La Belle sera réveillée, non par le baiser d’un prince charmant, mais par l’écho de la gifle retentissante que le maître de cuisine assénera au marmiton.
Walter Benjamin
Dans sa réinterprétation du conte La Belle au bois dormant, Walter Benjamin identifie la vérité à la Belle tout en reléguant le prince charmant aux oubliettes. Pas de baiser langoureux, Benjamin nous emmène dans les bas-fonds du château, dans les coulisses du grand théâtre historique, précisément là où tout se joue. Car la Belle de Benjamin n’est pas celle des contes de fées, elle gît, plongée dans un long et profond sommeil, dans un monde où la vérité est malmenée, violée, souillée. Il ne peut y avoir de happy-ending folklorique mais une lutte de tous les instants, souterraine, impitoyable.
L’une des plus belles définition de la vérité se trouve dans ce poème de Jalaluddin Rumi :
La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve.
De nos jours, les pseudo penseurs et autres philosophes de papier ne se contentent pas de ramasser les fragments du miroir de Rumi. Ils les utilisent comme une arme, éraflant, écorchant, tailladant leurs ennemis jurés, à savoir les véritables penseurs qui ne prétendent pas détenir la science infuse, mais essaient patiemment de reconstituer le miroir, parfois durant toute une vie de dur labeur, s’efforçant de bâtir une œuvre digne de ce nom, comme un reflet fidèle de la vérité philosophique. « Qui ne peut attaquer le raisonnement, attaque le raisonneur » écrivait Paul Valéry et c’est précisément la seule stratégie véritable des marmitons. Parmi ces derniers, certains semblent se délecter d’une pathétique plongée dans un crépuscule sans fin, s’enfonçant toujours plus dans les abîmes néantisantes de la déchéance intellectuelle. Dans l’un de ses livres les plus récent —L’autre collaboration, Plon, 2025— (dont on espère toujours qu’il sera le dernier— Hélas !), le polygraphe forcené Michel Onfray s’est attaqué à un maître ès philosophie, j’ai nommé Jean-Luc Nancy, qui, en une dizaine d’ouvrages devenus des références, a produit infiniment plus de matière à penser que notre professeur et sa centaine d’opuscules. Dans cet essai, en voulant à tout prix assimiler les grands penseurs dits « de gauche » au courant « islamo-gauchiste », notre Don Quichotte d’Argentan, brandissant son clinquant marteau nietzschéen, part en croisade contre tout ce qui lui paraît une faucille et un marteau repeintes aux couleurs de l’islam. Jurant de détruire ses idoles philosophiques, dont la seule ombre —gigantesque il est vrai— lui est tout bonnement intolérable, il pratique la reductio ad hitlerum à tout va (Nancy honore les mains d’Adolf Hitler lit-on en tête de chapitre). Nazi, antisémite, négationniste… Notre marmiton a la diatribe psittacique et la calomnie facile (trop facile lorsque les principaux intéressés sont morts depuis belle lurette). Foucault— « le père du wokisme » (sic !) —, Deleuze, Sartre… et bien sûr Marx, « leur père à tous » (resic !). Personne ne doit être épargné par notre chercheur de nazi. Tout en traitant au passage les marxistes de « chiens » (chacun appréciera la finesse du propos), il s’agit, coûte que coûte, de traquer l’antisémite tapi derrière l’intellectuel de gauche, qu’il se réclame ou non de Marx. Mais, une fois encore, inutile de s’encombrer de la moindre précision. Pour certains penseurs cités dans le livre (Alain, Garaudy…), l’antisémitisme est un secret de polichinelle. Mais pour déceler un soi-disant antisémitisme larvé dans la pensée de Nancy, Lacoue-Labarthe ou encore Deleuze, notre pauvre marmiton a dû s’épuiser à force de contorsions en tout genre.
