Devêtir la violence

[Poésie]

paru dans lundimatin#352, le 27 septembre 2022

Jean-Claude Leroy est à la fois romancier, poète et contributeur occasionnel à Lundimatin. Il nous propose cette semaine un nouveau texte brut, improvisé, qui rappelle la nécessité certaine de dévoiler ce qui se loge derrière la rhétorique du pacifisme en temps de guerre, et invite à « arracher la dent creuse de l’espèce humaine ».

l’humanité enfin arrivée à maturité !
tout est prêt pour l’universelle concorde
on voit bien que le monde est pacifié
chacun de nous se sent des plus sereins
l’harmonie… comment dire ?
l’harmonie carcérale bientôt obtenue
il en a certes coûté à certains, mais il le fallait
nous voici débarrassés de toute violence
toutes les humeurs sont oubliées
et toutes les peaux diaphanes
nous célébrons chaque jour les procès de Moscou
il y a partout des Kolyma climatisées
des Guantánamo de circonstances
c’est le prix à payer
il y a toujours un prix à payer
mais nous qui sommes honnêtes et avons bonne conscience
avouons que nous sommes tranquillisés quand les prédateurs sont empêchés
ce jeu de la vérité à la chinoise a vraiment tout arrangé
un à un nos monstres intérieurs sont passés aux aveux
devenue loi de tous une loi de proximité ne saurait être brutale
les puritains sont aux manettes dans l’ombre du divin Staline
la moindre rature prend allure de décret
le fantôme de Xi Jinping couche avec la poupée d’Elon Musk
Roussel se branle dans le giron des Le Pen
Donald Trump ou Mickey Mouse sont confondus dans le pouvoir des mots
et l’humanité soulagée parce qu’éviscérée
« Notre-Dame des Intensités, pardonnez-nous nos offenses ! »
rassurons-nous, pour autant, il s’agit toujours d’éliminer son prochain
mais il ne faut plus le dire, parler à voix haute est une violence
tandis que la délation incarne la douceur, profitons-en
la justice infuse l’universel, le « devenir flic » n’est plus un rêve
via Twitter and Co, CNews donne le la
le Capital choisit ses cibles
une fois les thèmes imposés à tous
les marionnettes n’ont plus qu’à aboyer
lécheurs de micros, ventriloques azimutés
la toile reflète un vaste court-circuit
du plus malin au plus stupide
du plus cruel au plus dévêtu
du plus tentateur au plus piégé
du meilleur assassin à la pire victime
tous les salauds sont abonnés
tous les abonnés sont des salauds
qui d’entre nous est légitime ?
de quel animal suis-je le masque ?
chiens et loups s’habituent à mourir de faim
et les lunettes du GIEC s’attardent sur le nez des effarés
inexorablement l’enfer statistique gagne la partie
prostrés dans des idées-prothèses invulnérables
armés de membres synthétiques
nous voici triomphants
la pacification est en bonne voie (comme on disait jadis !)
les guerres ne cesseront de mentir et soustraire
pour notre bien à tous, c’est tellement évident !
ces destructions réparatrices au goût d’épuration
on voudrait renaître plus souvent sur le dos des sacrifiés
l’espèce humaine raisonne dans sa dent creuse
il est temps de l’arracher
mais comment le faire sans violence
sous la pression publicitaire
sous le regard des séraphins
et les accents barbelés de réel
arracher la gifle des aveux
comme les lèvres d’une bouche
qui ne sait plus se taire
à l’horizon d’un merveilleux désastre !

jean-claude leroy

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