Dans la clandestinité

Natanaële Chatelain

paru dans lundimatin#301, le 23 août 2021

En écho et accueil des malfaiteurs associés de la ZAD d’Arlon.

C’est le « partage du sensible » qui est aujourd’hui menacé. Il l’est par une logique économique qui se revendique, sans honte, d’intérêt public. Comment rendre visible l’effacement, c’est-à-dire rendre tangible la destruction de plus en plus systématique de ces lieux vivants où se tisse l’histoire concrète ?
Partout où de la pensée est vécue, tout semble se mettre en place pour la défaire – pour que surtout le temps ne reste pas dans les corps, que les sédimentations, les stratifications ne se fassent pas.

S’il n’y a plus que du consommable, alors aura en même temps cessé d’exister un lieu d’inscription des vécus, des récits, où la parole puisse circuler, se transmettre, être adressée. Que va-t-il arriver si les vies ne répondent plus qu’à des besoins préfabriqués ? Où les choix pourront-ils encore exister si ce qui est proposé ne porte pas en lui-même une émancipation en regard des itinéraires balisés à l’avance ? Le contrôle généralisé se répand en générant toujours plus d’autocensure. La catastrophe est prégnante.

À quelques endroits, l’expérience sensible reste prémonitoire. Elle est, ce bord, où la parole émerge, imprévue, imprévisible, et nécessaire – cette parole, qui à un moment donné, se risque à prendre conscience d’elle-même et pour ce faire, s’ouvre à la traversée d’autres langages, se pense autre et vers l’autre. C’est une parole qui s’adresse à l’écoute – elle ne devient entière que dans (avec) l’écoute. Recherche d’un lieu, d’une histoire, où la conscience de l’autre dans le langage, n’est pas perdue. Où le chemin de la conscience vers l’autre, est sans cesse ce qui déborde le déjà joué.

Chaque présent impose de remobiliser les forces, de penser à nouveaux frais, de retraverser l’engrenage où l’on est pris – sans rien céder. Voir, parler, sentir, savoir : rien ne se fait naturellement. Mais toutes les fois où elle nous arrive, même si elle nous transperce, la lucidité nous permet de résister.
Une désensibilisation extrême opère actuellement, elle écrase chaque espace vital. Elle voudrait euphémiser la douleur qui enraye la croissance économique. La douleur qui est un signal. Le voyant de la douleur, comme ceux de la faim et de la soif : tant que l’on sent encore une faim spirituelle, le sursaut de vie est possible, mais quand on ne sent plus rien...

Voyant d’alerte indiquant qu’une expérience n’est vécue que lorsqu’elle est partagée. Désir de savoir, qu’aucun savoir ne peut recouvrir.
Voir, penser, sentir. Chercher ce moment où la pensée vient s’intérioriser à son contenu tout en affrontant l’inconnu qu’elle découvre. C’est clandestin au sens où Desanti disait :

« On ne peut pas faire de philosophie de l’extérieur. La philosophie ne consiste pas à exposer des idées. Cela ne consiste pas à convaincre les gens que telle thèse est préférable à telle autre. Cela consiste à s’installer dans le mode de penser et le mode de vie et à le déployer. C’est un travail clandestin que chacun ne peut faire que pour soi-même. Après ça, on essaye d’écrire, ce qui est la chose la plus difficile parce que souvent on ne peut pas justement. Mais il faut viser l’expression, l’expression de ce mouvement-là : cette intériorité absolue de la pensée à elle-même lorsqu’elle s’exprime, lorsqu’elle cherche son fil et son droit fil. Alors il faut essayer de restituer le droit fil. C’est clandestin. »

Chaque expérience refait ce chemin à travers l’infusoire d’une réflexion-action qui s’élabore dans l’effort de restituer le sens et l’image de vie qui l’accompagne – et ceci jusqu’à l’expression, jusqu’à devenir le corps d’un débordement contre l’écrasement.
Il n’y a pas de visibilité directe sur ce que les choses vont devenir, mais l’imagination est la ligne serrée qui a définitivement quitté l’état de spectateur et refuse le commentaire qui attend toujours la fin de l’histoire avant de se prononcer.

La pensée meurt toujours de ne pas être vécue, de sa frilosité, de sa soumission à la diplomatie (gestion de compromis). À l’encontre de cette résignation s’invente une langue aux prises avec le réel qui s’attache à ne pas perdre de vue les visages et la trace des soucis que d’autres ont laissé.
Nous n’avons aucune longueur d’avance. Tout faire alors pour se souvenir de nos noms comme paysage des singularités, tissu de sens – jamais comme totalité, univocité. Retraverser le champ de la connaissance et du vécu, mais en se les donnant comme expérience d’un langage.

Une traversée donc, au pied de la lettre, qui pour l’heure n’a pas la prétention évasive d’éclairer un futur. L’inquiétude qui s’approfondit ici n’ouvre pas sur de nouvelles espérances. Nous ne sommes plus à l’époque « des lendemains qui chantent ». La vie n’est pas sauve. Rien de rassurant, mais appel multiplié à toutes les « paroles contraires » qui disent leurs noms et leurs veilles. À ce stade, nous ne pouvons pas changer le monde tel qu’il est, mais nous pouvons changer nos actes dans le monde.

Vivre est en train de devenir une activité clandestine. Soyons-en le pas franchi !
Aujourd’hui, pour faire quelque chose, il s’agit d’abord d’échapper au contrôle… un contrôle qui force toujours à rendre des comptes en regard d’une norme – ce qui est le plus éloigné du langage ! A un moment donné, il faut donc passer dans la clandestinité.

La vie, c’est le non domestique, le non domestiqué. Pour y être, il ne faut pas laisser définir nos actes de façon a priori, mais, ouvrir un espace dans l’espace déjà là. C’est cela que font les récits et les témoignages de vie, qui sont directement ce qu’ils défendent et le porte.

La clandestinité, ne désigne pas un espace privé, c’est un espace d’exposition à la vie, d’incorporation d’une historicité, de transformation continue. Retranscrire la vie, l’inscrire, mais pas en la représentant. Court-circuiter la représentation et les représentants. Ne pas figer les relations avec les autres dans une définition codifiée qui nous préexiste sans que l’on s’en rende compte et meurtrit le réel, l’encadre, le rogne, puis fausse tout. Donc, ouvrir un espace dans l’espace, une Zone À Défendre, et c’est toujours la question du sens qui est posée à nouveaux frais. Juste le risque couru du sens.
Il se peut, de fait, que vivre soit en train de devenir une activité clandestine.

Natanaële Chatelain
Illustration : Bernard Chevalier

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