Des insurrections sans lumières

Une nouvelle série de lundisoir pour déblayer le fascisme, l’extrême-droite et la réaction

paru dans lundimatin#397, le 5 octobre 2023

Comme nous l’évoquons ici, nous entamons, dans le cadre des lundisoir, un travail d’exploration et peut-être d’élucidation de ces concepts dont nous héritons : fascisme, autoritarisme, réaction, extrême-droite, libertarianisme, etc. Pour introduire ce travail, nous avons lu l’excellent livre de Pablo Stefanoni La Rébellion est-elle passée à droite ?. Dans l’article qui suit, nous revenons en détail sur les éclairages que le livre apporte et sur les pistes qu’il nous ouvre pour la suite.

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Le livre de Pablo Stefanoni, paru il y a un an, à peine lu, à peine recensé et faiblement médiatisé en France, est devenu, depuis quelques semaines, tellement incontournable que certains, comme Marc Saint Upéry (son traducteur), n’ont pas hésité à le considérer comme « prophétique ». Stefanoni était l’un des seuls à s’être intéressé à des figures qui, il y a peu encore, paraissaient trop ubuesques et marginales pour envelopper une signification historique majeure. Par exemple, il accordait dans son livre de 2022 une place prépondérante à l’excentrique Javier Milei qui, au moment où il écrivait, se faisait surtout connaître par son histrionisme aberrant, ses postures provocatrices (« Je préfère la mafia à l’État »), et ses drôles de mises en scènes. Alors que le consensus libéral n’y voyait qu’un bouffon de plus , Stefanoni repérait en lui une mutation plus profonde, le dernier avatar d’un processus idéologico-historique, par lequel les théories anarcho-capitalistes de l’école autrichienne rencontraient la réaction conservatrice pour donner naissance à ce que le maître intellectuel de Milei, Murray Rothbard, appelait le « paléolibertarianisme », soit : « un libertarianisme sans libertinage » ou une forme de capitalisme radicalement antiétatique (« anarchiste ») mais ultraconservateur sur les mœurs. Ce qu’un libertarien plutôt progressiste, Jeffrey Tucker, rebaptisait « liberatrianisme brutaliste » :

« La liberté favorise la coopération pacifique entre les êtres humains. Elle inspire la prestation créative de services à autrui. Elle écarte la violence. […] Mais [les libertariens brutalistes] trouvent tout cela ennuyeux […] et ce qui les impressionne dans la liberté, c’est qu’elle permet aux gens d’affirmer leurs préférences individuelles, de former des tribus homogènes, de mettre en pratique leurs préjugés, d’ostraciser autrui sous prétexte d’“incorrection politique” et d’exprimer librement leur haine tant qu’ils n’ont pas recours à la violence, […] d’être ouvertement racistes et sexistes, d’exclure et d’isoler, et de rejeter globalement la modernité. […] Techniquement, les brutalistes ont raison de dire que la liberté protège aussi le droit d’être un parfait connard et le droit de haïr, mais ces impulsions ne découlent pas de la longue histoire de l’idée libérale. En matière de race et de sexe, par exemple, l’émancipation des femmes et des minorités face à l’arbitraire est une des grandes conquêtes de cette tradition. Continuer à affirmer le droit à revenir en arrière dans le domaine de la vie privée et dans la sphère économique laisse à penser que [le libertarianisme est] une idéologie complètement étrangère à cette histoire, comme si ces victoires de la dignité humaine n’avaient rien à voir avec les exigences idéologiques d’aujourd’hui » (cité par Stefanoni)

L’histoire récente allait donner raison à Stefanoni : le 13 août dernier, Javier Milei est en tête de la primaire aux élections en Argentine. Soit une très bonne place pour devenir président. Un journaliste tweetait : « le vrai vainqueur de la primaire, c’est Pablo Stefanoni ». Le seul à avoir écrit aussi clairement sur le phénomène en cours. Pour Stefanoni, si Milei devenait président, les médias mainstream auraient tôt fait d’y voir un Trump ou un Bolsonaro argentin. En vérité, la sismographie des tensions idéologiques révèle qu’il existe, derrière Milei, un volcan culturel et politique d’un tout autre type.

