Contre la normalisation gay - Entretien avec Alain Naze

« La logique de l’inclusion revient à vouloir s’asseoir à la table des vainqueurs »

paru dans lundimatin#120, le 31 octobre 2017

L’histoire des luttes homosexuelles semble se réduire depuis quelques années à l’obtention de nouveaux droits, dont le mariage pour tous serait le point d’aboutissement. Une histoire linéaire, qui partant d’une situation d’exclusion viserait une intégration de plus en plus forte au monde hétérosexuel. L’homosexuel quitte alors son statut de délinquant pour devenir respectable. C’est un tel processus que Alain Naze décrit et dénonce dans un livre publié aux éditions la Fabrique : le Manifeste contre la normalisation gay. Entretien.

lundimatin : Une des thèses que tu développes dans ce livre, c’est que l’obtention de droits n’est pas nécessairement le passage obligé vers une émancipation, notamment sur la question des politiques sexuelles. Liée avec l’idée selon laquelle, au fond, la demande de la revendication juridique participe d’un processus de normalisation. Est-ce que tu peux développer ?
Alain Naze : Tout d’abord, il ne faut pas avoir une lecture uniforme du droit. Je ne dis pas que toute revendication en termes de droit est nécessairement de l’ordre de la normalisation. Il y aurait à distinguer entre un droit de type négatif et un droit prescriptif. Le droit négatif ce serait, par exemple, la dépénalisation des relations sexuelles entre personnes de même sexe, comme c’était le cas avec la lutte contre le paragraphe 175 en Allemagne. C’est une revendication sur le terrain juridique, qui est émancipatrice. En revanche, il y a des revendications qui contiennent quelque chose de prescripteur comme celle du mariage gay et lesbien. Dans ce cas, il s’agit de demander l’extension du champ d’une institution qui existe déjà sous la forme du mariage hétérosexuel, et revendiquer cela, c’est revendiquer une inscription dans une modalité d’existence déjà effective dans les couples hétérosexuels. Cela revient donc à s’inscrire dans une limitation des modalités d’existence ; ou en tout cas c’est le signe d’un manque d’inventivité. On se contente de reprendre une institution existante pour s’y fondre en réclamant ce droit, comme si il était indifférent que ce droit-là soit calqué sur celui d’une société hétéronormée. Comme s’il était indifférent, par exemple, que la forme couple soit validée à travers cela.

Ce qui est gênant dans la revendication du mariage homosexuel, c’est qu’elle est souvent présentée comme un achèvement d’un processus de libération qui aurait été entamé dans les années 70, comme s’il y avait un rapport de continuité entre ces mouvements émancipateurs des années 70 et la revendication du mariage gay aujourd’hui. Là on peut dire qu’il y a, au contraire, une forme de rupture. Cette évolution ne signifie pas nécessairement que les gays vont s’engouffrer dans cette brèche et adopter ce type de comportement. Mais il est intéressant de voir que cette revendication d’un mariage gay a été relayée par un certain nombre d’associations gays, de mouvements gays. Ça veut dire qu’il y a bien, dans ces milieux, cette demande de normalisation.

LM : Comment analyses-tu le rôle des associations LGBT dans ce processus de revendication et de normalisation ?
AN : En partant de plus loin, on peut dire que la demande d’un mariage gay remonte au moment du PACS où certains gays et lesbiennes, certes pas très nombreux, réclamaient déjà le mariage. Cela avait alors pour l’essentiel un tout autre sens, aux temps du sida. Ce qui me paraît expliquer la normalisation, ce n’est pas une recherche de la norme pour la norme, c’est avant tout la volonté d’être intégré à la société, de ne pas se voir marginalisé. Cela revient à dire au fond que l’on s’intègre dans une société, sans en contester la forme. C’est lorsque l’on veut devenir homogène à cette société que joue une puissance de normalisation, prenant la forme d’une volonté d’inclusion. Mais il y a également en retour une forme de discours normatif qui émane de ces associations-là, à travers la promotion qu’elles effectuent de ce pour quoi elles militent.

