Bienvenue en Trumplandie (ou le mythe raciste des « prolétaires qui votent Trump »)

par Valentina Fulginiti

paru dans lundimatin#81, le 14 novembre 2016

(Extrait du site wuming. Traduction et coupures : Serge Quadruppani)

1.

Je travaille dans une université de la Ivy League du nord-est des USA : une petite île heureuse de politique de gauche et de privilège économique. Mes étudiants sont gentils, doux, studieux. Peut-être est-ce parce que j’enseigne dans un liberal arts college [1] mais les jeunes que je rencontre quotidiennement sont idéalistes - même s’ils sont respectueux des règles jusqu’à la déférence – attentifs au recyclage, ouverts à la diversité sexuelles et de genre, bien élevés, sensibles, cultivés. Beaucoup d’entre eux sont privilégiés de naissance (comme n’importe qui dans ce pays qui peut se permettre de débourser jusqu’à 50 000 dollars par an entre emprunts, dépenses d’alimentation et de logement). Même les conservateurs (peu nombreux, en vérité) sont gentils, polis – des jeunes qui semblent sortis d’un film du début des années 50, avec leur cravate regimental, leur pantalon beige, leur blazer bleu, leur raie dans les cheveux. Même dans les discussions politiques (rares, parce qu’entre personnes bien éduquées on ne parle pas politique à moins d’être déjà tous d’accord), on perçoit la préoccupation constante de ne pas heurter la sensibilité d’autrui, de n’émettre aucune note discordante.

C’est le matin du 9 novembre et le campus est enveloppé d’un calme irréel. Durant les 18 derniers mois, notre communauté a été marquée par diverses tragédies. En août, le suicide d’un garçon très jeune et talentueux. A l’ouverture de l’année académique, la mort absurde d’un garçon de 19 ans dans une rixe survenue aux confins du campus. Le printemps précédent, la mort inattendue et prématurée de la Rectrice, emportée par un cancer foudroyant. Des occasions tragiques qui ont amené des moments de silence, de réflexion, de recueillement. Et pourtant en aucune de ces occasions le campus n’a été plongé dans un silence aussi glacial et spectral.

Les étudiants de mes cours sont traumatisés. Pour presque tous, il s’agissait du premier vote : la comparaison avec leurs frères aînés, devenus majeurs à l’époque d’Obama, est impitoyable. Je repense à l’enthousiasme que, il y a un an à peine, certains de mes élèves avaient montré pour promouvoir la candidature de Bernie ; je me rappelle leurs discussions animées, les groupes conspirateurs entre deux cours, les sacs à dos et les bouteilles réutilisables pour l’eau couverts d’autocollants, la déception progressive au fur et à mesure que la victoire de leur candidat aux primaires devenait toujours plus irréelle. Tout cela semble désormais appartenir à un passé lointain.

(…)

3.
Comment est-il possible, je me demande, que personne ne se soit attendu à la victoire de Trump ? Bien sûr, nous qui vivons dans la petite bulle de gauche d’Ithaca – îlot bleu dans la mer rouge républicaine qu’est l’Etat de New York (à ne pas confondre avec la ville du même nom), nous courrons le risque de nous séparer du reste de la société, convaincus que notre quotidien fait de zones piétonnières, de bicyclettes et de marchés locaux soit la normalité. Mais d’Ithaca, pour aller vers Groton, Dryden, Cortland, en direction de Syracuse : une marée de pancartes bleues pour Trump/Pence, rarement émaillées de l’azur clair de quelque pancarte pro-Clinton et - un peu plus souvent – de celles pour Bernie. Que diable, même à l’intérieur d’Ithaca, il suffisait d’aller faire ses courses au Walmart local pour voir les t-shirts « HILLARY FOR PRISON 2016 » (pour ne rien dire d’autres slogans bien plus vulgaires) et les pick-up recouverts d’autocollants criards, plus « mal élevés » qu’une chanson de Vasco.

