Déflagrations

Natacha Samuel

paru dans lundimatin#402, le 6 novembre 2023

Le gouvernement israélien en bombardant fanatiquement Gaza est en train de profaner les morts du 7 octobre. Et de profaner ceux qui sont morts bien avant sous les balles des nazis et dans les chambres à gaz, puisqu’ils osent invoquer leur mémoire pour massacrer à tout va. Honte profonde en tant que juive. Pas en mon nom, ni en celui des miens si nombreux qui ont péri il y a 80 ans

Profanation et barbaries

Le gouvernement israélien en bombardant fanatiquement Gaza est en train de profaner les morts du 7 octobre. Et de profaner ceux qui sont morts bien avant sous les balles des nazis et dans les chambres à gaz, puisqu’ils osent invoquer leur mémoire pour massacrer à tout va. Honte profonde en tant que juive. Pas en mon nom, ni en celui des miens si nombreux qui ont péri il y a 80 ans

Douleur pour chaque mort depuis le 7 octobre. Douleur pour l’enfer fait à Gaza, qui chaque jour creuse le pire encore inimaginable la veille. Quittez le nord pour le sud, disent-ils : mais ils bombardent sud et nord, ils bombardent les routes d’évacuation déjà bloquées par le Hamas. Douleur pour les otages et leurs familles que le gouvernement israélien, dans sa rage vengeresse, dit être prêt à sacrifier. Ils font aussi peu de cas de la vie que les sanguinaires nihilistes du Hamas, qui envoient depuis le Qatar des garçons de 20 ans se faire tuer par milliers en commettant des massacres déments et assument les représailles terribles à venir sur le peuple de Gaza. Vies arabes, musulmanes ou vies juives, peu leur importe à tous : c’est à la vie même qu’ils en veulent. Rien ne sert de se draper derrière les mots tordus des vainqueurs, un enfant calciné est un enfant calciné, que les mains y aient touché ou qu’il ait été soufflé par une bombe. Netanyahou et sa bande de fous de dieu racistes avides de pouvoir ne sont pas des juifs, ils ne méritent aucun autre nom que barbarie. Comme le Hamas qui, en prenant appui sur la juste et vitale lutte des palestiniens contre l’oppression israélienne, l’a dévoyée à travers des actes qui ne relèvent plus de, qui excèdent, la perspective d’une lutte de libération. Excès, « reste » barbare des deux côtés, prêt à entraîner tout le monde dans la ruine. Symétrie mortifère, monstre à deux têtes. Ce ne sont pas deux adversaires qui se font face, c’est une même force de mort, un même nihilisme à fond théologique, enraciné dans un fantasme à la fois suicidaire et exterminateur, qui en veut à la possibilité même de la vie commune. On voit depuis le 7 octobre des israéliens qui ont perdu leurs proches dans les massacres prendre la parole pour demander que des massacres vengeurs ne soient pas commis en retour en leur nom. Pour dire que de nouveaux massacres ne sauraient consoler ni apaiser leur douleur. Que la seule chose qui pourrait apaiser leur douleur c’est qu’elle puisse servir de levier à la construction d’une vie possible pour tous ensemble, sans recours à la violence. Cette position n’est pas seulement le fait d’une évidence politique, elle est le fruit d’une construction morale si solide qu’elle ne se laisse pas percuter par la douleur. Elle demande à être non seulement saluée, mais prise en modèle

nos corps au loin

Depuis le 7 octobre je ne me reconnais plus tout à fait. Quelque chose a eu lieu et continue d’avoir lieu qui fait muter mon corps, le mettant en demeure de s’élargir - comme Celan disait qu’il s’agissait d’élargir l’art - pour faire place à ce qui fait événement et espérer le rendre pensable, ou à tout le moins apte à produire de la pensée et de l’action nouvelles. Cette mue est en cours comme avance jour à jour l’histoire. Ma parole est donc située dans le temps en plus de l’être en un lieu - mon corps de femme juive née et vivant en France, percuté par des événements qui se déroulent loin de lui, mais dont la force de déflagration est telle qu’elle ne peut que le prendre à parti

Depuis le 7 octobre des voix se font entendre de toutes parts, dans la presse internationale et sur les réseaux sociaux. Elles entremêlent faits, affects, niveaux de réalité et énoncés hétérogènes qui se télescopent jusqu’au vertige - cris et images de ceux dont les corps sont là bas traversés par l’horreur, analyses de journalistes et de politiques, interprétations de chercheurs, réactions à chaud ou à froid, appels et tribunes émanant de partout, commentaires polémiques. La situation mobilise nos esprits et nos langues à tous, de près ou de loin. On peut lire ça comme un bon signe, un désir de se relier, d’intervenir, de penser et agir pour enrayer les forces de mort à l’oeuvre. C’est une responsabilité aussi : les opinions publiques font force, et la situation est plus que délicate. Jamais nous n’avions senti si proche le risque de bascule vers une nouvelle guerre généralisée. Depuis ce lambeau de terre asiatique qui fait figure d’épicentre abrahamique, le monde peut s’embraser, allumé par les mèches que dessinent les lignes de fracture les plus hautement inflammables. Elles traversent Israël, les États-Unis, l’Europe, le monde arabe, l’Iran, la Turquie, la Russie, la Chine, le Sahel, les diasporas musulmanes et juives de partout

Pourquoi, alors, prend-on la parole ? Il y a ceux qui sont concernés physiquement, en ce moment même. Ils sont palestiniens ou israéliens, ils ont perdu des proches, ils sont en danger de mort. Urgence de témoigner, appels éperdus à une issue. Il y a ceux que la situation convoque affectivement par contiguïté ou rebond, les arabes les musulmans les juifs, les amis des uns et des autres. Il y a ceux aussi qui se sentent engagés, par l’histoire, dans cette intrication politique-symbolique-théologique