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Nous commençons une série Lundisoir consacrée aux formations fascistes contemporaines. Mais le seul fait de formuler ceci, d’écrire le mot « fasciste », nous pose de sérieux problèmes. Évidemment, nous savons parfaitement ce dont fascisme est le nom. L’Urfascisme est, comme de juste, éternel et invariable. Le terme fascisme exprime encore pleinement et adéquatement la viscérale abjection transhistorique que d’aucuns ressentent devant cette forme de vie-, cette brutalité parfois sophistiquée, cette « fantastique machine de répression », ce goût maladif pour l’effusion raciale du sang.

Mais lorsque nous avons le temps de nous poser et de penser ; nous avons patiemment besoin de comprendre, c’est-à-dire, aussi, de nommer. Et c’est là que les choses se compliquent. Car « il y a deux façons, mutuellement hostiles, de nommer : l’une pour conjurer, l’autre pour assumer. » (Tiqqun, Contribution à…, « Introduction à la guerre civile », 29, p30) Or nous devons dénicher, aussi paradoxal que cela puisse être, une manière de nommer qui puisse à la fois assumer la réalité de l’adversaire – prendre acte et tirer les conséquences stratégiques de sa complexion historique singulière – et la conjurer de part en part, non pas l’anéantir verbalement, mais l’interrompre. Car : « 26 – Ce qui est en jeu dans l’affrontement de l’ennemi n’est jamais son existence, mais sa puissance. / Outre qu’un ennemi anéanti ne peut plus reconnaître sa défaite, il finit toujours par revenir, comme spectre d’abord, et plus tard, comme hostis. » (idem., p29)

Or il semble que le vaincu refait surface, spectre vivant d’hostilités sans formes, ombres venues des Mordors médiatiques. On veut l’appréhender. On ne sait pas l’appréhender. Le macronisme est-il un cynisme ou, plus inquiétant, une perversion du capital ? Le cynisme joue les fascistes pour dissuader d’assaillir son tas d’or. Mais le pervers, lui, jouit du fascisme que son tas d’or permet d’entretenir. Le macronisme est-il le signe de l’endofascisation de l’État ? Ou l’étape d’encore avant – celle de la gestion ? Ce genre de question, on aimerait bien y répondre. Comment appeler un chat un chat ? Un chien, un chien ? Comment faire, lorsque les chats aussi sont des chiens ?

Quoi qu’il en soit, on cherche à nommer, assumer, conjurer. Dans les termes de Stefanoni cela signifie surtout : ridiculiser, rendre petit, tout petit :

« Bref, le moment est peut-être venu de ridiculiser ceux qui ridiculisent. Mais cela devra sans doute aller de paire avec une rénovation des discours et des modes d’autostylisation de la gauche progressiste et avec le tissage de nouveaux liens avec « ceux d’en bas », notamment avec le nouveau précariat, au sein de coalitions garantissant l’unité dans la diversité et offrant des formes novatrices d’articulation politique, de confédération des dissidences et de construction des projets et des propositions concrètes de transformation. » (je souligne)

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La lecture de Stefanoni a quelque chose d’humiliant. L’équivocité bizarre que portait en lui le paumé, l’incel, l’être bloomesque, entre chien et loup, entre rouge et brun, ambigüité qui n’a cessé de se manifester, ces vingt dernières années, par des crimes spectaculaires, mais qui se présentait pourtant à l’analyse comme détentrice malgré tout d’une faible-force rédemptrice, confusément emmitouflée de torpeur, de détresse, prête à se lancer dans les trois actes de sa divine comédie [1], son devenir révolutionnaire, ne laisse plus place au doute : le bloom est désormais représentant de la réaction.