Il n’y a pas grand chose pour maintenir à flot ces zones semi-rurales, entre petits lacs de cartes postales et douces collines : beaucoup de fermes, certaines en ruines et abandonnées, d’autres reconverties en vignobles et brasseries, surtout peuplées de touristes, de fêtes d’enterrement de vies de garçons ; quelques petites universités d’Etat et quelques colleges professionnels ; des maisons délabrées et des voitures abandonnées à la rouille sous l’écriteau « A Vendre » ; ça et là un dispensaire, peut-être spécialisé dans le traitement de la douleur – peut-être un pill mill, une de ces discutables cliniques surgies comme des champignons ces dix dernières années et qui distribuent légalement des ordonnances d’opiacées ? De temps en temps apparaît un strip mall, succession amorphe de supermarchés et de grands magasins. Très peu de services : un rare bureau postal, un bar décatis, un diner de province où consommer café, œufs et bacon à n’importe quelle heure du jour. Une Main Street récurée et propre, avec briques en vue et cocardes tricolores, entourée d’allées désertes et de maisons en ruine. Le long des rues à moitié abandonnées de petites villes autrefois florissantes, la moitié des commerces ont leurs vitrines couvertes de contreplaqué. Et si même dans cet Etat, la grande pomme, avec ses 8 millions d’habitants cosmopolites et post-raciaux a presque suffi à elle seule à compenser la marée rouge des collèges ruraux en offrant à Clinton les 29 voix des grands électeurs votant en bloc, vue d’ici, la photographie apparaît claire. Il n’est pas étonnant que Trump, avec sa virulente rhétorique anti-chinoise, ait gagné dans la « rust-belt », la ceinture du Nord désindustrialisé et rouillé, entre les districts de l’industrie minière désormais démantelée et les aires rurales dévastées par l’épidémie des opiacées.

4.
Eliminons, une fois pour toutes, un spectaculaire malentendu : un des plus grands mensonges de ces élections post-factuelles (durant lesquelles la vérité a été substituée par la réécriture constante d’une fiction, dans lesquelles les narrations ont réaffirmé, encore une fois, leur pouvoir à travers les médias anciens et nouveaux) est que la « classe ouvrière » a pris parti pour Trump. Il y a un élément de vérité dans cette affirmation, mais la question est bien plus complexe que cela ; et pas seulement en raison d’autres facteurs comme la plus grande abstention du vote noir et de toutle vote démocrate (plus de 7 millions de voix perdues, de 2012 à aujourd’hui), des politiques de suppression du droit de vote mises en œuvre dans le Wisconsin, la Caroline du Nord et l’Arizona (quel hasard), de la surévaluation du bloc latin par les Démocrates, ou bien de la « surprise » dans le vote des femmes blanches diplômées, qui s’est révélé plus pro-Trump que ce qu’on attendait. Que ce soit bien clair, ces facteurs sont tous réels et ont eu un poids déterminant ; mais des dizaines d’analystes les ont déjà soulignés, écrivant là dessus de manière bien plus correcte et approfondie que ce que je réussirais à le faire moi, avec mon diplôme de Lettres Modernes.

La vague Trump n’est pas la « révolte de la classe ouvrière ». Parce que dire que les « Reagan democrats » de la « rust belt » correspondent, en totalité, à la « working class » signifie effacer la pluralité d’autres expériences, voix, conflits et visages qui composent aussi la classe travailleuse de ce pays. Les contradiction sont très nombreuses. Les électeurs blancs de la Virginie de l’Ouest, de l’Ohio central, de la Pennsylvanie et du Michigan regrettent le bon temps où un diplôme de fin d’études donnait accès à des postes de travail en usine bien payés et dignes, mais il ne regrettent pas nécessairement les syndicats forts qui leur garantissaient ces salaires dignes. Comme entrepreneur, Trump est, c’est peu dire, hostile aux syndicats, et comme candidat, il est hostile au relèvement du salaire minimum à 15$ ; pire, une de ses stratégies présumées pour faire revenir les usines aux US et de baisser les salaires de la classe ouvrière pour les rendre de nouveaux « compétitifs ». (Trump a dit ça durant sa campagne électorale même si ce fut, il faut l’admettre, en passant, entre deux retournements de veste).

Dans cette vision particulière de la « working class », on ne trouve aucune solidarité envers les autres voix qui composent la lutte de classe de ce pays : les mères célibataires qui bénéficieraient de politiques du travail attentives au genre ; toutes les personnes auxquelles l’Affordable Care Act (tout imparfait, partiel et critiquable qu’il soit) avait garanti un minimum de couverture sanitaire et qui se trouveraient sans assurance du jour au lendemain ; les travailleurs et travailleuses précaires et sous-qualifiés qui doivent faire deux boulots pour ramener un demi-salaire à la maison. Au contraire, chez les soutiens de Trump avec lesquels il m’est arrivé de parler (quelques connaissances de ce genre, j’en ai aussi, malheureusement), on perçoit un profond ressentiment à l’idée que leurs impôts soient utilisés pour ceux qui ne le méritent pas, les autres. Qui sont les autres ? Les parasites. Les immigrés. Les réfugiés. Les hispaniques (Ces derniers sont toujours vus comme des « clandestins », même s’ils ont la green card depuis quinze ans et paient probablement plus d’impôts que Trump n’en a payé dans toute sa vie). Les mères célibataires. Les Noirs. Les « islamistes ». Les « Orientaux ». Les tant stigmatisés Millenials – définition pseudo-générationnelle et anti-intellectualiste des jeunes, qui met dans le même panier ceux de 18 ans et ceux qui approchent des 35.

