Depuis ces espaces maudits

« L’émeute est un tigre »
Anton Skiá

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

L’émeute est dans l’espace ce que l’acte sexuel est dans le temps. L’émeute est un tigre. L’émeute embrase, porte l’incandescence à la plaine ; et d’un feu (de paille, de poubelle, de commissariat) elle fait un astre. L’émeute fait goûter au paysage ce que le soleil toujours lui donne sans jamais recevoir : la part maudite. Mais le goût que l’émeute lui offre s’y trouve enfin pleinement réalisé, en son instant, à son endroit. Il est le luxe porté à l’absurde, le sérieux devenu séditieux. Il est surtout le crachat à la gueule de ceux qui s’imaginent dompter l’exubérance des possibles, et font subir à la part maudite leur petite malédiction capitaliste.

Prenons un peu de champ. Rebroussons chemin, brièvement, dans le temps. Au mois de mars 2010, par exemple. Le jeune Emmanuel Macron, personnage de fiction dont jamais Stendhal n’aurait voulu (mais Balzac certainement, en second rôle), donne à Science-Po’ un cours intitulé : « La pauvreté est-elle une menace pour la société ? »

Parmi les quelques extraits d’une réflexion qui s’annonçait aussi profonde qu’habitée et que le Canard Enchaîné révéla dans un articulet de son édition du 9 juin 2021, isolons celui-ci : 

« La figure du pauvre constitue (...) une menace plus radicale qui a justifié un contrôle, une répression par les sociétés, et continue à être la ’part maudite’ de celles-ci. »

Si la référence à Bataille peut faire sourciller tant elle paraît incongrue, et si l’interprétation semble pour le moins paradoxale, elles n’en demeureront pas sans suite, ainsi que l’illustrèrent les nombreuses prises de parole que ce sachant plein de fatuité s’octroya une fois élu président.
Sans se vouloir exhaustif dans le recensement, le syntagme part maudite réapparut dans la bouche du discoureur Macron le 3 juillet 2017 à Versailles (« ce que Georges Bataille appelait ’notre Part maudite’ »), le 25 novembre 2017 dans un caisson d’isolation républicain orné du drapeau français (« cette part maudite, celle qui accepte les violences indicibles, l’indignité d’un comportement, le pire parce qu’il était caché »), le 9 avril de l’année suivante au Collège des Bernardins (« Bataille appelait ça ’la part maudite’ dans un terme qui a parfois été dénaturé ») ou bien encore le 23 novembre 2021 à l’Institut du Monde Arabe (« la part maudite n’est jamais la part de l’autre »).

Identique, à chaque fois, en est l’interprétation : la part maudite, c’est ce qui encombre, c’est le pauvre, le misérable, le déclassé (dans le discours de novembre 2017, ce sont en outre les hommes qui battent des femmes). Mais ce pauvre, ce résidu, ce négatif, c’est aussi ce que la société doit accepter, digérer, intégrer. De la part maudite, la société doit faire une part, sinon bénéfique, du moins neutre.
Le discours de Versailles, en cela, est le plus clair. Il faut trouver une place (’une vraie réponse, une considération’) à la misère avant qu’elle ne devienne un danger. Il faut la neutraliser. « Cela passera par des réformes économiques et sociales profondes (...). Elles sont indispensables et elles permettront de redonner cette énergie sans laquelle notre société n’est rien. »

Lecture en tout point aberrante, à se taper le cul par terre tellement cela est grotesque. La part maudite selon Bataille est l’usage critique des richesses, la dépense (sacrificielle et somptueuse) d’une énergie excessive. À la production, au profit, à l’accroissement, la part maudite oppose la consumation, la destruction, la fête. Comme le notait il y a quelques années Géraldine Muhlmann, qui pourtant ne saurait être taxée d’ennemie du régime (il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter l’émission de philosophie salariale qu’elle anime sur France Culture) : « Au fond, la sortie si maladroite du président à propos du ’pognon de dingue’ a peut-être été le seul moment où il a effleuré la ’part maudite’ ! Mais manifestement sans le savoir, et pour signifier qu’il fallait en finir avec cela, donc en perpétuant le contresens sur G. Bataille... » (Prismes n°2, 2019)

Le contresens aurait pu perdurer indéfiniment, dans le grand vide des communications officielles que la presse relaye servilement, mais la réalité, sous sa forme la plus récente, et que représente le gigantesque soulèvement ayant suivi l’assassinat d’un jeune de Nanterre par la milice républicaine, lui a asséné un contrecoup fatal. La figure du pauvre descendit dans la rue, et fit rugir en son non-savoir les lames tranchantes de la part maudite. Leur soudaine apparition glaça d’effroi le pouvoir. À nouveau, il vit venir à lui cette temporalité interdite où les belles phrases de l’ordre se trouvent « couvertes par les cris de mort des émeutes » (Bataille, La notion de dépense).

