Comme beaucoup a déjà été dit et écrit sur cette dissolution, tant par nos consœurs et confrères de la presse que par les Soulèvements de la Terre eux-mêmes, nous nous attacherons ici à ce qui nous paraît essentiel.
Dissolution et État d’exception
Du point de vue du gouvernement, cette décision de dissoudre les Soulèvements de la Terre est à la fois une mesure forte et un aveu d’échec. Une mesure forte, car il s’agit ni plus ni moins de shunter la séparation des pouvoirs, ce n’est pas la justice qui décide de qualifier ou punir tel délit ou crime commis ou suspecté d’avoir été commis mais bien le pouvoir politique lui-même, sous la plume du président, du premier ministre et du ministre de l’Intérieur, qui décide unilatéralement et (quasi) sans contradictoire de dissoudre une entité politique considérée comme ennemi. Le terme d’ennemi pourrait sembler excessif ou inutilement guerrier, il est pourtant nécessaire. L’entité politique dissoute, même lorsqu’il s’agit d’un mouvement qui n’a pas de forme délimitable tel un parti ou une association, se retrouve de facto bannie de l’espace public et « démocratique ». Tout apparition, prise de parole ou action est a priori décrétée illégale et donc possiblement réprimée. Il ne s’agit donc pas de s’assurer que tel mouvement reste dans les clous de l’État de droit républicain mais tout bonnement, de l’en sortir pour le faire disparaître.
C’est aussi et parallèlement, un aveu d’échec et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que si le gouvernement à dû prendre cette mesure administrative de dissolution, c’est paradoxalement parce qu’il savait que la justice n’avait rien ou pas assez à reprocher aux Soulèvements de la Terre pour les réprimer. Échec aussi parce que même s’il était avéré, comme le rapportent certains de nos confrères, que cette dissolution aurait été accélérée par l’intervention de la FNSEA, la dynamique même et la logique des Soulèvements de la Terre seront, au mieux, temporairement et brièvement ralentis mais certainement pas dissous. Nous y reviendrons.
Comment fonctionne une dissolution ?
Dès l’annonce et la menace de dissolution, les Soulèvements de la Terre ont pris le gouvernement à rebours. Alors que l’enjeu de la procédure est d’isoler et de marginaliser le groupement politique visé, c’est l’exact inverse qui s’est passé. Une revendication d’appartenance au mouvement a été signée par plus de 120 000 personnes en quelques semaines dont de très nombreuses figures publiques difficilement expulsables de l’espace républicain. C’est ce qui a notamment permis aux avocats des Soulèvements de la Terre de souligner l’impossibilité pratique et répressive dans laquelle venait de se mettre le gouvernement : il est compliqué de poursuivre et d’incarcérer pour 3 ans 120 000 personnes se revendiquant du mouvement.
Cette démonstration en apparence logique, nous paraît néanmoins trop optimiste. Non le gouvernement ne va pas envoyer Philippe Descola et Marion Cotillard à Fleury-Mérogis mais il a désormais toute latitude pour réprimer ce qu’il veut, comme il le veut et au moment qu’il choisit.
Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’un décret de dissolution est aussi indolore que trois signatures en bas d’une feuille A4. Un conseil des ministres, un stylo, du papier et hop le tour est joué, vous voilà dissous. Ce n’est que dans un second temps que les choses se corsent et que la répression se déclenche. En effet, selon l’article 431-15 du Code Pénal, « le fait de participer au maintien ou à la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous […] est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ».
Pratiquement, ce que cela signifie, c’est que la police a toute latitude pour surveiller qui elle le souhaite parmi les 120 000 signataires (ou non signataires, l’appartenance au groupement est déterminée par la seule appréciation policière) et d’engager des poursuites contre ces personnes. Cela n’implique pas une condamnation automatique car il restera encore à la justice de déterminer si ces soupçons sont avérés mais l’infraction pénale sera considérée comme constituée a priori. Ce qu’il est donc important de comprendre, c’est que la dissolution n’est pas seulement symbolique, c’est une mesure de répression particulièrement efficace qui retourne le droit d’association en soupçon permanent d’infraction pénale. Elle a pour objet un cible et des prérogatives très larges afin d’être en mesure de frapper de façon chirurgicale. Donc non, Marion Cotillard ne sera pas empêchée de se rendre sur son prochain tournage par contre quiconque est considéré comme « membre » des Soulèvements de la Terre peut-être harcelé judiciairement et potentiellement incarcéré. À cela s’ajoute des possibilités quasi inépuisables de coups de pression et intimidations en tous genres, notamment parmi les collectifs publics et en lutte contre telle ou telle aberration écocidaire : « nous considérons que vous reconstituez les Soulèvements de la Terre, si vous ne voulez pas d’ennuis, merci d’annuler votre prochain rassemblement. ».
