans.

On l’a dit, les perquisitions administratives permises par l’état d’urgence (plus de 2500 ont été effectuées) n’avaient aucun lien direct avec les attentats de Paris, et elles ont aussi concerné d’autres formes de criminalité (saisies de drogues ou d’armes chez les « bandits »). Et finalement, très rapidement, elles ont concerné des militants, activistes ou assimilés. 24 assignations à résidence ont été décrétées en prévision de la COP21. Plusieurs perquisitions ont eu lieu. Les motifs invoqués sont aussi flous que « proche de la mouvance anarchiste violente » et « avait l’intention de se rendre à Paris lors de la COP21 ». Les manifestations politiques sont interdites sur tout le territoire (à l’inverse d’autres types de manifestations comme les marathons et autres marchés de noël), sous prétexte qu’elles pourraient être la cible de terroristes et qu’elles mobilisent trop de forces de police. Quand elles sont tolérées c’est à condition qu’elles soient sans slogans et sans banderoles… Pour autant dimanche dernier plusieurs milliers de personnes ont bravé l’état d’urgence pour manifester à Paris. Là encore les événements du Vendredi 13 ont été utilisés pour discréditer la manifestation : « la place de la République est un mémorial, en se rassemblant ici pour d’autres raisons que pour pleurer, ils ont souillé la mémoire des victimes ».

En 2001 nous étions en plein mouvement altermondialiste. En juillet, il y avait le contre-sommet de Gênes. Comment le 11 septembre (par les mesures policières qui ont suivi, mais aussi du fait de l’unité nationale, de la guerre, au nom de la mémoire des victimes, etc.) a ébranlé (ou non) le mouvement aux Etats-Unis ?

Juste après le 11-Septembre, les mouvements sociaux et politiques, quels qu’ils soient, furent paralysés aux États-Unis. Les radicaux craignaient que les autorités prennent avantage de l’occasion pour les écraser. Les participants au soi-disant « mouvement antiglobalisation », habitués à se voir dépeints à la télévision comme les principaux opposants au statu quo, n’étaient pas préparés à se faire voler la vedette par un ennemi plus sérieux, plus méchant. L’élan d’alors laissa la place au malaise, et à la démoralisation.

Ceci s’est avéré être une erreur. À l’époque, et malgré leur rhétorique absolutiste, les autorités étaient encore désorganisées et n’avaient pas une idée très claire des méthodes pour utiliser très largement la catégorie de « terroriste » sans que la population ne se retourne contre elles. Le vrai danger arriva plus tard, quand tous ces mouvements s’étaient émiettés et éteints et que les autorités pouvaient cibler leurs anciens participants individuellement. Les technologies militaires n’ont été pleinement déployées contre des manifestants qu’à partir de novembre 2003, à l’occasion de la réunion à Miami des ministres de la ZLEA ; la politique de terreur et de provocation contre les militants écologistes (la Terreur Verte) n’a vraiment commencé qu’à la fin 2005 ; les classifications SSSS permettant de limiter les possibilités de déplacement par avion de certaines personnes sans le moindre recours juridique ne se généralisèrent qu’encore plus tard. Toutes ces choses que nous craignions finirent par arriver, mais pas tout de suite. Ironiquement, notre meilleur chance aurait été d’intensifier nos efforts d’organisations, de faire le lien avec les autres populations ciblées, et de défier le discours public de l’antiterrorisme avant qu’il puisse définitivement s’enraciner.

Dans certains cas, nous n’avions pas suffisamment confiance dans la « population » pour imaginer que d’autres que nous pourraient aussi rejeter ces limitations de leur liberté. C’est une autre facette de l’appareil médiatique : représenter les opinions de « l’Américain moyen » ; opinions que nous n’aurions pas du prendre pour argent comptant. La conséquence en fut que lorsque des gens ordinaires s’élevèrent contre l’ajout de mesures de sécurité superflues pour les passagers aériens, ils nous prirent de court.

À long terme, le plus grand défi était d’empêcher les nouvelles mesures de sécurité de se normaliser, de devenir une part inévitable de la vie. Vous pouvez refuser d’aller à travers le scanner à rayons X, obligeant le personnel de sécurité à vous fouiller devant tous les gens qui font la queue, mais à force, de telles scènes deviennent si banales qu’elles produisent de la résignation plutôt que des scandales.

