Dionys Mascolo et Robert Antelme

En amitié de se connaître

paru dans lundimatin#392, le 4 août 2023

Une lettre exhumée après la parution en 1985 du livre de Marguerite Duras, La douleur – principalement le récit inquiet d’une attente, l’attente de son mari, Robert Antelme, déporté. La lettre est justement de ce dernier, Robert, elle date de peu de temps après son retour ; elle est adressée à Dionys Mascolo, devenu le compagnon de Marguerite. Elle préfigure en quelque sorte le récit bouleversant qu’il publiera quelques années plus tard : L’espèce humaine.

Mascolo publie et commente cette lettre ancienne qu’il semble découvrir seulement à ce moment, se demandant s’il l’avait vraiment lue auparavant. Mais comment aurait-il pu ne pas la lire, si ce n’est qu’il l’avait opportunément oubliée, occultée peut-être ? À ce moment, Robert Antelme vit encore, sauf qu’il a perdu la mémoire suite à une attaque cérébro-vasculaire. Mascolo ressort les mots de son ami et tente de les commenter, les expliquer, et les défendre, même si l’incompréhension n’est pas exclue, car on ne sait jamais comment l’autre sait pour nous.

« Dans l’enfer, on dit tout, cela doit d’ailleurs être à cela que nous, nous le reconnaissons ; pour ma part c’est comme cela que j’en ai eu la révélation. Dans notre monde au contraire on a l’habitude de choisir et je crois que je ne sais plus choisir.  » Ainsi parle Robert Antelme dans la lettre à son ami, avant de lui confier : «  Tu es l’un des êtres dont je crains le plus la fatigue, je veux dire le désespoir.  »  [1]

Ce qu’Antelme dévoile dans ce long message, c’est un monde ignoré qui autrement resterait impartageable et qu’il doit communiquer, au moins à celui qui est son ami, même si cela tient de l’indicible. « Le lieu d’où il parle, dit Mascolo, il nous y a précipités et nous n’en sommes jamais revenus. » Quoique la page du temps ait bien voulu tourner, le déporté se voit pris au piège d’une existence négative et il est conscient d’attendre sans doute trop, sans doute l’impossible de l’ami le plus sincère. Dans une autre lettre qui viendra quelques années après celle qui est ici commentée avec scrupules, Antelme écrit : « Dionys, je voudrais te dire que je ne pense pas l’amitié comme une chose positive, je veux dire comme une valeur, mais bien plus, je veux dire comme un état, une identification, donc une multiplication de la mort, une multiplication de l’interrogation, le lieu miraculeusement le plus neutre d’où percevoir et sentir la constante d’inconnu, le lieu ou la différence dans ce qu’elle a de plus aigu ne vit – comme on l’entendrait à la ‘‘fin de l’histoire’’ –, ne s’épanouit qu’au cœur de son contraire – proximité de la mort. »  [2]

Mascolo rappelle que l’écriture est souvent considérée comme une adresse à quelqu’un qui n’est pas là. Or, Antelme semble justement passer cette limite, il écrit à quelqu’un, à son ami qui est là. Il s’agit peut-être d’une prière. En tout cas, il semble clair qu’il ne réussira à écrire L’espèce humaine, nous dit Mascolo, « qu’à condition de s’être retiré les moyens de dire (d’écrire) ce qu’il écrit (ce qu’il dit) dans cette lettre ». Ce qui, dans ce cas, reste préalable à l’écriture proprement dite, au travail précis de l’écriture, importe sans doute bien davantage, en termes de signification ou d’engagement.

Cette lettre essaie d’évoquer un certain statut ou une certaine nature de la parole, qui n’apparaissent qu’à un seul endroit dont il est impossible, à ceux qui s’y rendent, de revenir tout à fait. C’est en tout cas, assurément, un être d’une autre nature qui en revient, défiguré de l’intérieur.

Mais le texte de Mascolo nous renseigne aussi de quelques faits. Peu auparavant, la revue Littérature publie quelques poèmes d’Antelme extraits d’un recueil en préparation intitulé Les mains aux grilles. C’est alors, peu avant le débarquement allié de juin 1944, que survient l’arrestation de plusieurs résistants, dont Robert Antelme chez sa sœur Marie-Louise qui, déportée elle aussi, ne reviendra pas de Ravensbrück. Averti de ces arrestations, Mascolo réussit, grâce à l’aide spontanée d’Albert Camus, à mettre en sûreté les archives du MNDPG (Mouvement national des prisonniers de guerre) qui étaient conservées chez Antelme. Lequel, d’abord interné à Fresnes, sera de l’un des derniers convois en partance pour Buchenwald, en août 1944.