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29 Août 2020, la « marche de la paix et des libertés » attaque le parlement, le Bundestag, à Berlin. 6 janvier 2021, Washington DC, le Capitole est envahi par les trumpistes. 9 octobre 2021, le Palais Chigi, siège du gouvernement, à Rome, en Italie, est attaqué par l’extrême-droite puis se reporte sur le siège du principal syndicat italien (CGIL). Le 8 janvier 2023, la « Place des trois pouvoirs » à Brasilia est saccagée par les partisans de Bolsonaro. Stefanoni en tire une conclusion générale :

« Le frisson de l’insurrection, l’ivresse de s’opposer au « système », semblent donc aujourd’hui fortement susceptibles d’être marquées à droite, ou bien captées par des courants réactionnaires radicaux. » (préface)

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Voici un certain nombre de citations qui permettront de commencer à qualifier cette nouvelle droite :

1. « Comment désigner ces forces qui occupent l’espace de la « droite de la droite » et qui, au cours des dernières décennies, sont passées des marges au centre de l’échiquier politique ? Selon l’historien italien Enzo Traverso, c’est le terme « postfacisme », initialement formulé par le philosophe hongrois Gáspár Miklós Tamás, qui leur convient le mieux. Ces nouvelles droites radicalisées ne sont certainement pas les droites néofascistes d’antan : leurs dirigeants ne sont plus des skinheads chaussés de rangers avec des croix gammées tatouées sur le corps, mais des personnalités qui entendent s’inscrire de façon plus « respectable » dans le jeu politique traditionnel. Non seulement ils ressemblent de moins en moins aux nazis, mais leurs mouvements politiques ne sont pas totalitaires, ils ne s’appuient pas sur des organisations de masse violentes ou des philosophies irrationnelles et volontaristes, ni ne flirtent avec l’anticapitalisme (Tamás, 2000). »

2. « D’après Traverso, il s’agit d’un ensemble de courants qui n’a pas encore fini de se stabiliser idéologiquement : « Ce qui caractérise le postfascisme, c’est un régime spécifique d’historicité – le début du XXIe siècle – qui explique son contenu idéologique fluctuant, instable, souvent contradictoire, dans lequel se mêlent des philosophies politiques antinomiques » (Traverso, 2018, p. 19). »

3. « Sans doute vaut-il la peine de reprendre la formule synthétique de l’historien italien Steven Forti : nous serions confrontés à une nouvelle extrême droite, ou « extrême-droite 2.0 », qui utilise un langage et un style populistes, s’est transformée en substituant le conflit culturel à la thématique raciale et a adopté toute une gamme de tactiques « antisystème » provocatrices grâce à sa capacité à moduler sa propagande par le biais des nouvelles technologies de communication (Forti, 2020, 2021). »

4. « Tant les partis qui s’enracinent clairement dans la mouvance fasciste (Rassemblement national français, Démocrates suédois) que ceux qui ont émergé à partir d’autres sensibilités (Parti de la liberté néerlandais, Parti du peuple danois, Ligue italienne), ainsi que ceux dont l’origine est hybride, ont une série de caractéristiques en commun : obsession de l’identité nationale, rejet de l’immigration, condamnation du multiculturalisme, plaidoyer exalté contre l’« islamisation de l’Europe », dénonciation des « impositions » de Bruxelles. »

5. « Il est important d’observer, comme le souligne Jean-Yves Camus, que le rejet des musulmans n’est plus fondé sur des hiérarchies raciales à matrice fasciste ou néofasciste, mais prétend souvent se justifier au nom de valeurs humanistes liées aux Lumières et aux combats traditionnels de la gauche  : laïcité, libre pensée, droits des minorités, égalité des sexes, liberté sexuelle. »

6. « En même temps, il est intéressant d’observer que les nationaux-populistes se sont appropriés la bannière de la démocratie directe et du référendum. En Suisse, un pays où le système politique traditionnel a conservé des éléments de démocratie directe, l’Union démocratique du centre (UDC) a alimenté cette tendance avec un référendum sur l’interdiction des minarets dans les mosquées (2009) et une votation sur l’expulsion des « étrangers criminels » (2010). Dans la nouvelle stratégie de la droite radicale moderne, le référendum d’initiative populaire passe pour le moyen de restituer aux gens ordinaires un pouvoir confisqué par des États sans souveraineté et des élites corrompues (Camus, 2011). »

