Domaine d’extension de la rage

À propos d’émeute de Michel Kokoreff

paru dans lundimatin#484, le 22 juillet 2025

« Vous voyez, ça ne dure jamais bien longtemps, mais il y a longtemps que ça dure. »
Jean-Marc Fontaine, Trois fois la mort de Samuel Ka, Paris, Globe, 2024

Vingt ans après les émeutes de l’automne 2005 à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur électrique où ils s’étaient réfugiés pour échapper à un contrôle d’identité, et deux ans après celle de Nahel Merzouk , en juin 2023, flingué à bout portant par un policier alors que la voiture qu’il conduisait était à l’arrêt, Michel Kokoreff dans un bref essai [1] tente une synthèse du fait émeutier qui traverse l’histoire et qui depuis les années 2000 ne cesse de proliférer et de s’intensifier. Pour le sociologue ces « émeutes de la mort » loin d’exprimer un quelconque nihilisme posent une « question éminemment morale » et constituent « un mode de politisation à part entière ». Nous reproduisons en ’bonnes feuilles’ l’intégralité de l’avant dernier chapitre qui reprend et élargit l’essentiel de son analyse du fil émeutier de ces dernières années.

En conclusion de ce texte , l’auteur, s’étonne avec une certaine naïveté de l’écart entre la multiplication des émeutes et « l’absence de réels bouleversements » : comme si la tare des émeutiers.es était d’être sans programme (!) ou, dit autrement, que les émeutes par elles-mêmes n’entrainaient pas de « réels bouleversements » dans la vie de ceux et celles qui y participent : il y a un avant et après de l’émeute dans le rapport à la police, aux instances de médiation, aux familles, à l’espace urbain, bref dans le rapport au politique. Si Michel Kopkoreff, citant son Spinoza, reconnaît dans l’émeute cette affirmation d’une puissance d’agir, cette dernière semble se consumer toute entière dans ces moments exceptionnels de destruction rageuse et joyeuse qui la constituent. En cela , prévient-il « les émeutes sont un opérateur de la banalisation des thèses racistes d’une partie et de l’extrême droite ». Pour éviter que « cette montée aux extrêmes » fasse figure d’alternative (« faire l’émeute ou voter RN), le sociologue suggère en conclusion un ensemble de mesures sociales et économiques défendues par les acteurs de terrains et une désescalade de l’approche policière. On se demande qui peut encore croire qu’un tel plan de pacification venant de la gauche dite « de rupture » puisse mettre fin aux injustices et désordres inhérents à l’ordre social et racial existant et à son État. L’auteur lui-même ne semble d’ailleurs pas y croire plus que ça : l’émeute a encore de « beaux jours devant elle » , écrit-il, ce qui « n’est pas forcément une mauvaise nouvelle ». À la bonne heure.

Extrait

« L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit. »

Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995

La propagation de l’émeute est de nature émotionnelle : colère, rage, tristesse, haine, mais aussi joie et jubilation. On disait jadis que la rage mène aux jacqueries, l’espoir à la révolution. Marx avait souligné cet « enthousiasme extatique. saisissant les révolutions du XVIIIe siècle, le malaise que leur reflux suscitait. De même, le philosophe et sociologue Henri Lefebvre avait qualifié de « fête la Commune de Paris. Il y avait aussi de la joie et de la gaîté lors du mouvement de mai-juin 1968, dans les manifestations, les universités et les usines, de la haine aussi, comme l’a montré l’historienne Ludivine Bantigny [2]. La rage fut centrale lors de la séquence contestataire de 2016-2020, tant au plan international que national : « rage des peuples », « rage populaire », « jaune de rage », rage du personnel soignant, « femmes en colère » contre les violences sexuelles et sexistes. Elle est devenue une forme élémentaire de la sensibilité collective. Seule la gestion de la pandémie a conduit à confiner la rage, avant que les mouvements sociaux ne redémarrent de façon intense, contre les lois « sécurité globale » et sur le « séparatisme », en 2021, puis lors de six mois de mobilisation contre la réforme des retraites, en 2023. Invoquer un impensé en la matière, comme l’avance Romain Huët [3] , relève donc d’un « effet de méconnaissance » plutôt comique. De plus, il reste à savoir s’il y a continuité des émeutes urbaines aux Gilets jaunes et aux ZAD, comme l’avance cet auteur.

