Dix thèses sur {Lazzaro felice} en tant que forme de vie

A propos du film italien Heureux Comme Lazzaro, par Gerardo Muñoz, enseignant à la Lehigh University, en Pennsylvanie et auteur de l’ouvrage à paraître For a posthegemonic politics (2020).

paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

Lazzaro felice (Heureux Comme Lazzaro, 2018, réalisé par Alice Rohrwacher) a été projeté pour la première fois l’an dernier à New York. Voir ce film, sans pitié pour l’hégémonie de la dernière forme spatiale de notre civilisation, la métropole, projeté au coeur de la Grande Pomme, procurait un sentiment étrange. Le chef-d’œuvre de Rohrwacher a été hativement réduit à un simple dispositif esthétique, inspiré par la tradition cinématographique : une belle réinterprétation de Pasolini, Rossellini, De Sica et d’autres grands noms du cinéma italien. Ce n’est pas une lecture totalement erronée, mais elle est limitée, dans la mesure où sa potentialité se retrouve ainsi encadrée par cette institution à bout de souffle que nous appelons « université ». Dans les thèses qui suivent, nous proposons une lecture alternative. Une lecture qui n’est ni conceptuelle, ni fondée sur une « analyse filmique », disciplinaire. Nous proposons plutôt une constellation d’images permettant de lire Heureux Comme Lazzaro comme un document unique qui exprime ce que d’autres ont nommé « un communisme plus fort que la métropole ».

1. Lazzaro, en tant qu’il est à la fois un personnage de film et un garçon de ferme, se situe par-delà toute idée d’un sujet destinataire d’un commandement linguistique, puisqu’il répond seulement à la vibration d’un nom. Chaque fois qu’il entend le mot « Lazzaro ! Lazzaro ! » il est confronté à la singularisation d’un nom propre. Tout au long du film, chaque fois que Lazzaro est appelé, il se déplace, court, s’affaire à quelque chose, renverse quelqu’un. Mais ici, tout mouvement doit être compris comme étant irréductible au fait d’obéir à un ordre. Par conséquent, le nom anime le mouvement immanent d’un corps. C’est pourquoi Lazzaro est, d’abord et surtout, l’expression du mystère du nom.

א Qu’est-ce qu’un nom ? Comme le poète espagnol Leopoldo Marias Panero l’a dit autrefois dans un film sur la ruine de sa famille (El Desencanto, réalisé par Chavarri, 1976) : le problème tout entier de l’existence dépend de la séparation d’avec la loi du nom dont nous avons hérité. Lazzaro, cependant, ne connait pas, et ne veut pas connaitre, l’héritage de son nom propre. Lazzaro habite l’abîme inhérent à chaque instance de dénomination.

2. La montée de l’hégémonie de ce que nous appelons aujourd’hui la "Culture" est en réalité le déclin de la transmission des cultures. Les réalités de la culture de la vie paysanne ne sont pas des choses qui peuvent être adoptées et appropriées ; ce sont des modes déjà existants. La culture de la ferme du domaine Inviolata est un pur mode : que ce soit boire du café, plaisanter dans une montagne de foin, ou s’assoupir sur une chaise, regarder un bébé ou courir en plein air. La Culture ne coïncide jamais avec le langage : la culture concrète est ce qui ne peut pas être approprié, mais plutôt ce qui a le pouvoir d’être affecté.

א Dans un discours intitulé Il contadino e l’operaio (Le fermier et le travailleur), Giorgio Agamben a souligné récemment le lent déclin de la culture paysanne : "Nous savons que la culture paysanne n’existe plus et qu’elle n’appartient qu’au passé. Dans ma jeunesse, les paysans constituaient la plus grande partie de la population italienne, j’en fus témoin, mais nous avons constaté leur déclin. Il est étonnant de voir à quel point ils furent nombreux à être convaincus par les porte-paroles du progrès qu’il s’agissait d’un phénomène inévitable, si inévitable qu’il fallait l’accomplir avec une violence sans précédent".

3. Quel est le statut de la religiosité pour une communauté comme celle de l’Inviolata ? C’est sans aucun doute, une religiosité située du côté du profane ; c’est-à-dire, qui ne peut être comprise dans l’horizon sacrificiel d’une philosophie de l’histoire. Ce n’est pas, non plus, ce que l’on analyse parfois comme étant de l’ordre de la « superstition populaire », c’est-à-dire sublimation de la relation entre le sujet et la réalité. Dans Lazzaro Felice, la religiosité nomme le mysterium de la relation entre l’être et le monde, et entre le mode du corps et la Nature. Cette religiosité n’est pas déterminée par l’approbation d’une Ecclesia, mais par la distance, en relation au mystère. En fait, le hurlement du loup dans le film est vraiment la figure de la voix. Le mystère de la voix est la région où l’animal et l’homme coïncident en tant que seul topos de toute vraie religion.