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Les nouvelles droites, postfascistes plutôt que néofascistes, droites dures ou radicales, sont nées, idéologiquement, d’une rupture avec la droite classique, l’héritière des « cocuservateurs », conservateurs cocufiés, celle qui aura été victorieuse en 1980, contre les compromis sociaux d’après-guerre (New Deal), à travers la « révolution conservatrice » de Reagan, Thatcher et Jean-Paul II. Soit : l’association entre libéralisme économique et traditionalisme des valeurs morales anticommunistes. Or, récemment, les nouvelles droites radicales ont fini, toutes, par se distinguer de cette ancienne forme de conservatisme : « C’est cette mouvance qui avait réussi à prendre le contrôle du Parti républicain en 1964 (Raim, 2017). En 2016, elle l’a perdu. » Ce qui se cache derrière Trump, c’est « l’univers bariolé de l’alt-right, peuplé de nationalistes blancs, de paléolibertarien et de néoréactionnaires. » Comprendre ces deux dernières catégories est de première importance. C’est l’articulation entre paléolibertariens et néoréactionnaires (parfois appelées Dark Enlightement), s’alliant ou non, de temps à autre, l’écofascisme, qui définit, pour le moment, l’infrastructure idéelle la plus sophistiquée et la plus solide – c’est-à-dire la plus dangereuse – du postfascisme dont les cristallisations les plus folkloriques (néonazies, néofascistes, néopaïennes) semblent ne devoir séduire qu’une poignée de brutes intellectuellement incompétentes.

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Rien de ce qui est posé ici n’est exhaustif. Mais cela permet d’avancer à grands traits dans ces catégories. Je propose de les exposer succinctement comme s’il s’agissait d’un ensemble relativement cohérent.

Axiome de l’alt-right : la véritable ligne de clivage, dans la guerre culturelle de l’alt-right contre les progressistes, n’est pas les questions mineures de l’avortement ou du mariage homosexuel, mais celle qui sépare « les mondialistes des antimondialistes. »

Corrélat : l’antagonisme directeur de l’alt-right est l’antagonisme entre les somewheres et les anywheres – « L’avenir du bipartisme réformé devait donc (…) s’incarner dans l’opposition entre « un parti explicitement antimondialiste » et « un parti mondialiste des élites transnationales » »

Ce qui redistribue les cartes en rendant possible :

1. l’homonationalisme (le passage contre-intuitif de certains gays du côté de l’extrême-droite islamophobe) ;

2. l’étrange position décroissante, parfois pseudo-anticapitaliste, de certains aspects de l’écofascisme ;

3. le fait que « les néoréactionnaires ont tendance à imaginer un avenir de monades : non pas un unique empire aryen s’étendant de Washington à la Floride, mais un paysage infiniment fragmenté de cités-États fondées sur le principe « only exit and no voice ». Si vous n’êtes pas content, vous déménagez dans une autre cité-État, sous un autre PDG ou roi-PDG. »

Néoréaction

• La Néoréaction est particulièrement redoutable. Dans l’un de leurs manifestes, deux néoréactionnaires écrivaient : « Un spectre hante les dîners mondains, les événements de collecte de fonds et les think tanks de l’establishment : le spectre de la droite alternative », animée « par des jeunes créatifs prêts à s’adonner à toutes les hérésies laïques », écrivent Milo Yiannopoulos et Allum Bokhari dans une sorte de manifeste reprenant la célèbre formule de Marx et Engels annonçant l’irruption du communisme dans la politique européenne. Selon les deux auteurs de ce texte – l’un gay et « demi-juif », l’autre d’origine pakistanaise –, l’alt-right représente « un défi ouvert à tous les tabous établis » lancé par des activistes « accros à la provocation  ». Pour ce faire, ils ont recours au trolling comme forme de guérilla culturelle et aux mèmes comme instruments politiques. Ils se présentent eux-mêmes comme les défenseurs de la « lie de la société », tout en soulignant que cette nouvelle droite, contrairement aux skinheads néofascistes d’antan, est composée de jeunes gens « dangereusement brillants » (Bokhari et Yiannopoulos, 2016). »

Trait 1 : L’historicité des luttes ne fait pas pour eux continuum. On peut être gay et d’ultradroite ; on peut être juif et citer Hitler. Comme le disait Enzo Traverso un peu plus haut : la néoréaction s’inscrit dans un « régime spécifique d’historicité » comme si le XXI° siècle actait d’une rupture avec le sens d’être du passé. Ce n’est peut-être pas du tout anodin que le Joker de Todd Phillips soit précisément un personnage de comics et non une figure historique réelle. L’incarnation culturelle de la néoréaction est, en quelque sorte, aplatie – comme une image, comme un mème.

