Dissolution des Soulèvements de la Terre

Que se passe-t-il maintenant ?

paru dans lundimatin#389, le 27 juin 2023

Après de longs mois d’hésitations et de tergiversations, le gouvernement s’est enfin décidé à mettre ses menaces à exécution. Lors du conseil des ministres du mercredi 21 juin, le président de la République, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur ont signé le décret de dissolution du « groupement de fait » les Soulèvements de la Terre. La veille, à l’aube, 17 personnes étaient interpellées et voyaient leur domicile perquisitionné dans le cadre de deux enquêtes distinctes : l’une portant sur le désarmement de l’usine Lafarge de Bouc-Bel-Air le 20 décembre dernier, l’autre sur les manifestations de Sainte-Soline. [1]

Comme beaucoup a déjà été dit et écrit sur cette dissolution, tant par nos consœurs et confrères de la presse que par les Soulèvements de la Terre eux-mêmes, nous nous attacherons ici à ce qui nous paraît essentiel.

Dissolution et État d’exception

Du point de vue du gouvernement, cette décision de dissoudre les Soulèvements de la Terre est à la fois une mesure forte et un aveu d’échec. Une mesure forte, car il s’agit ni plus ni moins de shunter la séparation des pouvoirs, ce n’est pas la justice qui décide de qualifier ou punir tel délit ou crime commis ou suspecté d’avoir été commis mais bien le pouvoir politique lui-même, sous la plume du président, du premier ministre et du ministre de l’Intérieur, qui décide unilatéralement et (quasi) sans contradictoire de dissoudre une entité politique considérée comme ennemi. Le terme d’ennemi pourrait sembler excessif ou inutilement guerrier, il est pourtant nécessaire. L’entité politique dissoute, même lorsqu’il s’agit d’un mouvement qui n’a pas de forme délimitable tel un parti ou une association, se retrouve de facto bannie de l’espace public et « démocratique ». Tout apparition, prise de parole ou action est a priori décrétée illégale et donc possiblement réprimée. Il ne s’agit donc pas de s’assurer que tel mouvement reste dans les clous de l’État de droit républicain mais tout bonnement, de l’en sortir pour le faire disparaître.
C’est aussi et parallèlement, un aveu d’échec et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que si le gouvernement à prendre cette mesure administrative de dissolution, c’est paradoxalement parce qu’il savait que la justice n’avait rien ou pas assez à reprocher aux Soulèvements de la Terre pour les réprimer. Échec aussi parce que même s’il était avéré, comme le rapportent certains de nos confrères, que cette dissolution aurait été accélérée par l’intervention de la FNSEA, la dynamique même et la logique des Soulèvements de la Terre seront, au mieux, temporairement et brièvement ralentis mais certainement pas dissous. Nous y reviendrons.

Comment fonctionne une dissolution ?

Dès l’annonce et la menace de dissolution, les Soulèvements de la Terre ont pris le gouvernement à rebours. Alors que l’enjeu de la procédure est d’isoler et de marginaliser le groupement politique visé, c’est l’exact inverse qui s’est passé. Une revendication d’appartenance au mouvement a été signée par plus de 120 000 personnes en quelques semaines dont de très nombreuses figures publiques difficilement expulsables de l’espace républicain. C’est ce qui a notamment permis aux avocats des Soulèvements de la Terre de souligner l’impossibilité pratique et répressive dans laquelle venait de se mettre le gouvernement : il est compliqué de poursuivre et d’incarcérer pour 3 ans 120 000 personnes se revendiquant du mouvement.
Cette démonstration en apparence logique, nous paraît néanmoins trop optimiste. Non le gouvernement ne va pas envoyer Philippe Descola et Marion Cotillard à Fleury-Mérogis mais il a désormais toute latitude pour réprimer ce qu’il veut, comme il le veut et au moment qu’il choisit.
Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’un décret de dissolution est aussi indolore que trois signatures en bas d’une feuille A4. Un conseil des ministres, un stylo, du papier et hop le tour est joué, vous voilà dissous. Ce n’est que dans un second temps que les choses se corsent et que la répression se déclenche. En effet, selon l’article 431-15 du Code Pénal, « le fait de participer au maintien ou à la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous […] est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ».