Par l’intermédiaire d’un ami commun, Mascolo avait rencontré François Mitterrand en septembre 1943 ; un an et demi plus tard, voici ce dernier, passé de responsable du MNDPG à sous-secrétaire d’État aux Réfugiés, Prisonniers ou Déportés dans le gouvernement provisoire, et il est en mission officielle à Dachau. C’est là, dans ce camp alors mis en quarantaine, qu’il découvre Robert Antelme, le reconnaît malgré son état d’amaigrissement, de grande faiblesse. Le faisant sortir du confinement il le sauve, car on continue ici de mourir massivement, par absence de soins. Mitterrand contacte les proches d’Antelme. C’est Dionys Mascolo et Georges Beauchamp, un vieil ami d’Antelme, qui effectueront le voyage, Beauchamp ayant remis sa voiture en état et assurant la conduite. Tous deux arrachent leur ami à l’administration du camp et le ramènent à Paris. Des conversations se déroulent, chargées de silence et d’interrogations. Mascolo les donnent à entendre quelques décennies plus tard, en écrivant ce commentaire à la lettre de Robert, qui, on l’a dit déjà, n’a plus sa mémoire. Il revisite les questions qui se posaient alors, tâchant d’en retrouver les termes. Est-il possible de se mettre au monde soi-même ? Que faire d’une vie qu’on a tellement voulue conserver ? Ce qui est sûr, c’est qu’« une limite mortelle a réellement été par eux franchie et atteinte, du seul franchissement qui soit, qui permet le retour ».  [3]

Cet homme, Robert Antelme, qui était passé de quatre-vingts kilos à seulement trente-cinq, restera trois semaines entre la vie et la mort, Mascolo avoue ne pas avoir retenu exactement son apparence – ils étaient toujours côte à côte –, mais davantage l’effet que produisait sa vue sur ceux qui le voyaient, et « du spectacle qu’en retour ils offr[ai]ent en face de lui ».  [4]

Ces humains, ceux-ci, ceux-là, sont de la même espèce, ce sera le message du grand livre d’Antelme. « L’attentat contre l’espèce est l’œuvre de l’espèce. »

« À sa manière, pensions-nous, écrit Mascolo se rappelant des conversations avec son ami, l’ordre SS est un accomplissement de la raison. De la raison, il y a près de trois siècles, Swift, parfait voyant, disait déjà que, dévoyée, elle est plus redoutable que l’état de bête brute. Celle qui est à l’œuvre ici, en un très haut lieu de la culture occidentale, est la raison parvenue au stade qui a permis de nommer modernes les temps que nous vivons. »  [5]

Est-ce parce qu’un tel désastre avait ravagé l’un d’entre eux et atteint ses proches, que put naître cette sorte de communauté qui n’en était pas une, l’ambiance « amour-amitié » qui allait rayonner d’un appartement, rue Saint-Benoît, qu’habitait le noyau Marguerite Duras, Robert Antelme et Dionys Mascolo ? Marguerite était devenue communiste, Robert et Dionys aussi, timidement, avec circonspection. « Nous avions lu les comptes rendus sténographiques des procès de Moscou. Notre confiance n’était pas grande.  »  [6]

Mascolo évoque la rencontre, via Claude Roy, avec Elio et Ginitta Vittorini, et les habitudes d’un refuge chaleureux où se croisaient nombre d’amis tels que Georges Bataille, Maurice Blanchot, Maurice Nadeau, Jorge Semprun, et bien d’autres, constituant ainsi ce que Mascolo appelle ici « le cercle des amitiés électives ». Et il ajoute : « Nous étions dans la plus étroite dépendance les uns des autres. S’il y eut quelque chose en nous d’une tristesse, ce fut à la vue renouvelée de l’exaspérante lenteur du cours historique des choses. Mais dans ce cours des choses, nous n’interviendrons plus qu’à partir d’une amitié de pensée sans réserve.  »  [7]

Mais ce texte de Mascolo, c’est avant tout, une tension interrogative qui ne se peut résoudre explicitement et qu’il essaie toutefois de mettre en évidence, pour qu’ensuite le lecteur, l’autre, s’en empare et en fasse quelque chose. Il cherche à poser le manque fondamental dont souffrent les humains, et qui ne se résoudrait peut-être que par une alliance fraternelle déterminée qui s’appellerait le communisme. À cet endroit il rappelle la phrase de Marx dans le troisième manuscrit de 1844 : « Un être qui n’a pas sa nature hors de soi n’est pas un être naturel. »  [8] Dans ce tourment qui ne cesse d’agir en lui, Mascolo constate qu’il tourne en rond : « Je suis ce qui me manque est la sentence que je porte (nous portons) inscrite à l’intérieur du front. La moindre des choses est alors de proposer que, sauf mensonge, elle vaut pour tout homme. »  [9]

Cette édition qui nous est redonnée aujourd’hui (en format poche) comprend en postface un article de Maurice Nadeau consacré à L’Espèce humaine, paru en avril 1957 dans France Observateur. Nadeau y explique ce qui, pour lui, fait que ce livre admirable est et restera utile : « Au sein de la totale impuissance, dit-il, dans la dépossession du droit de vivre et de mourir, face à la négation rageuse de la qualité d’homme, nous savons désormais qu’il existe au-dedans de chacun de nous un noyau irréductible, affirmation ou refus essentiels, à parti duquel il est indéfiniment possible de bâtir un lendemain. »  [10]

Jean-Claude Leroy

Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire, éditions Maurice Nadeau – poche, 112 p., 2023, 7,90 €

[1Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire, p. 14-15.

[2Op. cit. p. 23.

[3Op. cit. p. 54.

[4Op. cit. p. 55.

[5Op. cit. p. 66.

[6Op. cit. p. 73

[7Op. cit. p. 86.

[8Karl Marx, Manuscrits de 1844, Critique de la dialectique de Hegel et de sa philosophie en général, § XXVI.

[9Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire, p. 88.

[10Op. cit. p. 107.

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