En traversant ainsi les bas-fonds de la pensée, j’ai l’impression d’évoluer dans Le pont du Nord, ce film de Jacques Rivette où l’on passe, presque sans crier gare, de la parodie enfantine au jeu morbide. On se dit que ce règlement de compte post-mortem qui se mue en haine pure et simple (car c’en est une) doit sûrement avoir une explication plus profonde. Onfray se trahit dans une note de bas de page où il affirme avoir été « traité d’antisémite » par Nancy dans une tribune publiée dans Libération et qui date de… 2012. Il est vrai que le coup devait être particulièrement rude à en juger par le seul titre dudit texte : « Du ressentiment à l’effondrement de la pensée : le symptôme Onfray. » Treize ans plus tard, la plaie demeure ouverte… Il soutient que la raison d’un tel brûlot tiendrait simplement au fait qu’il s’est borné à « inviter à lire » une œuvre de Jean Soler dans un compte-rendu, mais il passe sous silence que cette prétendue invitation — farouchement anti-monothéiste — établit une équivalence troublante entre Hitler et Moïse. Même Alain Soral n’aurait pas osé ! On comprend dès lors que ses attaques contre Nancy soient portées par un zèle manifeste à prouver que non seulement notre malheureux protagoniste n’est pas antisémite, mais que, selon l’adage, c’est celui qui dit qui est. Du début à la fin du chapitre (notes de bas de page comprises), le marmiton en fait une affaire personnelle et ne se prive pas d’afficher son mépris pour Nancy et son travail : « ... un universitaire aux tirages aussi confidentiels que des recueils de poèmes publiés à compte d’auteur ! » écrit-il. A ce stade, il est inutile d’évoquer les ridicules et insignifiantes mirlitonnades de notre penseur nietzschéen…
Philippe Lacoue-Labarthe (surnommé Lacoue), autre penseur important et acolyte de Nancy, également attaqué dans cet opuscule, décrit très bien, au tout début de son livre La fiction du politique, cette époque singulière où la pensée philosophique n’est plus que l’ombre d’elle-même. Je cite : L’œuvre du plus grand penseur, sans conteste, de ce temps relève presque exclusivement du commentaire, et de son propre aveu ne fait pas même « œuvre » au sens où la tradition a entendu ce terme. La modestie affichée par Lacoue contraste violemment avec la suffisance du marmiton, prompt à distribuer des coups bas en s’attardant sur la nature des relations entre les deux penseurs. Or, pour qui souhaite comprendre la véritable communauté philosophique unissant Nancy et Lacoue, il suffit de se reporter à la première partie de Proprement dit, un entretien sur le mythe entre Jean-Luc Nancy et Mathilde Girard. Le marmiton enchaîne par une attaque de ce livre important qu’est Le mythe nazi (peut-on résolument citer une production onfrayesque qui restera dans les annales de la pensée philosophique ?). Le titre de cet ouvrage, publié par Nancy et Lacoue en 1991, ne signifie pas que le nazisme se serait bâti sur un mythe, comme on pourrait le croire au premier abord, mais bien qu’il a été édifié comme un mythe, à travers l’esthétisation du politique. Il reproche aux deux auteurs d’écarter d’un revers de main les atrocités commises contre les Juifs par les nazis et particulièrement la Shoah qui est pour lui l’essence du projet politique national-socialiste. En somme, selon le logiciel onfrayen, toute philosophie qui veut transcender les faits historiques pour mieux les comprendre est négationniste et révisionniste. Pour comprendre, lisons plutôt Lacoue dans le texte : « le mythe n’est rien de « mythologique ». C’est une « puissance », la puissance même du rassemblement des forces et des directions fondamentales d’un individu ou d’un peuple, c’est-àdire la puissance d’une identité profonde, concrète et incarnée » (Fiction p.135). Et ainsi : Le nazisme est le mythe nazi, c’est-à-dire le type aryen, comme sujet absolu, pure volonté (de soi) se voulant elle-même (Fiction p.137). D’où : Le nazisme est un humanisme (Fiction p.138). Horreur et damnation, s’écrie le marmiton. Mais pour qui voit un peu plus loin que le bout de la