Ajoutons que l’article 811-3 du Code de la Sécurité Intérieure autorise, en cas de soupçons de reconstitution de groupe dissous, les mêmes moyens de surveillance électronique que l’antiterrorisme. Soit la possibilité pour les services de renseignement d’espionner toute personne suspectée par eux d’affiliation avec les SDT [2]
Par-delà les SDT
Si cette dissolution est une mesure répressive particulièrement redoutable et potentiellement efficace, elle est pourtant vouée à l’échec. Le nom disparaîtra peut-être, certaines personnes considérées par le ministère de l’Intérieur comme ses représentants ou ses chefs seront certainement empêchés quelques temps, l’évidence et la détermination qui ont donné forme au mouvement en sortiront par contre confortés et renforcés. Par-delà les âneries policières et médiatiques, il est important de comprendre politiquement, ce dont les Soulèvements de la Terre sont ll’enveloppe et le logo.
Sur le fond, les SDT sont un enchaînement de constats que l’on pourrait synthétiser ainsi :
- La planète, nos lieux de vies et nos conditions d’existences sont en passe d’être détruits.
- Ces destructions sont la conséquence d’une logique civilisationnelle bien particulière et située dans l’Histoire. On l’appelle couramment le capitalisme ou le monde de l’économie.
- Les gouvernements, singulièrement et globalement tenus par cette logique économique, sont dans l’incapacité d’interrompre ces destructions, d’inverser cette logique et de réparer le monde.
- Tenter de convaincre les gouvernements qu’ils emmènent leur population dans le mur ne fonctionne pas, ou en tous cas, pas assez vite au vu de la vitesse à laquelle se répand le désastre.
- Attendre est un suicide.
- La seule option qui reste consiste à construire un mouvement massif depuis la base dont les objectifs sont : l’ouverture de débats publics quant aux conséquences du développement ou de maintien des infrastructures et industries écocidaires. La constitution et le renforcement d’oppositions locales à ces projets. Le désarmement symbolique et ponctuel d’infrastructures particulièrement nuisibles afin d’ouvrir un espace entre légitimité et légalité de l’action directe.
Sur la forme, les SDT se tiennent en équilibre entre des polarisations historiquement antérieurs perçues comme des impasses :
- Le refus de choisir entre invisibilité et publicité. Si le mouvement s’est doté de porte-paroles, il opère anonymement et publiquement.
- Le refus de l’avant-gardisme comme de l’attente électorale. Le mouvement part de sa force propre et ne reconnaît pas d’autre puissance que sa pratique réelle et effective.
- Le refus des identités politiques, qu’elles soient groupusculaires ou rattachées à une organisation ou un parti. Le mouvement propose un espace de composition entre des forces et des agrégations hétérogènes voir historiquement et politiquement en conflit. L’évidence commune et minimale quant à la nécessité d’agir contre tel ou tel projet ou infrastructure permet de dégager une marge d’action suffisante et une force d’appel rapidement devenue incontournable, par-delà les inscriptions politiques préalables et l’hétérogénéité des pratiques. Il s’agit d’une forme d’organisation politique autonome qui ne cherche pas à se situer en-deçà des partis et des institutions mais par-delà. [3]
Les services de renseignement auront beau chercher à tout prix quelques « stratèges d’ultragauche » cachés dans une cabane au milieu de Notre-Dame-des-Landes, ces évidences de fond et cette détermination de la forme, sont les conséquences d’un regard partagé et perspicace sur l’époque et l’Histoire. L’enveloppe SDT peut bien disparaître, cela n’aura à peu près aucun impact sur ce qui est désormais acquis, c’est-à-dire du niveau de lucidité et de détermination atteint. On glose beaucoup sur « l’éco-anxiété », cette nouvelle maladie du siècle qui toucherait plus de la moitié des jeunes français. Par-delà cette psychologisation idiote, il n’existe que deux issues, l’impuissance et la dépression d’un côté, la construction d’une force joyeuse et collective de l’autre. Quoi qu’il arrive, les opérations de désarmement se multiplieront.