א Le poète espagnol José Bergamin, dans son essai assez peu connu, La décadence de l’analphabétisme (1933), relie le vortex de la voix et le nœud de la foi : "L’illettrisme débute obscurément par le son, dans la voix et dans la musique ; et se clôt dans le mot, qui est le pacte avec la lumière. Le secret hermétique de l’illettrisme est un secret lumineux et profond, entre les voix. (...) Dans l’aube de la pensée imaginative, la pensée hermétique trouve vérité, lumière, et vie, dans la poésie d’un illettrisme chrétien."

4. Le seul événement qui survient dans Lazzaro Felice s’avère catastrophique : l’événement du déplacement, qui est, dans le même temps, l’usurpation de la relation modale entre la vie et le monde. Une fois que la communauté de paysans italiens est jetée dans la métropole, de quoi se trouvent-ils séparés ? Ce n’est pas seulement une question de propriété, du logement, de la terre, de leurs outils ou leur environnement, qu’ils n’ont de toute façon jamais possédés. (Dans l’une des premières séquences du film, le spectateur découvre que la communauté de paysans est dans une dette monétaire absolue à l’égard de leurs patrons). Les paysans sont expropriés de leur forme de vie. En d’autres termes, dans la métropole, la vie cesse d’en être une à part entière pour devenir seulement une forme vide d’extraction de valeur. C’est l’essence de la métropole : l’absolutisation du principe d’équivalence générale à la vie elle-même.

א Écrivant au soir de l’époque victorienne, John Ruskin vit l’équivalence comme étant le maître principe de l’"économie" : "L’objet final de l’économie est donc de permettre une consommation satisfaisante, une grande quantité de consommation : en d’autres termes, faire usage de tout, et en user noblement ; qu’il s’agisse de biens, de services, ou de services perfectionnant les biens."

5. Dans la métropole, il existe une différence substantielle entre les citoyens et les voleurs, dans la mesure où ils sont les deux pôles de la même machination : dans le sujet de la consommation, il y a toujours déjà, en puissance, le sujet du vandalisme, dans la mesure où ils se rapportent tous deux à la propriété comme nouvelle forme de sorcellerie. C’est ce que Lazzaro ne peut comprendre quand il arrive dans la métropole : la famille, pour être « identifiée » doit, en retour, devenir une bande de voleurs. S’identifier dans la polis, la cité, correspond toujours à ce dualisme de la marchandise. Ce n’est pas une transformation nouvelle, c’est aussi ancien que la forme naissante du capitalisme, qui a eu sa figure la plus représentative dans le personnage espagnol du pícaro. Le pícaro est à la fois le nouveau citoyen et le nouveau voleur. La métropole ne permet aucune forme de vie, mais plutôt cette absolutisation du consommateur.

א Concernant la figure du pícaro, Ernst Curtius constate, dans La littérature européenne et le Moyen-Âge latin, que le « réalisme corrosif du picaresque » élabore une nouvelle « mimesis économique » de la « sphère sociale ». Ainsi, le pícaro est la figure fantomatique exprimant les apories de l’idée de « représentation » : la fissure dans l’économie visant la représentation sociale.

6. L’un des mystères du film est de savoir pourquoi Lazzaro refuse de vieillir. Il ne faut pas oublier qu’Alice Rohrwacher voulait créer non pas un film de fiction, mais une fable. Nous savons que la fable est le résidu de l’imagination qui échappe au temps narratif de l’Histoire. Plus important encore est le fait que Lazzaro est une image opposée au pouvoir du visible. L’image est un fragment qui conteste la métaphysique du visible, tout en articulant le monde et l’existence comme un rappel indestructible. La jeunesse et la fraîcheur de Lazzaro est la solitude d’une vie contre la misère d’un monde absent.

א Dans ses Cours d’esthétique, Hegel écrit au sujet de la fable : « La fable ésopique, en effet, dans sa figure originelle, est ce genre d’appréhension d’un rapport ou d’un événement naturel impliquant des choses naturelles singulières en général, le plus souvent des animaux dont les instincts procèdent des mêmes besoins vitaux que ceux qui meuvent l’être humain en tant qu’être vivant. Ce rapport ou événement, appréhendé dans ses déterminations plus générales, est par là même d’une espèce telle qu’il peut se présenter aussi dans le cercle de la vie humaine et n’acquiert que par cette relation une signifiance pour l’homme. » (Trad. Jean-pierre Lefebvre et Veronika von Schenck de l’édition Aubier)

7. Si Martin Heidegger a pu affirmer, dans des mots désormais célèbres, que « l’essence de la polis n’est pas politique », nous pourrions le traduire aujourd’hui de la façon suivante : « l’essence de la métropole est sacrificielle ». L’une des grandes réussites de Lazzaro Felice est cette capacité à saisir les arcanes du dispositif métropolitain. La mort de Lazzaro dans la banque révèle l’articulation cachée entre le crédit et l’existence humaine, qui désormais représente l’hégémonie de la « société ». En ce sens, ce n’est pas par hasard que sa mort est provoquée par « le peuple », plutôt que par les autorités. Dans la métropole, la banque devient l’autel permettant la constitution d’une nouvelle liturgie populaire.

