Le plus difficile, c’est d’habiter

paru dans lundimatin#212, le 14 octobre 2019

On peut avoir quitté physiquement un pays et y résider mentalement pour toujours. On peut être domicilié dans une ville sans pour autant y habiter. On peut passer une vie entière dans une maison sans jamais y avoir vécu. On peut voir le monde comme un écran, ou être forcé d’y camper. On peut acheter une péniche et y aller deux fois par an. On peut choisir de ne pas choisir. On peut ne pas payer de loyer. On peut s’endetter pour acheter. Il en va de même entre êtres humains.

La question de l’avoir nous stress. On se gratte de plus en plus à l’endroit de la possession.

Certaines personnes n’ont pas de logement. Certaines personnes passent d’une location à l’autre, d’autres décident sans s’en rendre compte qu’il faut partir tous les trois ans. Certaines personnes se sont demandées toute leur vie où est-ce qu’il faut vivre. D’autres sont nées à un endroit et ne le quitteront jamais. Il en va de même entre êtres humains. Et même si l’on a parfois le sentiment que les temps sont durs, ils ne le sont que relativement. Relativement à ce qu’on sait, relativement à ce qu’on peut faire. À ce que nos corps peuvent encaisser. Ce qui fait penser qu’en fin de compte les temps sont mous.

Certaines personnes n’ont pas le choix, et elles n’ont rien. Leur âme grandit à devenir vraiment trop grande pour leur corps, et alors là un choix s’impose : l’ablation ou la compression. L’infini est une abstraction, quand l’âme grossit et devient obèse il faut des solutions concrètes. On parle trop peu de ce phénomène. Le surpoids de l’âme est provoqué par la prolifération subite de ses cellules. La migration est un facteur d’obésité intérieure. On n’est quand même pas assez cons pour voyager pour le plaisir disait Beckett. Mais que fait-on pour le plaisir ? On fait les choses pour se distraire. Or la distraction, la diversion, ça n’est pas tellement du plaisir. C’est un oubli, c’est du voyage. C’est une échappée vers l’ailleurs et elle se justifie pleinement. Chaque cellule du corps humain est faite pour aimer la vie. Chaque cellule du corps humain est habitée par son poids d’âme. Chaque cellule du corps humain est faite pour repousser la mort. Les êtres sont fabriqués de sorte à toujours poursuivre la survie, la continuation de la vie. Et lorsqu’il n’en est pas ainsi on parle alors de corps malades. La maladie est dans la vie, elle en fait intimement partie, elle est un moment de la vie. La grande question de l’humanité aura sans doute été de savoir si la mort est instant de la vie. Certaines croyances (religions/sciences) ont dit que oui. La maladie est un morceau de mort dans la vie, elle crée une variante dans le corps, une déchéance, et puis s’en va. La maladie est dans la durée de la vie comme notre corps est dans le monde.

Souvent lorsqu’on aime une personne on aime le monde à travers elle. Si bien que la personne aimée est une lunette par laquelle on désire voir. Elle est un gant qu’on décide d’enfiler chaque jour, afin de filtrer. Il est si difficile à l’humain de saisir entier le réel qu’il doit sans cesse sélectionner, et nous le faisons inconsciemment. Sans cesse nous faisons une lecture du monde, quand il y en a des milliards. Il y a autant de lecture de la vie que de cailloux autour de Saturne. Alors le livre est une sculpture dans toutes ces lectures de la vie, dans tout ce fluide insaisissable qu’est le cosmos et notre planète et nous dessus. Toute création est une sculpture dans l’espace mental de la vie. L’acte d’amour est une sculpture. La construction d’une relation est une scultpure, c’est une entaille, une direction. L’histoire d’amour c’est l’usage qu’on peut faire d’une vie. Aimer quelqu’un, être avec lui par la pensée, c’est une opération mystique. C’est une façon d’être avec le monde, dans le ciel commun de l’être au monde. C’est ce qui permet de voir le monde à travers d’un filet plus doux. Aimer directement le monde nous est souvent trop difficile, parce qu’on l’habite et qu’on est habités par lui. C’est trop poreux, c’est trop intense ; et parfois c’est trop difficile. Et comme le monde et le cosmos sont des matières trop difficiles à appréhender par l’esprit, alors il faut que le monde prenne forme, et de préférence une forme humaine, ainsi on pourra l’aimer mieux, directement, gratuitement, comme un enfant aime sa mère. C’est cela je crois qui fit qu’on inventa les dieux.

Dans les moments de grande angoisse, qui sont des temps de séparation, de déconnexion, de perte de liens ; les actes de connexion concrets peuvent nous sauver, et nous sortir de la torpeur. Ainsi fabriquer quelque chose, se concentrer sur un détail, se déplacer pour voir le monde et l’horizon, entendre de la musique ou le rire d’un enfant. L’angoisse est une forclusion minérale dans la porosité de la peau. On est figé, fermé et fixe et le corps n’est pas fait pour ça. Dans ces cas-là il faut faire respirer son âme. J’insiste sur la fabrication et ses bien-faits dans les moments de grande angoisse et de douleur ; l’improvisation poétique, la danse, la composition musicale, picturale, vestimentaire, tout est bon pour libérer l’âme qui souhaite sortir par tous les trous de notre corps, et ainsi rejoindre le monde.

J’insiste aussi sur la concentration accrue sur quelque détail en apparence insignifiant, pour le faire devenir signifiant. Le maître mot dans ces cas-là, l’exportation. La discussion avec les autres êtres vivants peut aussi être un bon moyen d’exporter l’âme, via l’esprit et la parole ; mais très souvent le langage gâche. Or les divagations physiques, les longues séances de baignade, les marches rapides en forêt, là auront lieu des discussions intraduisibles, parce qu’absolues. C’est savoir exporter son âme qu’il faut sans doute apprendre à faire.