Trait 2  : La néoréaction prend son essor chez les informaticiens geeks de la Silicon Valley. Le plus fameux d’entre eux, Mencius Moldbug (Curtis Yarvin) est ingénieur informatique et programmeur. « Cette mouvance est associée au blog (désormais inactif) Unqualified Reservations, de Curtis Yarvin, plus connu sous le nom de Mencius Moldbug. Moldbug est un informaticien de San Francisco, propriétaire de la startup Tlön, financée entre autres par Peter Thiel, cofondateur de PayPal et seule figure importante de la Silicon Valley à avoir soutenu ouvertement la candidature de Trump. »

Trait 3 : La néoréaction est certes antimoderne mais n’est pas rétro-utopiste – on pourrait l’associer au « modernisme réactionnaire » de Jeffrey Herf, si le contexte n’avait pas intégralement changé. « La néoréaction est un mouvement à la fois antimoderne et futuriste aux allures de culte, composé de libertariens désenchantés qui estiment que la liberté est quelque chose de totalement distinct de la démocratie et que le changement ne peut plus être obtenu par la voie politique. »

Trait 4 : La démocratie est, pour eux, un régime « sous-optimal ». C’est pourquoi il faut prôner un « néoélitisme oligarchique. » Car « électeurs irrationnels et politiciens complaisants engendrent un cycle d’erreurs qui ne cesse de s’auto-alimenter en boucle. » peut-on lire sous la plume de l’un d’entre eux (Anissimov, 2013)

Trait 5 : La politique doit être abolie. C’est-à-dire qu’« il faut traiter l’État comme une entreprise. Dans l’utopie néoréactionnaire, les nations seraient démantelées et transformées en entreprises concurrentes dirigées par des PDG compétents – soit une variante ou une combinaison de monarchie, d’aristocratie et de ce que Moldbug appelle le « néocaméralisme », qui transforme l’État en société par actions dirigée par un PDG maximisant les profits. Une espèce de féodalisme entrepreneurial, en quelque sorte (Goodman, 2015).

Yarvin propose de promouvoir des entités souveraines de taille réduite similaires à des cités-États telles Hong Kong ou Singapour, mais libérées de la politique et fonctionnant sur une base techno-autoritaire. Ces entités entreront en concurrence entre elles pour attirer les citoyens-consommateurs. » (Stefanoni, ch. 1)

Trait 6 : Les néoréactionnaires énoncent un concept de la « liberté » essentiellement naïf et apparemment contradictoire. « Au point qu’ils peuvent défendre à la fois l’anarcho-capitalisme et les formes les plus autoritaires de pouvoir. » En effet, « La liberté, au sens de la participation politique et de la souveraineté populaire, n’existerait plus. Les libertés de pensée, de parole et d’expression ne seraient plus des libertés politiques, mais de simples libertés personnelles. Dans la mesure où l’État-entreprise obtiendrait ses revenus des impôts sur la propriété et où les sujets du royaume pourraient le quitter quand ça leur chante, il ne serait plus question d’avoir le mauvais goût de se servir du pouvoir pour tuer ou emprisonner les citoyens – ce serait nuisible aux affaires. « Si les classes dirigeantes (les actionnaires) perdent leurs citoyens-clients, elles font faillite », explique Moldbug (2007).

Vraiment ? Steorts se gausse de la « naïveté » des néoréactionnaires en matière de pouvoir. Bien qu’ils cherchent à se présenter comme d’inflexibles réalistes, ils semblent convaincus que le Léviathan capitaliste ne succombera jamais à la tentation de s’en prendre à la liberté personnelle après avoir éliminé la liberté politique. Et ils prétendent même que leur système garantirait la paix mondiale. Le paradis socialiste est ainsi remplacé par la terre promise de l’harmonie naturelle garantie par les incitations économiques. »

