Daddy de Marion Siefert

Du théâtre contre le patriarcat

paru dans lundimatin#396, le 25 septembre 2023

Mara est une adolescente pauvre. Sur internet elle rencontre Julien, qui deviendra son producteur, son « daddy ». Si Mara consent à abandonner sa famille, Julien lui propose de réaliser son rêve : devenir une star, sortir du monde terne de la réalité, être habillé des plus beaux habits. Ce chantage nous le connaissons, il dure depuis le début du XXe siècle : les capitalistes nous promettent la réalisation du paradis sur terre en échange de la destruction de toute communauté.

Julien, bien habillé, sourire stéréotypé, apparaît en ligne avec les tours de New-York en toile de fond. C’est avec un discours à la Macron qu’il parvient à séduire Mara : ses parents ne l’aideront pas à réaliser son rêve, il faut qu’elle se libère d’eux. Mara accepte et se retrouve projetée dans Daddy, un jeu virtuel où elle peut devenir une star. En acceptant son arrachement, elle se retrouve enfermée dans le game, au cœur de l’utopie capitaliste, dans un espace hors-sol où elle devient un objet de spéculation.

Dans Daddy il ne semble pas y avoir de porte de sortie et l’univers devient de plus en plus sombre. Les femmes sont isolées les unes des autres et mises dans une compétition implacable. Mais les hommes-producteurs comme les femmes-produits sont en concurrence permanente ; tous sont tenus dans une anxiété paralysante. Daddy est une métaphore de la société néolibérale. La pièce passe par plusieurs tableaux pour mettre en scène son caractère vampirique et oppressant.

Théâtre contre Spectacle

Julien le jeune entrepreneur est une figure type du capitalisme d’avant-garde. Mara est capturée via internet et par l’espoir d’un travail fun. Nous pouvons dire que le capitalisme cybernétique est la structure matérielle de Daddy. La pièce insiste sur ce point par des jeux d’écrans et par l’utilisation d’images de jeux vidéos. Ce néo-rêve capitaliste, qui est la réalisation d’une communauté totale de la marchandise, d’autres l’on appelés le « Spectacle ».

C’est d’ailleurs pour « jouer dans un spectacle » que Mara quitte son monde d’origine. Elle s’arrache à sa communauté pour trouver une place dans le monde de la marchandise. Pour Debord le Spectacle n’est pas seulement une machine mass médiatique, c’est le système par lequel la classe dominante parvient à faire « du vrai un moment du faux », où elle parvient à transformer le désir de liberté de Mara en production d’elle-même.

Il y a là une occasion pour les auteurs de faire un parallèle avec le théâtre, un lieu où la mise en Spectacle est forte. Le travail d’acteur est un travail de production de soi-même par excellence, la représentation, un outil privilégié de la classe dominante pour réaliser cette « communauté de la marchandise ». Il y a une mise en abyme vertigineuse et intelligente : un spectacle critique le Spectacle à travers un spectacle dans le spectacle.

Mais la pièce ne s’arrête pas du tout à ce lieu commun de la critique gauchiste. Evitant une mauvaise lecture de la société du Spectacle, elle ne tombe pas dans une critique fataliste et postmoderne. Au contraire, à travers la critique du théâtre spectaculaire, les auteurs réinvestissent le théâtre comme « artisanat » et comme subversion. La pièce est réalisée avec un décors minimaliste et seulement 6 acteurs qui jouent tous les personnages. C’est par la force du jeu d’acteurs et l’utilisation des trucages mécaniques du théâtre qu’ils parviennent à faire un spectacle divertissant et intéressant.

Violence sexiste et sexuelle

La violence sexiste est sous-jacente, elle infuse dans tous les rapports. Daddy est une métaphore du patriarcat. C’est ainsi que le père qui parle de la sexualité de sa fille et qui rêve de s’échapper de son mariage rejoint le producteur que Mara appelle « daddy » et qui sera aussi une sorte de mari pour elle. La vie de Mara, renvoyer perpétuellement à une minorité, est toujours produite par des hommes et à toujours trait à sa sexualité.

La pièce insiste également sur le caractère libidinale des relations de pouvoir. Le monde du spectacle est en cela exemplaire : ce que les acteurs travaillent, ce que les personnages de daddy ont a monnayés, c’est leur corps. Dans ce cadre, la sexualisation des corps féminin et leur production en marchandise, apparaît au fondement de la violence sexiste et sexuelle. C’est d’ailleurs depuis ces mondes du spectacle qu’est partie la dernière vague féministe #meetoo dénonçant les violences sexuelles.

Dans la pièce, cette violence sexuelle est d’abord structurelle et floue puis elle va devenir le centre de la relation entre Mara et son daddy. C’est comme cela que la pièce s’attaque au viol. La relation « amoureuse » entre Mara et Julien, pétrie de violence, minée par le pouvoir, aboutit fatalement au viol. Pour cette scène, les auteurs déploient de nombreux effets, la séquence est glaçante, le viol de Mara terrifiant. Mais il n’est pas incompréhensible, lointain, inhumain.

On nous montre bien l’extrême violence du geste de Julien, tout autant que sa « banalité » (le fait qu’il soit pris dans un enchainement logique, dans « un système ». L’opération narrative est audacieuse. Le viol, en étant inséré dans son contexte n’apparait pas comme un problème individuel, il apparaît comme un fait politique. D’un autre côté, en arrivant dans la chambre à coucher, par des détours psychologiques subtils, accompagnés de phrases et de gestes que l’on peut reconnaître, le viol n’apparait pas comme une donné sociologique froide, il nous transperce.

Un événement qui marque l’époque

Daddy est une « oeuvre ». A quoi reconnaissons nous une œuvre ? C’est un événement politique et artistique qui marque l’époque en lui empruntant ce qu’il a de plus fort et de plus beau. Chaque séquence révolutionnaire donne naissance à des vérités qui soulèvent le réel. L’art à pour fonction de donner une forme juste à cette puissance. Daddy est la mise en forme, en théâtre, de la séquence #meetoo. Cette pièce est une forme juste pour ce mouvement car elle donne à l’oppression sexiste et sexuelle son contexte économique et politique, la société capitaliste néolibérale ; parce qu’elle explore toutes les complexités de la domination (ce jusqu’à l’aspect pédophile du patriarcat) en les reliant entre eux dans un système ; parce que les artifices et spécificités du théâtre sont mis au service de la résonance des thèmes et des actions du mouvement féministe. Parce que la discipline artistique, ici le théâtre, est porté au paroxysme de ces capacités, investi dans sa puissance propre, pour soutenir la puissance d’une lutte.

Signé X

Daddy
de Marion Siéfert
PROCHAINES DATES
DU 6 AU 11 OCTOBRE 2023
AU THEATRE DE LA COMMUNE A AUBERVILLIERS
ven 6, mar 10, mer 11 à 19h30
sam 7 à 18h
durée 3h30 (avec entracte)
https://www.lacommune-aubervilliers.fr/saison/23-24-daddy/

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