LM : Est-ce que tu pourrais décrire les effets négatifs et destructeurs de cette normalisation ?
AN : Ce processus a des effets appauvrissants pour les modes d’existence, ça ruine l’inventivité, c’est destructeur de modes d’existence en marge. Avec cette marche imperturbable du progrès, comme le pense bien Walter Benjamin, celui-ci va éradiquer toutes les formes antérieures d’existence, et ira jusqu’à considérer que cette suppression est positive en tant que garantie du progrès. Le discours dans le cas du mariage gay a été un peu celui-ci : il serait l’apogée de la libération homosexuelle. Et alors, toutes les formes antérieures auraient été des formes inachevées, inabouties par rapport à ce qui s’achève et se réalise dans le mariage gay. On rejoue dans les mouvements d’émancipation l’Histoire des vainqueurs. La logique de l’inclusion revient à vouloir s’asseoir à la table des vainqueurs.
LM : Tu te réfères souvent aux années 70. Quel lien tu fais entre la formulation théorique de ces années-là et une critique pour le présent ?
AN : Cela nous ramène à nouveau à W. Benjamin ! C’est une façon d’aller chercher dans le passé quelque chose qui a été vivant et dans ces événements passés, retrouver la part de virtuel non-réalisé. Ce qui m’intéresse est d’aller vers le passé, non dans un souci de restauration, mais en vue d’en ramener un certain nombre de choses vers aujourd’hui, qui n’auraient pas été actualisées dans le passé, pour les réaliser dans le présent. Réussir à opérer ce geste intempestif par lequel on fait surgir un bloc de passé, qui ne vienne pas répéter ce qui a déjà eu lieu, mais qui réalise ce qui est resté inaccompli dans le passé.
LM : Et tu pourrais nous donner un exemple ?
AN : Foucault dit dans un entretien qu’il n’est pas opposé à toute forme d’institutionnalisation des relations gays mais que, si on le fait, accorder le mariage ce serait la pire des choses, car ce serait accorder la forme d’existence la plus pauvre. Plutôt que ces formes d’institution qui impliquent un certain type de comportement, ce que Foucault préconisait, c’était l’idée d’une subversion de la notion d’institution. Une institution qui partirait des modes d’existence tels qu’ils sont (mobiles, mouvants, divers...) ; et essayer de penser une forme institutionnelle à partir de cela. Voilà quelque chose qui naîtrait de l’inventivité des années 70 (cette inventivité des formes d’existence), mais qui s’effectuerait sous la forme d’un type très particulier d’institution – et cela, ça n’a jamais été réalisé dans ces années là, mais cette possibilité était déjà là, à titre de virtualité.
LM : Tu réfléchis également sur la question de la communauté gay, et de l’identité homosexuelle. Il y a notamment ce passage qui nous interpelle dans le chapitre « La globalisation gay », ou tu opposes le « nous sommes tous les mêmes » de certaines associations LGBT au « nous sommes tous égaux » d’une politique d’émancipation ...
AN : Le problème de cette identité gay, pensée de plus à travers le prisme LGBT mondialisé, c’est qu’on aboutit à une forme de création d’un individu gay qui serait quasiment universel. Il n’y aurait donc pas une homosexualité ici, une homosexualité là-bas, peut-être pas pensée dans ces termes, d’ailleurs, mais il y aurait une homosexualité unique. On a affaire à un mouvement d’uniformisation, alors que l’égalité elle-même n’a jamais signifié l’identité. C’est là que se révèle le sens de la notion de communauté qui prévaut dans les mouvements LGBT : c’est une communauté d’appartenance, liée à une identité. C’est quelque chose que je trouve peu intéressant, parce que ne peuvent émerger ainsi que des revendications corporatistes. Si on fait éclater cette notion d’identité, on peut avoir affaire à une communauté qui serait réellement politique. Au lieu de cela, on est à présent face à un écrasement des singularités, face à des revendications uniques qui se veulent planétaires.
LM : Une dernière question. Tu vis à Mayotte depuis quelques années, et on ne connaît rien de la situation mahoraise sur la question homosexuelle. Qu’est-ce que tu peux nous en raconter ?
AN : Pour resituer les choses, il faut savoir que Mayotte est devenue un département français d’outre-mer officiellement depuis 2011. Il y a eu la création d’une identité fantasmée, purement artificielle, qui est l’identité mahoraise. Cette identité mahoraise fait que Mayotte s’est coupée des autres îles de l’archipel des Comores. Certains Mahorais, à partir de cette « identité mahoraise » - création pourtant si récente -, considèrent que les habitants de ces autres îles venant à Mayotte sont des « clandestins », des étrangers. On assiste d’ailleurs régulièrement à des chasses aux Comoriens à Mayotte, à des « décasages ».

Du point de vue des relations homosexuelles, il y a eu un mariage qui a eu lieu peu de temps avant que j’arrive là-bas, en 2013 si je me souviens bien, mais c’était un mariage entre un métropolitain et quelqu’un venant de Cuba. En tout cas, c’est une chose qui ne semble pas possible pour des Mahorais ou des Comoriens en général. D’abord parce que ce qui n’est déjà guère envisageable c’est le coming-out, vivre au grand jour une forme de relation homosexuelle. Marginalement, ça commence un peu à exister à Mamoudzou, qui est le chef-lieu, mais ceux qui le font doivent être psychiquement assez solides pour pouvoir l’assumer parce que ça entraîne souvent un certain isolement. C’est quelque chose qui ne se dit pas, ne se montre pas.

Mais il se passe néanmoins un grand nombre de choses du point de vue des relations entre personnes de même sexe. Seulement, elles ne sont pas visibles. Il n’y a pas de lieu de rencontre spécifique, par exemple. D’une certaine manière, ça évacue largement la question dite de « l’orientation sexuelle ». Des rencontres peuvent se faire sans qu’on ne sache rien de la supposée « orientation sexuelle » de l’autre. Ça peut déboucher sur quelque chose, ou pas. Et même quand ça ne débouche sur rien, c’est la plupart du temps d’une grande douceur, ça se passe sans drame – du moins, j’imagine, quand le groupe n’est pas témoin de la proposition. Il y a des choses qui se réalisent, mais tout se joue d’une manière tout à fait discrète. Je trouve que ça produit une grande liberté parce qu’en même temps, on n’est pas obligé d’assumer publiquement une relation, si on n’a pas envie d’en parler.

Certains vont dire "on n’a pas la liberté d’en parler en public". D’accord. Mais si les Mahorais et/ou les Comoriens ont envie d’autre chose, ce sera à eux d’en exprimer le désir, à leur manière, mais pour l’instant ce n’est pas le cas – et cette absence effective de coming out, ici, ne me semble en rien synonyme d’une absence de liberté réelle.

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