L’autre erreur que nous avons faite fut de se replier dans des luttes d’arrière-garde, laissant les autorités et leurs contempteurs libéraux définir les termes des conflits de notre temps. Dans les jours précédant le 11-Septembre, des anarchistes se préparaient à travers tout le pays pour la manifestation contre la réunion du FMI prévue à Washington à la fin du mois. Après les attentats et l’annulation de la réunion, certains d’entre nous continuèrent à s’organiser, ce qui donna lieu aux premières manifestations antiguerre – mais comme pour la manifestation contre la COP 21, celles-ci étaient bien moins déterminées qu’elles ne l’auraient été sans les attentats. Les organisateurs libéraux, l’équivalent de la Coalition Climat, en profitèrent pour critiquer les tactiques amenant à la confrontation avec la police, et les anarchistes suivirent, craignant que la police n’ait les mains libres pour recourir à la violence.

Le mouvement anticapitaliste, qui avait réussi à imposer son propre agenda et son propre discours au moins depuis 1999, laissa rapidement la place à un mouvement antiguerre réduit à cette seule cause et dominé par des groupes libéraux ou socialistes autoritaires. Il y eut une tendance réactionnaire au sein même des mouvements sociaux, en parallèle de la Réaction organisée par les autorités. Pendant les années qui suivirent, les anarchistes durent encore lutter contre un pacifisme idéologique toujours renaissant (car après tout, le contraire de la guerre n’est il pas … la paix ?) et tenter de regagner le territoire cédé dans le discours d’opposition. Même les anarchistes les plus militants finirent (par leur prise de risque plus élevée) en première ligne d’un mouvement qui était en réalité fondamentalement réformiste, dans l’espoir que des tactiques amenant plus de confrontation produiraient nécessairement une critique politique plus radicale.

Bien sûr, au bout d’un moment, l’administration Bush avait consumé tout son capital politique et le retour de bâton libéral s’amorça. Les démocrates de gauche s’approprièrent les critiques que nous avions formulées et les symboles que nous avions investi de sens, en les vidant de toutes nos valeurs. Nous leur avions ouvert la voie, en tempérant toutes nos prises de position politiques pour se concentrer sur l’établissement d’un front commun – sans se rendre compte que d’un moment à l’autre, la marée allait s’inverser, et que nous aurions alors été dans une meilleure position si nous avions continué à affirmer notre agenda et nos priorités, même seuls contre le monde. Obama a pris la tête de l’État en utilisant une version édulcorée de la rhétorique d’espoir et de changement qui avait d’abord émané de nos réseaux – et ceci, encore une fois, paralysa les radicaux, qui ne savaient pas comment prendre position contre le premier président noir au moment où il semblait amener une période si difficile à sa fin. En réalité, il a poursuivi pratiquement toutes les politiques initiées par Bush.

Malgré toutes nos erreurs, l’escalade guerrière au-delà des mers et les politiques antiterroristes à la maison ne furent pas une réussite pour l’administration Bush, ni pour ses successeurs. L’hégémonie que le patriotisme pro-gouvernement semblait détenir en 2002 n’existait plus en 2008, et à partir de 2011 un nouveau mouvement anticapitaliste, avec moins d’illusions, avait pris son élan. Pendant Occupy Wall Street, il n’était pas rare de voir des vétérans d’Irak faire face aux lignes de police, hurlant au visage des officiers. Quel que soit l’indice par lequel on la mesure, la stabilité du gouvernement américain s’est érodée depuis 2001. Chaque fois que les autorités intensifient les conflits auxquelles elles nous exposent, ainsi que le contrôle auquel elles rêvent de nous soumettre, elles prennent un risque de plus en plus grand.

En observant la COP 21, et l’ignoble lâcheté de toutes les organisations qui se sont défilées et ont annulé leurs actions sur ordre de l’État, nous pouvons voir qu’il devient de plus en plus difficile de ne pas prendre parti entre la docilité et l’opposition. Même les écologistes les mieux dressés devraient pouvoir se rendre compte tout seuls que l’alternative entre être tué par des terroristes ou par le changement climatique ne constitue pas un choix digne de ce nom. Plus les autorités s’échineront à obtenir un contrôle total, plus les tentatives que nous faisons pour ajuster tel ou tel petit aspect de notre vie à nos besoins ou à nos désirs dégénéreront inévitablement en confrontation avec les forces de sécurité, quelles qu’elles soient. Les enjeux devenant de plus en plus importants, nous pourrions voir un grand nombre de gens poussés soudainement dans notre camp.

Camarades de France, nous vous souhaitons d’avoir le courage de rester fidèles à vos convictions, la confiance de vous battre selon vos propres termes, et la chance de trouver à vos côtés des alliés avec qui lutter. Bonne chance.

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— crédit pour la photo du haut : Gaspard Glanz / Taranis News

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