Un grand nombre des prises de parole qu’on entend qu’on lit depuis le 7 octobre s’énoncent d’emblée partisanes. Elles se revendiquent inconditionnellement « pro » ou « anti ». Elles s’indignent et condamnent à l’unilatéral. La logique groupale est à l’œuvre : on s’identifie à un camps, on s’affilie. Au nom de cette affiliation, on est prêts à faire bien des arrangements avec les faits comme avec l’histoire qu’on ne connaît souvent qu’à travers des prêt à penser idéologiques dont on se contente volontiers, consciemment ou non. Prêts à faire fi de la prudence, de l’humilité et du travail qu’exige la recherche d’une position juste et féconde. Comme s’il n’importait plus même de savoir ce qu’on sait, de reconnaître les limites étroites de notre savoir à l’égard d’une situation politique et humaine. La logique partisane exige, ou en tous cas permet, qu’on stratégise sa parole, qu’on biaise ses interprétations. Sommés d’abdiquer en soi, ou de ne pas activer, la possibilité d’une rencontre avec la douleur de celui qu’on dit autre. Devoirs de réserve, conflits de loyauté et autres égards communautaires ou affinitaires achèvent de polariser dangereusement nos positions

Ce faisant, plutôt que de prendre voix contre la guerre, non seulement on l’admet, mais, il faut le mesurer, on la rejoue, on l’alimente, on l’embrase
Nous avons une responsabilité, nous qui sommes loin. Nous qui, à distance de l’épicentre, parlons depuis des corps en paix relative, de corps en tous cas hors du danger immédiat et de l’horreur de la perte des proches. Si nos prises de parole ne s’autorisent plus de légèreté, elles peuvent en revanche s’appuyer sur la distance pour tenter de porter une voix travaillée, ouverte, qui s’efforce à la lucidité et à contrer la logique de guerre. Qui évite le piège de rejouer ici les lignes de fracture qui déchirent là-bas. On ne pourra contrer la guerre en rejouant la guerre. Il nous faut inventer. Contre-proposer. Tisser des liens inédits. Loin de l’urgence et du fracas de la guerre, tenter de déplier ensemble par-delà les antagonismes initiaux, de construire prudemment un imaginaire et une langue commune. Conscients de nos propres limites et prêts à les déconstruire, à les mettre en question à la rencontre active. On ne peut attendre la fin de la guerre, on doit au contraire chercher dès maintenant, ici, à en enrayer la progression

On doit se demander pourquoi on prend la parole. Est-ce pour se positionner identitairement ? Pour dire sans le savoir la jouissance à peu de frais d’un spectacle de mort ? Pour apaiser ses propres frustrations, son sentiment de culpabilité coloniale ou à l’égard des juifs d’Europe ? Ou est-ce, suivant l’invitation arendtienne à la vita activa, pour prendre position et énoncer une parole-action qui cherche à participer à la construction d’une vie possible pour tous, ensemble ? 

Peut-être s’agit-il de se désaffilier. Non pas renoncer à sa propre subjectivité et oblitérer son corps propre - ce serait masochiste, ou imbécile, peut-être de toutes façons impossible - mais en reconnaître les limites. Je suis juive, petite fille de massacrés polonais d’un côté, de communistes arabes de l’autre : ce sont mes coordonnées. Je peux énoncer ce que je sens et pense depuis ces coordonnées, comme on donne sa position. Mais ma prise de parole n’aura de sens que si elle intervient en ouverture, si elle laisse place à d’autres paroles, si elle vient comme une question. Vigilance à l’égard de ses propres positions instinctives ou héritées, défiance à l’égard de la mécanique clanique, ouverture à la déconstruction, traque de ses propres angles morts, et, surtout, acceptation de la contradiction, des paradoxes apparents

Depuis le 7 octobre nous avons le sentiment que le semblant de paix dans lequel nous menons nos occidentales existences peut d’un instant à l’autre se dérober sous nos pieds. Nos mondes bâtis sur des fondations violentes et criminelles, nos vies construites sur des mécaniques souterraines oppressives, coloniales, discriminantes, racistes, sont sommés d’afficher leur vrai visage. Lacan dit que le réel on ne peut pas le connaître, juste s’y cogner. Cette guerre atroce provoque un choc de réel. Son mérite est de faire fondre la glace des faux semblants, de réaligner la vue à son index : il n’y a pas de vie paisible sans justice ni égalité. L’autre dénié comme autre, c’est-à-dire comme semblable, l’autre dénié dans son humanité semblable à la mienne, l’autre animalisé, chosifié, sans visage, indigne d’être pleuré : vouloir le maintenir dans cette position, c’est vouloir que vienne un jour la guerre et la destruction. L’histoire nous tend une perche tragique, en produisant sous nos yeux ce choc de réel qui pourrait les déciller et mener, suivant l’expression de Butler cette fois, à une nouvelle morale politique. C’est peut-être la première fois qu’éclate là-bas une guerre alors que les derniers témoins revenus d’Auschwitz ont disparu. Comme si une période se bouclait, dans l’attente que s’en ouvre une autre. Invitation à porter collectivement l’histoire, non pour la faire sienne - contresens, usurpation obscène - mais pour faire en sorte qu’elle ne se reproduise plus, nulle part, à l’égard de qui que ce soit

Cessez le feu / libération de tous les otages / halte aux carnages

Natacha Samuel

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