lorgnette, l’actualisation des forces abstraites évoquées par Lacoue se concentre dans le sujet rêvé et c’est donc pour cela que, pour les nazis, les Juifs n’appartiennent pas à l’humanitas ainsi définie parce qu’ils n’ont ni rêves ni mythes. Le mythe est remplacé par la Loi et pour le nazisme en tant que fiction du politique, le Juif ne peut pas être un sujet. D’où persécution et extermination. On comprend à quel point ce raisonnement peut être redoutable si on utilise la méthode Onfray, en l’interprétant comme une faute originelle du peuple juif qui finalement aurait attiré Auschwitz. Si, dans Le mythe nazi, Lacoue et Nancy ne parlent pas directement d’Auschwitz, c’est parce qu’ils l’ont abordé ailleurs et avec une finesse et une profondeur qu’Onfray n’égalera jamais. Ce que ce dernier ne saisit pas, c’est que l’objectif de l’ouvrage n’est pas de commenter la Shoah, mais de mettre au jour la genèse d’une idéologie totalitaire en Occident. Il ne s’agit donc pas d’un texte « judéo-centré » consacré uniquement à la tragédie de l’extermination, mais d’une analyse de la façon dont un pouvoir a pu ériger une esthétique mortifère, en construisant la figure d’un « Juif-type », aboutissement tragique de la longue histoire du Juif comme paria. Réduire le nazisme à la seule « solution finale », c’est interdire toute réflexion sérieuse sur les conditions de possibilité de la Shoah. De la même manière, affirmer que la Shoah c’est le nazisme, c’est se condamner à ne pas penser l’émergence possible d’un « nouvel Auschwitz », si l’on n’envisage pas Auschwitz comme un site, un lieu de possibilité, et non comme un simple fait historique. Or, tirer les leçons du passé suppose précisément d’identifier ces conditions pour empêcher que l’horreur ne se reproduise sous d’autres formes. Ainsi, Nancy dans le texte (cité par Onfray lui-même !) : L’assurance confortable dans les certitudes de la morale et de la démocratie, non seulement ne garantit rien, mais expose au risque de ne pas voir venir, ou revenir, ce dont la possibilité n’a pas tenu à un pur accident de l’histoire. Assimiler une telle démarche de pensée à un « anéantissement des Juifs » et une « destruction de l’Occident », peut-on imaginer simplification plus grossière ? Mais lorsque l’on comprend le projet idéologique de Michel Onfray cela ne nous étonne guère : il faut à tout prix réhabiliter l’Occident— la fameuse « civilisation judéo-chrétienne » — dans son valeureux combat contre les barbares islamo-gauchistes. Inévitablement (on le voit venir de très loin), le marmiton reproche une complaisance suspecte avec la pensée de Heidegger qui est, selon lui, la voie royale vers la collaboration. Pourtant, dans cet autre livre majeur qu’est La fiction du politique, Lacoue se défend de toute forme d’heidegerrianisme et analyse avec subtilité le grand aveuglement du philosophe allemand, en l’interprétant comme un symptôme de l’hubris qui précède la « césure » causée par la fin de la métaphysique : qui, dans ce siècle, devant la mutation historico-mondiale sans précédent dont il a été le théâtre et l’apparente radicalité des propositions révolutionnaires, qu’il fût « de droite » ou “de gauche », n’a pas été floué ? Et au nom de quoi ne l’aurait-il pas été ? « De la démocratie » ? Laissons cela à Raymond Aron, c’est-à-dire à la pensée officielle du Capital (du nihilisme accompli, pour lequel en effet tout vaut). Aron et Onfray même combat ? Notre pourfendeur en chef de l’islamo-gauchisme appréciera certainement… De même, à la toute fin de La Fiction du politique, on peut lire : le silence [de Heidegger] - la « sauvegarde » de l’Allemagne - valait-il le risque, pour la pensée elle-même, d’un aveu (sans aveu) de complicité avec le crime ? C’est cette question que, pour un « millénaire » (qu’on se souvienne aussi de la réalité de ce calcul historique), laisse ouverte la pensée du penseur. L’ultime paradoxe est qu’elle soit gardée, en mémorial, dans le poème d’un poète juif [Paul Celan], qui s’intitule, on s’en souvient - et il faut s’en souvenir -, Todtnauberg.