Les premiers actes des Gilets jaunes, les 17 et 23 novembre, puis le 1er décembre 2018, à Paris, alors que simultanément des centaines d’action de blocage et de manifestations avaient lieu sur tout le territoire, ont pris des allures « insurrectionnelles », selon l’expression du ministre de l’Intérieur de l’époque. Il n’a jamais réellement été envisagé de prendre l’Élysée pour « dégager », au sens propre, le président. Mais que ces actes aient eu lieu au cœur des « beaux quartiers » du VIII arrondissement de la capitale renouait avec la tradition insurrectionnelle des XVIIIe et XIXe siècles, Eric Hazan l’avait pointé, faisant par là même exploser le protocole de la forme-manif en vigueur depuis des décennies. Dans le quartier de l’Étoile, c’était vraiment le chaos : barricades, affrontements avec la police, incendies de voiture, dégradations, air irrespirable des lacrymogènes, tags incisifs en rouge griffant les façades cossues, etc. Ces scènes étaient traversées par un mélange de rage et de joie galvanisant la foule. Sans atteindre la même intensité, les rassemblements souvent interdits se sont prolongés, là comme ailleurs, malgré un quadrillage quasi militarisé du centre de Paris et un fort déploiement des forces de l’ordre, secondées par quelques engins blindés de l’armée très en vue mais non utilisés. Il fallait le voir pour le croire : esquive des CRS et gardes mobiles se retrouvant parfois bien isolés au milieu de la foule et apostrophés par celle-ci, souvent des femmes (« Tombez les casques, rejoignez-nous ! » rejouant sans succès cette fois, bien au contraire, le geste historique de la fraternisation), occupation mobile de « l’avenue la plus célèbre du monde », départs irrésistibles en liesse par les petites rues en manifs sauvages. Le 16 mars 2019, on a assisté à des scènes dans une atmosphère électrique sur les Champs-Élysées : actions black bloc contre les forces de l’ordre, enseignes de marque saccagées, kiosques à journaux en feu, tirs abondants de grenades et de LBD, charges policières, nombreux blessés. Des images de guerre passaient en boucle sur les chaînes de désinformation continue, alimentant un gouvernement de la peur.

Émeutes, révoltes ou insurrections ? On retrouve le problème de vocabulaire. Étrange situation « pré-insurrectionnelle », signe de la puissance des Gilets jaunes sus-citant l’effroi du pouvoir, que la gauche et les militants radicaux ont d’abord boudé pour y voir à l’œuvre des « fachos ». Ces premiers actes furent parfois qualifiés d’ « émeutes publiques ». La vague jaune n’en était pas moins organisée, porteuse de revendications et d’objectifs précis (hausse des bas salaires et des minima sociaux, référendum d’initiative citoyenne, etc.). Les binômes et trinômes du black bloc s’y sont vite greffés, masquant des identités diverses (étudiants, syndicalistes, journalistes, etc.). Quant à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les combats dans le bocage nantais y ont encore été d’une autre nature ! Elle a pris la forme d’un mouvement plus long (1998-2018) et organisé en vue de faire commune. Et elle a obtenu une réelle victoire politique après l’annulation du projet de construire un aéroport dans le bocage nantais.

Ces mobilisations ont donc pris des formes différentes. Elles ont aussi été le fait de catégories sociales spécifiques : des fractions appauvries des classes populaires et moyennes vivant entre espaces périurbains et semi-ruraux ; une jeunesse populaire issue de minorités ethniques confrontée à la difficulté de trouver un emploi et assignée à résidence dans les cités d’habitat social ; des classes moyennes supérieures, bien dotées en capital scolaire et culturel, mais vouées à l’incertitude sociale, vivant en centre-ville, voire dans les quartiers gentrifiés ; ici, des « entravés » ; là des « relégués » ; là encore, des « déclassés ». Stratégique, la « coagulation des colères » ne va pas de soi au regard de la logique de séparation qui travaille la France urbaine, comme d’autres sociétés, ainsi que l’avait montré Jacques Donzelot [4] .