Trait 7 : Au concept de souveraineté populaire, les néoréactionnaires préfèrent le concept d’efficacité. « À des oreilles occidentales, l’affirmation selon laquelle un État autocratique est capable de gouverner plus efficacement qu’un État démocratique semble une hérésie. L’histoire offre peu d’exemples de dictatures bienveillantes qui soient capables de tenir leurs promesses, ou bien de rester durablement bienveillantes. Mais dans le cas de Singapour, il est difficile de nier que la nation construite par Lee a engendré pendant cinq décennies plus de richesse par habitant, plus de santé et plus de sécurité pour les citoyens ordinaires, que n’importe laquelle de ses concurrentes » (Allison, 2015). » À ce trait, s’ajoute le trait de caractère suivant : la crainte de l’imbécilité des masses. « Nick Land, par exemple, est un élitiste plus attaché à la mesure du QI qu’à l’identité raciale et qui ne cache pas son mépris pour les « plébéiens ayant du mal à s’exprimer » de la mouvance nationaliste blanche. Pour autant, il ne manque pas d’observer que ce sont précisément ces « plébéiens » qui constituent l’essentiel des troupes de la « réactosphère » contemporaine, sans que l’on puisse savoir si ladite « réactosphère » est capable de se transformer en mouvement populaire de masse »

Trait 8 : La néoréaction est un sécessionnisme technologique articulant autoritarisme de droite et transhumanisme.

Scolie : « Dans un article important de 2009, Peter Thiel – le cofondateur de PayPal mentionné précédemment – expliquait qu’il ne croyait plus que « la liberté et la démocratie soient compatibles ». Thiel pense de la même manière que d’autres idéologues libertariens désenchantés devenus réactionnaires ; ce qui le différencie de ces derniers, c’est que lui a beaucoup d’argent. Cela lui permet de financer toutes sortes de projets, dont celui des « libertariens de haute mer ». Le Seasteading Institute, qui bénéficie de ses largesses, compte parmi ses promoteurs vedettes Patri Friedman, petit-fils du célèbre économiste Milton Friedman, et a pour objectif de construire des villes-plateformes dans les eaux internationales afin d’échapper à la souveraineté territoriale des États. Déçu de la politique traditionnelle, Thiel recherche des « espaces de liberté » associés à la technologie. En l’absence de nouvelles terres vierges à découvrir, il identifie trois « frontières » à conquérir : 1) celle du cyberespace : « PayPal concentre ses efforts sur la création d’une nouvelle monnaie mondiale, libre de tout contrôle ou dilution étatique – autrement dit, il s’agit de promouvoir la fin de la souveraineté monétaire » ; 2) l’espace extra-atmosphérique : le cosmos est potentiellement infini, mais il y a une barrière à l’entrée : la technologie des fusées spatiales n’a pas beaucoup progressé depuis les années 1960. « Nous devons redoubler d’efforts pour marchandiser l’espace, mais nous devons aussi être réalistes quant aux horizons temporels que cela implique » ; 3) la haute mer : une réalité intermédiaire entre Internet et le cosmos, plus « réelle » que le premier et plus accessible que le second. D’où l’horizon du « seasteading », la colonisation des espaces maritimes extraterritoriaux par des habitats flottants (qui présenteraient aussi l’intérêt annexe d’offrir une « solution » à la montée des océans due au réchauffement climatique). »

Trait 9 : La néoréaction est le système idéologique d’un nouveau front pionner du capital, ouvrant la voie à une forme d’accumulation primitive 2.0, qui n’est comparable, en réalité, qu’à l’époque de la conquête coloniale. Autrement dit : il est possible que la néoréaction soit le symptôme théorique de l’ouverture d’un cycle de violences dévastatrices de même ampleur que celui ouvert par 1492. Néanmoins, parce que ce nouveau front pionnier s’ouvre sous l’hégémonie du capitalisme et non sous celle du catholicisme, que la mondialisation des échanges entre empires n’est plus une tendance immanente à son développement, mais le point de départ depuis lequel ce nouveau front prend son essor, alors on peut penser que, de même que le Moyen Âge s’inaugure par la décomposition féodale de l’empire romain, la postmodernité commencera par une décomposition entrepreneuriale de l’ancienne forme-État. Bref, les Empires se disloquent, laissant place à une multitude de fiefs, lesquels tirent leur unité spirituelle, non du christianisme, mais de la valeur capitaliste. S’il fallait encore de l’État classique pour frapper monnaie, le support de la valeur peut désormais être produit en masse, par des entreprises privées.