Les fumées se firent épaisses ; et si certains pillèrent afin de s’approprier des marchandises, beaucoup simplement brûlèrent et saccagèrent. Tous critiquèrent, en une méta-critique très physique, le règne de l’économie marchande.
Faible parole dans le concert de voix fascistes, autoritaires, républicaines qui alors s’éleva, quelques spectateurs mieux situés ne manquèrent pas de pointer qu’à ce sujet, au sujet du pillage et du potlatch en milieu urbain, tout avait déjà été formulé avec justesse par l’Internationale Situationniste dans son dixième numéro, il y a maintenant presque soixante ans : « Par le vol et le cadeau, [les émeutiers] retrouvent un usage qui, aussitôt, dément la rationalité oppressive de la marchandise, qui fait apparaître ses relations et sa fabrication même comme arbitraires et non nécessaires. »

Mais les soulevés de Nanterre firent mieux que ce que l’I.S. entrevoyait. Il volèrent et partagèrent, offrirent et s’approprièrent, mais aussi pratiquèrent l’escalade dans la terreur en débordant les espaces assignés, et les pratiques tolérées. Une poignée de nuits, et quelques journées, partout eut lieu un sabbat intégralement consacré au gaspillage ostentatoire.

Le lendemain du soi-disant retour à la normale que l’État décréta très autoritairement, le MEDEF avança une première estimation : « un milliard d’euros de dégâts pour les entreprises. »

« 200 commerces ont été pillés, 300 agences bancaires et 250 bureaux de tabac détruits à travers la France » (Le Parisien, 3 juillet).
Le même jour, l’Île-de-France estimait les dégâts sur les transports (bus, tramways, mobilier urbain) à « au moins 200 millions d’euros. » En cinq jours, 39 bus y avaient été incendiés, à 350 000 euros le bus.
Le lendemain (4 juillet), la SMACL, principal assureur des collectivités locales, annonçait : « le montant des dégâts devrait avoisiner les 100 000 000 euros ». Et de préciser : « Bien entendu, il s’agit là d’un chiffre très approximatif. »

Toujours les chiffres demeurent approximatifs face au plaisir ressenti dans le libre exercice du sacrifice de la part maudite. Les vitrines volant en éclats, les marchandises foulées au pied, les incendies allumés, les groupes qui font corps et mettent en échec les stratégies policières ; sans oublier les diverses dingueries que des bribes vidéographiques numériquement transmises donnaient à voir : une porche rutilante fracassant l’entrée d’un LIDL, un pillard-guitariste traversant une perspective émeutière, un guichet automatique attaqué à la scie-circulaire. Et toujours ce sacrifice exubérant, cette destruction pour la destruction de la production.

Une évidence, surtout, se faisait jour : ce monde a produit les espaces dans lesquels ont lieu ces émeutes ; ces émeutes se mènent contre les espaces que produit ce monde.

Lorsque Henri Lefebvre, au début des années 70, conceptualisa la production de l’espace, il en dessina une triplicité : l’espace perçu, l’espace conçu, l’espace vécu. Une interprétation infidèle de cette triplicité pourrait s’énoncer ainsi : Le premier espace est imposé au consommateur, le deuxième est fabriqué par le vendeur, le troisième est celui pouvant être renversé par celles et ceux qui ne supportent plus l’enchâssement d’acceptation et d’impuissance politique que recouvrent les deux premiers termes.

La production de l’espace, concrètement, c’est la métropole contemporaine ; une « réalité sans vérité », l’espace de l’aliénation quotidienne où tout est compté et décompté, quantifié et déqualifié. En somme, le résultat de « la mission ’politique’ de l’architecture - entendue comme la programmation et la réorganisation planifiée de la ville en tant que structure de production et de la production de cadre bâti. Le Corbusier a posé explicitement cette alternative : l’architecture plutôt que la révolution. » (Tafuri, Projet et utopie)
Plus saisissante encore est la formule exacte de Le Corbusier : « Architecture ou révolution. On peut éviter la révolution. » (Vers une architecture)
Mais cet évitement, cet exorcisme, c’est désormais lui qui produit, si ce n’est la révolution, du moins son ferment : l’émeute, le saccage, l’extase.