Certaines personnes choisissent de ne rien avoir, jamais. D’autres choisissent de collectionner. Depuis longtemps bien des poètes disent que le moins dans le monde de la possession matérielle vaut un grand plus dans le monde des connexions spirituelles. On croit volontiers ces paroles, encore faut-il les expérimenter soi-même. Il y a une chose que l’écriture cherche à transmettre depuis son invention, c’est le jus de la joie de l’écriture. Or de telles choses ne s’impriment pas. Il est difficile de transmettre les fluides mentaux et virtuels qui fabriquent l’énergie vitale et passagère du temps de la création secrète, pas encore parvenue au monde. Il est toujours question de seuil, au bout du compte.

Je trouve que la plénitude de l’enfant, qui est l’image de sa peau, fait réfléchir. Leur perfection interminable, inachevée, leur duvet doux autour du corps, la radicale innocence de leur oeil sur le monde ; c’est une des choses qui peut sauver le coeur adulte. L’enfant est un être sans avoir, il est lié, il est celui auquel on donne, auquel on prête, il est au monde gratuitement ; et en cela il est le poète par excellence. Il est sage parce qu’il ne sait pas, et puisqu’il n’a pas les réponses, il ose poser toutes les questions. Avec l’enfant on se souvient des résonances cosmiques du monde. On revoit l’attrait de la lune, l’influence concrète et directe des astres. Ils défont leur psyché pour revenir un peu vers nous, qui avons définis des règles, des lois. Ils sont sans lois et ils veulent tout. Quand l’humain aura regardé la question de l’enfant en face, on commencera à travailler et à reconstruire des arrangements. Tant que l’humain traitera mal ses propres enfants, on sera une espèce malade. Mais même dans la maladie, la vie est là, et elle intervient partout. Ce monde qui nous est prêté résonne avec grande force en nous, parce qu’on y vit et qu’il nous voit, parce qu’on le voit et qu’on y vit. Et les mots de l’alphabet latin sont encore bien trop détachés pour pouvoir dire l’entremêlement du corps au monde. Peut-être les alphabets d’orient ont réussi à dire cela. Il y a longtemps.

Moi je suis née en occident. J’ai la moitié de 52 ans. Et je suis encore une enfant. Je n’ai souffert que parce que j’ai tenté d’aimer et que je n’ai pas aimé être aimée. J’ai souffert de la solitude et de mon impossible action. J’ai beaucoup souffert du snobisme, j’ai toujours critiqué l’adulte. Cet âge bizarre où l’on se croit mieux que les autres. Mieux que les jeunes, mieux que les vieux. J’apprendrai un petit peu plus tard qu’on ne croit pas ça partout dans le monde. J’ai remarqué que cet étrange amour aveugle envers cet âge où l’on est très déconcentré, où l’on a plus de réduction pour prendre le train, où clairement les astres nous délaissent parce qu’on n’a plus le temps de les voir, j’ai remarqué que cet étrange âge adulte, l’occident lui vouait un culte. Paradoxal.

Depuis des siècles nous assistons à la chute en slow-motion de l’Occident. Cette chute engendre toutes sortes d’attractions. La déchéance attire les âmes. Car la vie fait bien son travail, on ne laisse pas mourir un corps sans lui donner les coups qui vont lui donner raison, et l’amour qui lui donnera la force. Comme certains clochards célestes attirent autour d’eux toutes sortes d’âmes perdues en quête de transcendance, l’occident continue de produire en masse d’étranges images publicitaires, reprises partout, moquées souvent, parfois reçues.

Un corps malade produit tout seul ses propres médicaments. Le pharmakon en grec signifie à la fois le poison et le remède. Je crois que le monde a produit internet comme remède. Ce qu’on appelle « découverte » peut se ranger sous une série de prises de décision. Malgré le global climat je crois que l’humanité va vers plus d’égalité, il y a trois siècles l’activité dominicale était l’écartèlement du criminel et il paraissait super normal de réduire en esclavage des êtres. En plus de cette récente (pourvu que ça dure) envie de justice, il y a aussi cette grande tendance à essayer de comprendre le monde. De se mettre dans les yeux des autres. En fait la tendance out-of-space a vraiment du bon, tout comme internet ; et pour cause, elles sont conjointes.

La génération occident est à ces derniers soubresauts. Que chacun change en profondeur, c’est ce que nous avons de mieux à faire, ne pas se croire plus malin que les autres, et si on l’est pouvoir lui dire en quoi on l’est en rigolant.

La génération occident en est à ses dernières heures d’after. Comme une orgie de cocaïne qui se termine juste avant midi. On sait qu’il faudra se coucher, mais ne peut pas. Alors on repousse, mais le sommeil nous rattrape toujours. Et de ces quelques siècles interminables de domination, d’exploitation, de radiations, on aura vu naître de belles choses. C’est parfois durant de graves maladies que se révèlent de grands auteurs. Aussi je ne doute pas que nous vivions en ce moment quelque drôle et grandiose époque. Mais il va nous falloir endosser les lunettes qu’ont fabriquées nos ancêtres ; voir le monde dans une sorte de globalité, être capable de se mettre à la place de l’autre, cela a un prix. On ne peut pas juste faire de l’art, la poésie ne suffit pas. Elle suffirait en temps de paix. Mais puisque c’est le fin de la guerre, il faut revenir à la racine du mot djihad, et mener le combat intérieur. Pour la paix, pour l’amour, pour la joie, pour la vie.

Mélodie Nyx

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