Dans Banalité de Heidegger, Jean-Luc Nancy ne cherche nullement à disculper Heidegger de son antisémitisme ; bien au contraire, il montre que l’analyse heideggérienne du « Juif-type », conçu comme totalement déraciné de l’être (sans historialité) dans les Cahiers noirs, aggrave encore son cas. C’est ce que Nancy désigne comme un « antisémitisme historial » : le retour aux Grecs, à l’être, se fait nécessairement contre les Juifs, identifiés au « non-être ». Heidegger sait parfaitement ce qu’il fait : il recueille « l’ordure banale » pour la convertir en une élaboration prétendument supérieure, ce qui revient à reconnaître une « vérité supérieure de l’antisémitisme » (Banalité, p. 40). De là découle l’idée de « détruire la destruction » : Nancy met en rapport le déclin de l’Occident avec l’antisémitisme principiel. Pour lui, l’antisémitisme s’inscrit dans la longue histoire du christianisme, renforcé et exacerbé par Luther. Heidegger, selon Nancy, n’a pas seulement été antisémite : il a voulu penser, jusqu’à son extrémité, la nécessité foncière et historico-destinale de l’antisémitisme (Banalité, p. 76). Ainsi, la banalité de Heidegger renvoie à la banalité du mal : celle de l’antisémitisme comme donnée originaire, déjà présente dans le déclin inexorable de l’Occident, signe d’une autodestruction immanente de celui-ci. Or Heidegger ne s’interroge jamais sur les causes ou l’origine de l’antisémitisme : il le reçoit comme un élément de l’envoi occidental, une banalité déjà transformée en discours haineux et grotesque, tel celui des Protocoles des Sages de Sion (Banalité, p. 43). L’exclusion des Juifs lui paraît aller de soi et leur sacrifice, en quelque sorte, prévisible. Il ne suffit pas de condamner l’ignominie de l’antisémitisme, écrit Nancy, il faut en mettre les racines au jour— et cela ne signifie rien de moins qu’intervenir au cœur même de notre culture. Plus encore, dans La haine des juifs, Nancy tente de comprendre l’antisémitisme chez Heidegger en mettant en lumière ce qui, dans sa pensée fortement influencée par les présocratiques, serait « juif » : le vertige métaphysique, la césure entre l’être et l’étant, l’oubli de l’être, etc. Le Juif devient alors le pharmakos, bouc émissaire éternel, celui qui fait oublier jusqu’au bouc de la tragédie grecque (La Haine). Le peuple juif incarne la tragédie elle-même, c’est-à-dire la différence ontologique comme césure entre être et étant. De ce fait, pour accéder à l’être dans son univocité, il faut d’abord « détruire la destruction ». Dans Supplément, Nancy rappelle que, pour Heidegger, le judaïsme constitue le principe même de la destruction de l’Occident chrétien, donc de la métaphysique. Or, christianisme et judaïsme demeurent liés, malgré la tentative paulinienne qui, en rejetant l’origine juive du christianisme, fonde en réalité l’antisémitisme et ouvre la fuite en avant de la religion chrétienne. C’est pourquoi, pour Nancy, l’antisémitisme de Heidegger est d’essence chrétienne. On comprend dès lors le rejet viscéral que suscite une telle lecture chez les défenseurs de la prétendue « civilisation judéo-chrétienne ». Que dire alors quand Onfray clame que l’islam porte « une haine orientale contre l’Occident » (sic !) et évoque sans ménagement « une haine musulmane du judaïsme » (resic !) ? Contrairement à ces affirmations à l’emporte-pièce, que reprend également Stéphane Zagdanski, l’islam ne porte pas en lui un antisémitisme intrinsèque car la religion musulmane ne s’est pas construite contre le judaïsme et encore moins contre le peuple juif. Dès son apparition, l’islam, en cherchant