Il s’est passé, pour résumer, que la gauche (toute la gauche : la radicale et la modérée) s’est laissée voler le poids des mots classe ouvrière. Et le principal artisan de ce désastre culturel et politique a été précisément le clintonisme (tout comme les différentes variantes du centre-gauche européen), dans l’illusion que tout le monde deviendrait riche grâce à l’explosion de l’économie 2.0 et du tertiaire global. Dans ce vote se sont côtoyés des narrations toxiques, la nostalgie, la peur de la complexité, la xénophobie, le racisme, le discours exclusif des suprématistes blancs et de l’intégrisme chrétien.

La gauche s’est ainsi défaite de l’identité de classe : la gauche modérée avec sa danse du ventre centriste pour la classe moyenne ; et la gauche radicale d’abord avec son slogan, aussi inclusif qu’ingénu, « Nous sommes les 99% » (comme s’il n’y avait pas de différence entre ceux qui fréquentent les universités et ceux qui vont dans le amphis pour y passer la serpillère), et puis avec sa préférence pour les déterminations identitaires. Ce faisant, on a, entre autres, privé le travail déstructuré (celui dans les degrés les plus bas de l’échelle des services, sous-payé et sous-qualifié, souvent féminin, quelquefois illégal) d’une identité de classe propre. Ce n’est pas un hasard si, devant la trahison historique des syndicats officiels, les luttes les plus radicales sont celles qui partent de l’auto-organisation dans des lieux atypiques et celles pour la hausse du salaire minimum, des travailleurs dans les fast-food et dans le nettoyage des grands hôtels, où souvent les travailleurs (et par conséquent les syndicalistes) parlent espagnol.

Mais de l’autre côté de l’éventail politique, faire partie de la « working class » confère d’un coup une nouvelle visibilité politique, une crédibilité et une autorité autrement perdues. Ainsi, les membres de la classe moyenne blanche qui sentent leur hégémonie leur échapper et regrettent le bon vieux temps se présentent comme la classe travailleuse, indépendamment de leur revenu effectif. Il suffit de donner un coup d’œil aux chiffres : Trump l’a emporté dans les catégories au revenu moyen et haut, à partir de 50 000 $ par an. Aux Etats Unis, 50 000 dollars, c’est le salaire annuel d’un enseignant avec de nombreuses années d’ancienneté, ou d’un employé dans un travail décent : pas forcément des nababs, mais pas non plus des membres de la classe ouvrière. Pour certains, l’urgence économique telle qu’elle est perçue n’est pas dans la pauvreté effective mais aussi et surtout dans l’angoisse de la perte du pouvoir d’achat, dans la peur de glisser plus bas et aussi dans la certitude d’avoir « perdu sa légitime première place dans la file » - place qui, il ne faut pas l’oublier, était garantie aussi par le racisme institutionnel et systémique, par l’exclusion des femmes, des marginaux, des « différents ».

Ce qui a poussé à la victoire d’abord du Brexit et ensuite de Trump, c’est un fétiche de working class : épurée de toute diversité, non inclusive mais exclusive, fondée non sur un commun idéal de solidarité mais sur la commune appartenance raciale ; une communauté qui regrette le temps où on dormait sans fermer le verrou à la porte, mais qui rêve de murs, de portails et d’interdiction d’entrer. Et surtout, une image principalement masculine, virile, d’une classe qui se voudrait ouvrière et artisane (aucune solidarité envers ceux qui travaillent dans le secteur des services, même aux rangs les plus bas). C’est une classe qui regrette le temps où étudier ne servait à rien ou en tout cas n’était pas demandé, et qui de fait, indépendamment du titre d’étude possédé, arbore un certain anti-intellectualisme (aucune solidarité pour le jeunes diplômés endettés jusqu’au cou, vus comme des morveux gâtés, ou pour les professeurs sous contrat payés 2000 dollar pour la totalité de leurs cours, dont le travail n’est pas considéré comme sérieux). Si elle n’est pas entièrement masculine, c’est une classe sociale rigidement « hétérosexuelle », les hommes dans les usines ou au front et les femmes à leur place, dans les quelques rôles codifiés et rassurants. Et, enfin, une image d’un blanc uniforme et monochromatique. Ainsi définie, ce n’est pas une classe sociale, c’est un mythe des origines.

(…)

Mon espérance est celle-ci : que la colère prévale sur la dépression apathique, sur la tentative de normaliser l’horreur, sur la tentative de composer avec la marée fumante qui monte déjà ; mais qu’il s’agisse d’une colère rationnelle, lucide, organisée et non-violente.

[1premières années d’études universitaires axées sur la culture générale plutôt que sur la professionnalisation NdT

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