Pratiquement, ce que cela signifie, c’est que la police a toute latitude pour surveiller qui elle le souhaite parmi les 120 000 signataires (ou non signataires, l’appartenance au groupement est déterminée par la seule appréciation policière) et d’engager des poursuites contre ces personnes. Cela n’implique pas une condamnation automatique car il restera encore à la justice de déterminer si ces soupçons sont avérés mais l’infraction pénale sera considérée comme constituée a priori. Ce qu’il est donc important de comprendre, c’est que la dissolution n’est pas seulement symbolique, c’est une mesure de répression particulièrement efficace qui retourne le droit d’association en soupçon permanent d’infraction pénale. Elle a pour objet un cible et des prérogatives très larges afin d’être en mesure de frapper de façon chirurgicale. Donc non, Marion Cotillard ne sera pas empêchée de se rendre sur son prochain tournage par contre quiconque est considéré comme « membre » des Soulèvements de la Terre peut-être harcelé judiciairement et potentiellement incarcéré. À cela s’ajoute des possibilités quasi inépuisables de coups de pression et intimidations en tous genres, notamment parmi les collectifs publics et en lutte contre telle ou telle aberration écocidaire : « nous considérons que vous reconstituez les Soulèvements de la Terre, si vous ne voulez pas d’ennuis, merci d’annuler votre prochain rassemblement. ».
Ajoutons que l’article 811-3 du Code de la Sécurité Intérieure autorise, en cas de soupçons de reconstitution de groupe dissous, les mêmes moyens de surveillance électronique que l’antiterrorisme. Soit la possibilité pour les services de renseignement d’espionner toute personne suspectée par eux d’affiliation avec les SDT [2]

Par-delà les SDT

Si cette dissolution est une mesure répressive particulièrement redoutable et potentiellement efficace, elle est pourtant vouée à l’échec. Le nom disparaîtra peut-être, certaines personnes considérées par le ministère de l’Intérieur comme ses représentants ou ses chefs seront certainement empêchés quelques temps, l’évidence et la détermination qui ont donné forme au mouvement en sortiront par contre confortés et renforcés. Par-delà les âneries policières et médiatiques, il est important de comprendre politiquement, ce dont les Soulèvements de la Terre sont ll’enveloppe et le logo.
Sur le fond, les SDT sont un enchaînement de constats que l’on pourrait synthétiser ainsi :

  • La planète, nos lieux de vies et nos conditions d’existences sont en passe d’être détruits.
  • Ces destructions sont la conséquence d’une logique civilisationnelle bien particulière et située dans l’Histoire. On l’appelle couramment le capitalisme ou le monde de l’économie.
  • Les gouvernements, singulièrement et globalement tenus par cette logique économique, sont dans l’incapacité d’interrompre ces destructions, d’inverser cette logique et de réparer le monde.
  • Tenter de convaincre les gouvernements qu’ils emmènent leur population dans le mur ne fonctionne pas, ou en tous cas, pas assez vite au vu de la vitesse à laquelle se répand le désastre.
  • Attendre est un suicide.
  • La seule option qui reste consiste à construire un mouvement massif depuis la base dont les objectifs sont : l’ouverture de débats publics quant aux conséquences du développement ou de maintien des infrastructures et industries écocidaires. La constitution et le renforcement d’oppositions locales à ces projets. Le désarmement symbolique et ponctuel d’infrastructures particulièrement nuisibles afin d’ouvrir un espace entre légitimité et légalité de l’action directe.

Sur la forme, les SDT se tiennent en équilibre entre des polarisations historiquement antérieurs perçues comme des impasses :

  • Le refus de choisir entre invisibilité et publicité. Si le mouvement s’est doté de porte-paroles, il opère anonymement et publiquement.
  • Le refus de l’avant-gardisme comme de l’attente électorale. Le mouvement part de sa force propre et ne reconnaît pas d’autre puissance que sa pratique réelle et effective.
  • Le refus des identités politiques, qu’elles soient groupusculaires ou rattachées à une organisation ou un parti. Le mouvement propose un espace de composition entre des forces et des agrégations hétérogènes voir historiquement et politiquement en conflit. L’évidence commune et minimale quant à la nécessité d’agir contre tel ou tel projet ou infrastructure permet de dégager une marge d’action suffisante et une force d’appel rapidement devenue incontournable, par-delà les inscriptions politiques préalables et l’hétérogénéité des pratiques. Il s’agit d’une forme d’organisation politique autonome qui ne cherche pas à se situer en-deçà des partis et des institutions mais par-delà. [3]

Les services de renseignement auront beau chercher à tout prix quelques « stratèges d’ultragauche » cachés dans une cabane au milieu de Notre-Dame-des-Landes, ces évidences de fond et cette détermination de la forme, sont les conséquences d’un regard partagé et perspicace sur l’époque et l’Histoire. L’enveloppe SDT peut bien disparaître, cela n’aura à peu près aucun impact sur ce qui est désormais acquis, c’est-à-dire du niveau de lucidité et de détermination atteint. On glose beaucoup sur « l’éco-anxiété », cette nouvelle maladie du siècle qui toucherait plus de la moitié des jeunes français. Par-delà cette psychologisation idiote, il n’existe que deux issues, l’impuissance et la dépression d’un côté, la construction d’une force joyeuse et collective de l’autre. Quoi qu’il arrive, les opérations de désarmement se multiplieront.