à dépasser la césure entre être et étant, tente d’ancrer le judaïsme vers un nouveau lieu symbolique, marqué par le changement de qibla (direction sacrée) opéré par le Prophète, réorientant la prière de Jérusalem vers La Mecque. Ici, il ne s’agit pas d’un ancrage dans l’être, mais dans l’Un, donc au-delà de l’être. L’islam propose ainsi un passage du concept de « peuple élu » à celui de « peuple universel ». Réduire l’islam à une « théologie de la substitution », comme le fait Zagdanski, paraît d’autant plus discutable que la notion d’élection divine du peuple d’Israël est bel et bien présente dans le Coran, mais qu’elle s’y trouve déplacée, reconfigurée et universalisée, loin du schéma strictement hébraïque. Comme le souligne Lacoue, il ne faut guère s’étonner que le judaïsme ait toujours été considéré comme “un corps étranger” au sein de la civilisation européenne. En raisonnant de la sorte, on se place en faux face à un aveuglement irrationnel, dépourvu de fondement, auquel Onfray contribue activement. Il s’agit du passage d’un antisémitisme d’extrême droite à un « islamo-gauchisme » incarnant le nouvel antisémitisme post-7 octobre, que l’on cherche à « nazifier » à tout prix. Tout en fermant les yeux sur la collusion de la droite identitaire occidentale avec un national-sionisme qui prétend parler et tuer au nom du peuple juif ! Ainsi, on finit par confondre les vessies et les lanternes, transformant les choses en leur contraire. Les réflexions de Nancy dans La haine des juifs sont prolongées dans Exclu le juif en nous, un petit livre très intéressant qui manifestement est trop court pour être digne d’être lu par notre marmiton snobinard. Pourtant, l’auteur y tente une archéologie de la haine des Juifs dans une société qui, tout en ayant évacué le mythe, reste profondément marquée par la querelle séculaire entre le logos grec et le dieu caché juif. Les origines de l’antisémitisme sont à repérer au plus intime de notre culture européenne, écrit-il en introduction avant de poser la question : Comment, de ces prémisses contradictoires, a pu s’engendrer l’histoire si longue et si terrible de la haine du ’Juif’ masquant une haine occidentale de soi ? Ce qui nous amène à la question suivante : est-ce que l’alliance entre la droite identitaire occidentale et le sionisme politique d’extrême droite est un accomplissement de la civilisation judéo-chrétienne ou une énième expression de cette haine occidentale de soi ? Pour répondre à la problématique de l’Occident comme sujet, Lacoue-Labarthe affirme dans une conférence donnée à Monastir en Tunisie et reprise dans le recueil de textes La réponse d’Ulysse : « Peut-être alors, dans cette époque où l’Occident philosophique touche à sa limite, l’islam recèle-t-il la chance d’une autre pensée de ce que nous n’appellerions plus le sujet. » Ce glissement vers une pensée d’inspiration orientale (sinon orientée) n’est pas sans évoquer les propos que Michel Foucault tint un jour lors d’un échange avec des moines bouddhistes : « Il n’y a aucun philosophe qui marque cette époque. Car c’est la fin de l’ère de la philosophie occidentale. Ainsi, si une philosophie de l’avenir existe, elle doit naître en dehors de l’Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l’Europe et la non-Europe. » De même, selon Lacoue, ce n’est qu’en se « désoccidentalisant » que l’islam peut en finir avec le « Dieu mort » nietzschéen. Mais une telle entreprise est loin d’être gagnée. La récupération de l’islam comme idéologie politique qui se veut anti-occidentale tout en pratiquant la stratégie de la terreur, enfante des monstres. Lacoue continue : [L’islamisme] s’il lutte contre ce qu’il appelle l’”Occident”, c’est avec les moyens, et les visées de l’Occident. Or, une résistance à l’oppression qui emprunte ses armes à l’oppresseur est toujours vaincue. (Ulysse, p.55). Le marmiton aurait alors cru tenir la preuve définitive que Lacoue-Labarthe cumulait les tares : à la fois infâme nazi et odieux « islamo-gauchiste »…