Si tout a été brûlé et vandalisé, c’est bien parce que tout devait l’être, parce que ce tout est la totalité d’une société - c’est-à-dire « un espace et une architecture de concepts, de formes, de lois, dont la vérité abstraite s’impose à la vérité des sens, des corps, des vouloirs et désirs. » (Lefebvre, La production de l’espace)

L’école est un lieu d’échec comme le commerce est un point de frustration et le commissariat un endroit d’humiliation. Tous participent à l’homogénéité spatiale de la métropole, lissée par la parole politique et régie par la violence économique. Ainsi s’inscrit dans l’espace (et dans l’air dont se gonflent les poumons des communicants) une ségrégation rationnelle et implacable.
C’est cette ségrégation qui fut intégralement visée, sans atermoiement et viscéralement. Parce que sa simple sensation, même dans ce qui s’affirme positif, porteur de chance et d’espoir (l’école, la médiathèque), est vécu comme un étouffement.
« C’est à partir du corps que se perçoit et que se vit l’espace, et qu’il se produit. » (ib.)
Sur l’espace saccagé, à chaque fois, les corps émeutiers produisirent un espace éphémère : l’espace maudit.
Espace du sacrifice des logiques de production, circulation et consommation ; espace du négatif et de l’angoisse explosive ; espace opposant à la sécularisation économique des temps présents la révolte de corps pleins d’émotions ; espace surtout du luxe authentique et qui exige « le mépris achevé des richesses, la sombre indifférence de qui refuse le travail et fait de sa vie, d’une part une splendeur infiniment ruinée, d’autre part une insulte silencieuse au mensonge laborieux des riches. » (Bataille, La part maudite, p.155)

Pendant cinq jours, aux quatre coins du pays, l’insulte ne fut plus silencieuse mais se trouva hurlée par des milliers de bouches, martelée par des milliers de poings, inscrite dans ces espaces maudits par des milliers de brasiers.

Nombreux furent les commentateurs qui pointèrent du doigt, comme en 2005, le fait que les émeutiers incendiaient leurs propres espaces, les espaces qu’ils habitent. Mais l’origine est le but et les émeutes s’épanouissent depuis des points d’existence, et non dans l’abstrait de la métropole étendue. C’est ensuite qu’ils s’y propagent, ou qu’ils y résonnent.
Ici s’effectue le saut du tigre, non dans le passé, mais dans l’ailleurs. D’une banlieue à un centre-ville. « Ce saut ne peut s’effectuer que dans une arène où commande la classe dirigeante. Effectué en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution telle que l’a conçue Marx » (Benjamin, sur le concept d’histoire, Thèse XIV).

Encore une fois, il y a le temps, et il y a l’espace. Les émeutiers des soulèvements de Nanterre tiennent plus d’une géographie que de l’histoire donnée par les dominants. Mais leur géographie elle-même est captive d’une planification métropolitaine imposée par la violence institutionnelle et la tolérance répressive. En fracassant son image que mille lieux donnent à voir, ils provoquent des ondes sismiques. Ce sont elles qui nous parlent. Ce sont depuis elles que nous agissons, pensons, hurlons, avec eux.

Peut-être ces ondes ont-elles aussi atteint ces manifestants béats qui, trois mois durant, défilèrent en ordre pour quémander des miettes. Peut-être ces ondes leur ont-elles communiqué leur devenir-tigre, et un peu de rage. Car il ne s’agit pas de percer la baudruche Macron dans le but d’obtenir un quelconque ruissellement, mais bien de crever la panse ventrue du capital afin d’ouvrir à l’existant tout le luxe de ce qui lui a toujours été refusé : la vie véritablement vécue.

Quant aux experts et sociologues que l’État compte désormais envoyer sur le terrain afin d’entamer une réflexion en profondeur (rions de leur bêtise), et à l’État lui-même, en la personne de son chef, Bataille adresse, depuis La part maudite, cette mise en garde : « Malheur à qui jusqu’au bout voudrait ordonner le mouvement qui l’excède avec l’esprit borné du mécanicien qui change une roue. »

Tapis dans l’ombre, le tigre sait : il n’y a pas de fin aux surprises.

Anton Skiá

Photo : Tulyppe

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