[1Comme de nombreux autres journaux indépendants (BastaMag, Le Média, Contre-Attaque, Cerveaux Non Disponibles, Reporterre, Politis, Fakir…) lundimatin s’est engagé à diffuser toute information utile liée aux Soulèvements de la Terre et cela malgré leur dissolution. Nous publions ci-dessous le communiqué de presse relatif à cette vague d’interpellation au timing si opportun.

Suite aux arrestations - Désarmement d’une usine Lafarge, manifestation de Sainte-Soline, qui sont les malfaiteurs ?

Communiqué des Soulèvements de la Terre administrativement dissous suite à la collusion de divers leviers de répression sur le mouvement écologiste cette semaine.

Mardi 20 juin, 15 nouvelles personnes ont été placées près de 96 heures en garde à vue par la Sous-Direction Anti-Terroriste. Elles l’ont été à différents prétextes, les unes dans le cadre de l’instruction sur le désarmement de l’usine Lafarge de Bouc-Bel-Air, les autres dans celui d’une procédure lancée suite à la manifestation du 25 mars à Sainte-Soline. A l’heure où nous écrivons, deux d’entre elles sont convoquées le 11 juillet devant la juge d’instruction d’Aix-en-provence dans l’affaire « Lafarge ». Pour la manifestation de Sainte-Soline : une personne a été placée 10 mois en détention, une est en préventive dans l’attente de son procès, trois autres devront comparaître devant le tribunal correctionnel le 27 juillet, et enfin, trois sont convoquées en Loire-Atlantique mercredi à 9h dans 3 gendarmeries, accusées d’avoir organisé la manifestation du 25 mars.

La justice est vraisemblablement bien plus pressée de trouver coûte que coûte des manifestant-es à condamner pour l’exemple que de poursuivre les gendarmes et la préfecture ayant pris le risque de tuer des manifestant-es à Sainte-Soline notamment.

Cette semaine la solidarité a compté et comptera. Nous appelons à maintenir un soutien large dans les semaines et mois à venir avec l’ensemble des personnes mises en cause.

Procéder à ces arrestations la veille de la dissolution des Soulèvements de la Terre et mettre en Garde à Vue pendant 4 jours certaines personnes visées nominativement par la procédure de dissolution, c’était tenter de nous empêcher de nous défendre publiquement.
Ces « coïncidences » de calendrier ont un effet politique certain. Elles interrogent, comme les arrestations précédentes, sur une toute autre association de malfaiteurs chaque jour un peu plus manifeste : celle que constitue ce gouvernement avec certaines des industries les plus toxiques du pays.

Le seul procès qu’il y aurait lieu de convoquer dans cette affaire, ce serait celui de Lafarge et de la complicité du gouvernement français avec ces entreprises qui, à l’heure de l’urgence climatique, compromettent les conditions mêmes de la vie sur terre à la seule fin de maintenir leurs profits.

L’arsenal répressif déployé ces dernières semaines et mois montre assez ce à quoi ce gouvernement est prêt pour tenter d’étouffer un mouvement pourtant absolument vital pour la défense des terres et de l’eau.

Mais en ce qui concerne la dynamique issue des Soulèvements de la Terre, il est déjà trop tard. Près de 180 comités locaux se sont constitués et ont pris leur vie propre, des dizaines de milliers de personnes sont prêtes à poursuivre et relancer des actions. Quoi que ce gouvernement, ses juges fassent à notre encontre, ce mouvement ne peut être dissous que dans les rêves de l’administration.

Le directeur de l’ONU a récemment déclaré que la réponse des gouvernements du monde au dérèglement climatique était pitoyable. L’attitude du gouvernement d’Emmanuel Macron à l’encontre du mouvement écologiste l’est tout autant. Il devra rendre compte un jour de ses responsabilités dans la perpétuation du ravage environnemental face aux jeunes générations dont l’avenir est gravement compromis et qui ne se laissent plus précipiter au fond du gouffre sans résister.

Ce qui repousse partout maintient et fait grandir la résistance !

Communiqué des Soulèvements de la Terre administrativement dissous.

[2Notons que ces interceptions administratives autrefois appelées « écoutes premier ministre » car elles se faisaient hors de tout cadre judiciaire et sans le moindre contrôle « démocratique », sont désormais encadrées par une Commission Nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement. Cette commission, couramment décrite comme fantoche et dénuée de tout contre-pouvoir réel s’est récemment émue de l’augmentation drastique de la surveillance de l’activisme politique.

[3Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie des SDT mais d’en tracer les coordonnés stratégiques. Évidemment que les points d’équilibre exposés ne sont jamais donnés et acquis. Ce sont des lignes de crêtes qui ne garantissent en rien qu’à un moment ou par moment, la force en question incline d’un côté ou de l’autre, devienne un groupuscule ou un pur point d’énonciation médiatique, le NPA ou une marque de vêtements.

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