Si déconstruire le vernis occidental pour comprendre l’origine profonde d’un fait aussi grave que l’antisémitisme signifie détruire l’Occident et les Juifs (comme Hitler), à ce moment-là on ne peut plus rien dire et encore moins réfléchir. Nous devons nous plier à la loi grossière du point Godwin et seule l’inénarrable logorrhée onfrayesque fait office de lumière dans la nuit (ou comment prendre sa vessie distendue pour le phare d’Alexandrie). Pour l’heure, laissons le marmiton faire ce qu’il aime plus que tout : déambuler dans ses ruines. S’agissant de Lacoue-Labarthe, je renvoie les lecteurs intéressés au Post-scriptum 3 de La Fiction du politique, où il répond aux diverses objections formulées à l’encontre de son travail et anticipe de façon remarquable, des années avant leur survenue, les critiques adressées par M. Onfray.
Je conclurais avec l’engagement pro palestinien de Deleuze que j’ai étudié de près durant l’écriture de mon essai Panser Gaza. Lorsque l’auteur de Logique du sens affirme que l’histoire d’Israël compte « beaucoup d’Oradour », il ne fait pas montre de « palestinisme » (affection mystérieuse qui atteindrait les intellectuels de gauche) et encore moins de négationnisme. Deleuze ne fait que rappeler que la création de l’appareil d’Etat israélien a été jalonnée de massacres et de destruction de villages palestiniens. Les plus meurtriers restent ceux de Deir Yassin et Dawaimeh et l’horreur de ces massacres opérés par les milices terroristes sionistes n’a absolument rien à envier au drame d’Oradour-sur-Glane. Il n’y a donc pas lieu de s’offusquer lorsque Deleuze évoque « le terrorisme sioniste » car ce dernier existe bel et bien à travers (entre autres) les exactions du groupe Stern et des milices paramilitaires qui ont sévi dès les années 1940. Bien entendu, le marmiton pense enfoncer le clou de la crucifixion antisémite en dévoilant le lien que fait Deleuze entre sionisme et capitalisme, pourtant évident pour celui qui veut bien se pencher sur l’histoire de l’édification de l’appareil d’état israélien. En guise d’exemple concret, et sans trop s’attarder sur le terrain des idées : les séjours répétés de Ben Gourion aux Etats-Unis pour récolter des fonds afin de financer les milices qui donneront les forces de défense israélienne. Et non, ce n’est pas une énième identification « marxiste » : Juif=argent ! Last but not least, le chantre de la civilisation judéo-chrétienne reprend mot pour mot la rhétorique de Netanyahu selon laquelle le mufti de Jérusalem aurait susurré la solution finale à l’oreille de ce pauvre Hitler… N’étant pas graphomane et étant occupé à d’autres projets plus intéressants (dont la traduction d’une grande poétesse palestinienne tuée à Gaza), je n’ai pas le temps (et encore moins la force) d’écrire sur les autres chapitres, dont les seuls intitulés donnent du fil à retordre au plus aguerri des exégètes de la logorrhée professorale : Foucault attend l’imam caché, Lacoue-Labarthe bénit le nazisme, Deleuze touriste à Oradour… Heureusement, mon métier de pharmacien me garantit un accès illimité aux calmants, l’aspirine demeurant le plus fidèle allié face à une lecture aussi pénible qu’éprouvante.
Ali Benziane