Graeber écrivait : « Même si nous sommes au début d’un cycle historique de très longue durée, c’est en grande partie à nous de déterminer le tour qu’il va prendre. La dernière fois que nous avons basculé d’une économie du lingot à une économie de la monnaie virtuelle de crédit, à la fin de l’Âge axial et au début du Moyen Âge, ce tournant a été largement vécu, sur le moment, comme une suite d’immenses catastrophes. En ira-t-il de même cette fois ? Il est probable que cela dépendra beaucoup de nos efforts conscients pour l’éviter. » (Dette, 468)

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Si les néoréactionnaires ne deviennent « populistes » (n’en appellent au peuple) que stratégiquement, afin de gagner des élections avec un candidat proposant d’abolir la constitution et l’État, les paléolibertariens naissent, par l’intermédiaire de Murray Rothbard, comme tournant populiste du libertarianisme. Stefanoni souligne que « c’est Rothbard qui, de façon presque prophétique, au début des années 1990 – soit plus de vingt ans avant l’émergence du Tea Party, puis du trumpisme –, a forgé le concept de « paléolibertarianisme » comme une forme d’articulation entre la sensibilité libertarienne et le conservatisme social et culturel le plus réactionnaire. De fait, alors que le courant libertarien pouvait jadis revendiquer une position tantôt centriste, tantôt « ni droite ni gauche » et pragmatique, les libertariens du XXIe siècle semblent de plus en plus s’afficher sans aucun complexe « à droite toute » et promouvoir paradoxalement des conceptions ouvertement autoritaires. » Autrement dit, la néoréaction a tout l’air d’être la version raffinée et élitiste d’un processus idéologique plus populiste qui trouve son expression à la fois parfaitement adéquate et totalement hallucinante dans la figure de Javier Milei.

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Le livre de Stefanoni est bien plus riche encore.

Il analyse les rhizomes fascistoïdes qui se démènent inchoatifs en tous sens. Le chapitre 4 est consacré à l’homonationalisme, phénomène constaté par Jean Stern et Didier Lestrade. Comment les homosexuels ont déplacé leurs fantasmes orientalisant du corps de l’arabe sur le fantasme du corps de l’israélien. Comment la peur de l’islam radical permet à l’extrême droite de se rallier des homosexuels. Et, comme une sorte de transition entre le chapitre 4 et le chapitre 5 sur l’écofascisme (« Heil pachamama ! »), comment Renaud Camus, un écrivain homosexuel fréquentant des milieux libertaires est devenu le concepteur du « Grand Remplacement », le cassandre du « génocide par substitution », contempteur de la « davocratie » mondialiste. Le chapitre 5, sur l’écofascisme est tout aussi important que les précédents : même si les partis d’extrême droite sont encore balbutiant et incertains concernant les fossiles, des sections internes à ces partis intègrent l’écologie, parfois même l’écologie profonde, et prônent, comme Marine Le Pen, une « civilisation écologique ». Et derrière le greenwashing, transparait un changement de cap, non plus tellement climatosceptique, mais du genre « sauver les arbres, pas les migrants. » L’expression la plus horrifique de cette mutation, est probablement la métaphore de Pentti Linkola : « Lorsque le canot de sauvetage sera plein, ceux qui détestent la vie essaieront d’y faire monter encore plus de passagers au risque de le faire couler. Ceux qui aiment et respectent la vie se saisiront d’une hache sur le pont et trancheront les mains des candidats trop nombreux qui s’agrippent au plat-bord  » (Linkola, 2009, p. 130).

À bientôt, pour un prochain Lundisoir.

[1« Or le processus révolutionnaire est un processus d’accroissement général de la puissance, ou rien. Son Enfer est l’expérience et la science des dispositifs, son Purgatoire le partage de cette science et l’exode hors des dispositifs, son Paradis l’insurrection, la destruction de ceux-ci. Et cette divine comédie, il revient à chacun de la parcourir, comme une expérimentation sans retour. » Tiqqun (T. II, 143, 2001)

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