Pourtant une telle fragmentation sociale et urbaine ne doit pas occulter certaines similitudes : dimension d’emblée nationale des Gilets jaunes ; usage des

réseaux sociaux ; mise à distance des partis politiques et des syndicats renouant confusément avec la tradition des Sans-Culottes de 1792-1793 et des anarchosyndicalistes de la Belle Époque ; signifiant devenu fédérateur des « violences policières ». Face à la déterritorialisation des flux du capitalisme, un désir d’ancrage et de collectif a conduit à une reterritorialisation des lieux de lutte et de rassemblement, allant des cités aux ronds-points en passant par les places publiques. D’un mouvement à l’autre, les mécanismes d’agrégation et les effets de composition des acteurs ne sont pas non plus sans points communs.

Et puis, il y a ce que j’ai appelé ailleurs [5] la « diagonale de la rage ». La rage n’est pas synonyme de nihilisme ; elle n’est ni l’énergie du désespoir, ni un manque (de conscience et de rapport de classe, de mouvement social) ; elle est un mode de politisation à part entière. Mais là encore il faut nuancer. Elle dif-fere lorsqu’elle émane des jeunes racisés, harcelés au quotidien par les services de police et quand elle s’exprime par la voix de militants blancs en manifs ou rassemblements. De plus, elle ne s’exprime pas de la même manière selon le genre. Face au double écueil de la naturalisation et de l’esthétisation des affects, il existe une construction sociale des normes émotionnelles de la colère qui se trouvent repolitisées par l’événement. Ainsi, le caractère viriloïde des interventions du black bloc n’empêche pas des jeunes femmes d’éviter leur assignation en base arrière ou à des fonctions logistiques selon une division sexuée des rôles pour aller au contact des forces de l’ordre, comme le montrent les rares enquêtes faites de l’intérieur et nos propres observations. Les émeutes urbaines semblent peu se conjuguer au féminin. En revanche, comme lors des émeutes de la subsistance ou de la Révolution française, Sophie Wahnich (5) l’a montré, les femmes ont été des actrices, courageuses, de premier plan, que ce soit lors de la révolte des Gilets jaunes ou dans les ZAD.

Par symétrisation à la rage, la joie est la rencontre d’un « nous » (des quartiers ou des Gilets jaunes) : l’expression d’un désir de collectif. Difficile à consigner dans les tracts ou les comptes rendus d’assemblées, la joie n’en demeure pas moins palpable : joie de se retrouver nombreux, « déter » et « véner », de tenir la rue, de se fédérer oie des chants et des slogans, de jouer des tours aux forces de l’ordre, de contourner la nasse policière et de partir en liesse en manif, joie créatrice et libératrice de participer à un moment historique. Dans le cas des émeutes urbaines, la jubilation de tenir tête aux forces de l’ordre est présente. Le simple fait de briser l’isolement par la convergence des corps et des esprits dans un même espace peut provoquer un sentiment de joie et d’excitation intense. On a donc raison de relever cette dimension joyeuse des émeutes et des protestations sociales, en considérant la joie non pas trivialement, mais au sens philosophique de Spinoza : l’augmentation de sa puissance d’agir. Autant de liens vivants que le monde social devient de plus en plus incapable de produire et que l’imaginaire politique renoue.

« La force affective qui provoque les soulèvements tranche avec les aplats du monde social », écrit Ludivine Bantigny. Or ces soulèvements se sont multipliés. D’où vient alors qu’ils ne s’accompagnent d’aucun bouleversement réel ?
Présentation et photo : Bernard Chevalier

[1Michel Kokoreff, Emeute, édité par Anamosa, collection Le mot est faible, 2025. Voir aussi La diagonale de la rage, Editions Divergences, 2021 et l’entretien paru dans lundimatin.

[2Ludivine Bantigny, 1968, De grands soirs en petits matins, Seuil, 2018.

[3Romain Huët, Le Vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets jaunes , Paris,PUF,2019 .

[4Jacques Donzelot, Catherine Mevel, Anne Wyvekens, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis, Paris, Seuil, 2003.

[5Sophie Wahnich, « Sans culottes et Gilets jaunes » in Joseph Confavreux (dir.) Le fond de l’air est jaune. Comprendre une révolte inédite, Paris, Seuil, 2019.

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