א Nous pouvons comprendre la métropole comme étant l’érosion de la polis centrée sur le Dasein. Comme Martin Heidegger l’écrit dans son Parménide, « La polis est polos, le pôle, le lieu (ort), autour duquel tout ce qui apparaît aux Grecs comme chose tourne, chacune à sa façon singulière. »

8. Ce que Lazzaro demande à la Banque échappe à la logique de l’appropriation, de la dette, de la culpabilité, et de la rétribution du sujet. Au contraire, Lazzaro demande l’annulation de la dette à ses anciens maîtres de l’Inviolata. Ici, se révèle quelque chose de tout à fait unique, et de tout à fait sombre : le pouvoir spectral de la finance ne comprend même pas l’importance des élites, puisqu’ils n’ont plus ni de sens du monde, ni la distinction ami-ennemi. La nouvelle techno-métropole ne détruit pas seulement la relation entre les paysans et le monde, mais aussi la relation entre les paysans et les maîtres. La visite de Lazzaro à la banque témoigne de la crise des principes hégémoniques dans l’interrègne que nous connaissons. Elle nous renseigne de plus sur la crise anthropologique de ce que l’on nommait les « élites politiques ».

א Moses Dobruska écrit dans son prologue à l’ouvrage de Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde : « Depuis que Reiner Schürmann l’a révélé dans Le principe d’anarchie, les événements n’ont jamais cessé de confirmer cette intuition : nous vivons dans un temps anarchique, dans l’anarchie des phénomènes. Cela signifie que nul principe hégémonique ne peut ordonner de l’extérieur ce qui a lieu. Toute singularité affirme son propre ordre immanent. Tout phénomène parle sa propre langue. Voilà la particularité commune à tous. Le seul principe hégémonique, c’est qu’il n’existe rien de tel ».

9. La question centrale du film est la suivante : pourquoi Lazzaro est-il heureux ? Est-ce un saint ? Le film apporte une réponse grâce au loup : Lazzaro est heureux, parce que c’est un homme bon. Mais qu’est-ce que le « Bien » ? Nous le savons, la métropole libérale n’a aucune idée du « Bien », mais seulement une justification de ses effets (voila pourquoi la métropole et la police vont de pair). Lazzaro incarne le Bien au delà des fins ou des justifications : il est ses gestes, ses inclinations, ses chutes, ses manières. Lazzaro est heureux parce qu’il représente le mystère éternel dans toute forme de vie : la relation entre l’existence et le langage. Lazzaro est la vie véritable, qui se contemple en mouvement.

א En ce sens, Philon d’Alexandrie, dans son traité De la vie contemplative, écrit que : « toute cité, même la mieux gouvernée, est remplie de troubles, de désordres, de tracas sans nombre, intolérables à celui qui s’est voué à la sagesse. Au lieu de cela, ils s’établissent hors des murs des cités, dans des jardins ou des lieux solitaires, recherchant la solitude, non par une misanthropie farouche, mais pour éviter le contact avec des hommes de mœurs opposées, sachant que ce contact est dangereux et nuisible. »

10. Comment faire, contre la métropole ? Notre époque est celle de l’épuisement de l’hégémonie et de la résistance contre-hégémonique. Il n’y a nul doute concernant la crise des « principes » et des « fondements » de l’action. Ainsi, toute tentative de se détourner de la métropole doit trouver une issue, un chemin d’exode, un lieu de retraite. Le daimon de Lazzaro (le loup) est l’être capable de trouver, à son propre rythme, une voie de sortie de la métropole. Un exode, par rapport à la machination des apparences appartenant au rêve de l’hégémonie : il s’agit ici d’une autre façon d’insister sur ce qui aussi pu être nommé une pratique de la destitution, plus forte que la métropole.

א Le penseur italien Marcello Tari écrit dans Azufre Rojo : el retorno de la autonomia como estrategia : « La catégorie centrale des temps à venir est celle de la destitution. Contre les fausses prétentions du pouvoir constituant, qui emboîte toujours le pas du pouvoir constitué, notre tâche consiste dans l’élaboration d’un concept de destitution qui résonnerait avec notre époque. Destituer l’humain comme forme d’abstraction, cela signifie nous recréer nous-mêmes comme êtres cosmiques, comme formes de vies qui seraient aussi forces de la nature, en communion, et dont les modes seraient toujours reliés aux plantes, aux animaux, à la Terre, et au ciel étoilé. »

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