Macron, comme Bonaparte et De Gaulle avant lui, cultive un « rapport instrumental à tendance autoritaire » à la Constitution, « parfois pervers narcissique, de sujet à objet ». Il partage avec eux le goût pour « l’appel direct au peuple, via la dissolution et le référendum, l’obsession des pleins pouvoirs, le refus de l’existence d’un Premier ministre, son sabotage même, le mépris pour le Parlement, mais aussi la tentation permanente du coup d’état, l’arrogance de croire que le cas échéant, en raison d’une destinée providentiel, le Grand Homme saurait être absous par le suffrage universel et par l’Histoire ». De même que Bonaparte a justifié son coup d’État du 2 décembre 1851 par le résultat du référendum postérieur qui lui délègue les pouvoirs pour établir une nouvelle constitution – à plus de 90% ! –, De Gaulle obtient les pleins pouvoir pour « abroger, modifier ou remplacer les dispositions législatives en vigueur » et réviser la Constitution de la IVe République par décret, en juin 1958, par une loi composée d’un seul article. Il présentera finalement un nouveau texte puis, en 1962, il recourra à un référendum, sans soliciter l’accord du Parlement, et donc en violation de la nouvelle Constitution, pour se consacrer Président élu au suffrage universel direct. Comme ses prédécesseurs, l’actuel président de la République, qui annonça d’emblée ses ambitions « jupitériennes », dispose d’une certain capacité de pleins pouvoirs. De plus, il a dissous l’Assemblée le 9 juin 2024, sans procéder aux consultations imposées par la Constitution.
Or, Hans Kelsen, « le père du positivisme juridique », affirmait que la Constitution est au sommet d’une « pyramide des normes » et qu’une norme non conforme à une norme supérieure est invalide. Dès lors, la Constitution peut-elle être violée sans sanction ? Une réponse « réaliste » soutient qu’elle est avant tout ce qu’en font ses « interprètes authentiques ». Carl Schmitt défendait une théorie « décisionniste » selon laquelle la norme juridique est toujours fondée sur une décision politique qui est un pur rapport de force et ne répond à aucune norme : « souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet » (« est souverain celui qui décide de l’exception »).
Dans Principes de la philosophie du droit, Hegel écrivait que « chaque peuple possède la constitution qui lui est appropriée et qui lui revient ». En 1989, Francis Fukuyama proclamait « la fin de l’histoire », avec la Constitution des États-Unis pour horizon final du monde, « l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ». Eugénie Mérieau reprend rapidement le « récit mythologique de l’avènement du consensus libéral-démocratique », « relation houleuse et passionnée » entre les idées libérales et les idées démocrates, depuis que Rousseau proposa de donner la souveraineté au peuple législateur et Locke de la confier au gouvernement représentatif. En France, la Constitution de la Ve République est considérée comme « horizon indépassable ».
Pourtant, d’autres juristes ont décelé une forme cyclique de cette histoire, alternant temps de « gouvernement d’assemblée », temps de régime dictatorial ou autoritaire, puis temps de régime parlementaire de synthèse.
L’auteur explique comment le texte de la Ve République est « formellement parlementaire » mais « dans la pratique, présidentialiste », « en quelque sorte modifié informellement […] par [l’]interprétation » du Général de Gaulle, puisque le chef de l’État dispose de « pouvoirs propres » (dissolution, référendum, pleins pouvoirs et nomination du Premier ministre, seul responsable devant le Parlement), dispensés de contreseing ministériel et préside le Conseil des ministres, à rebours de toute la doctrine et la théorie du régime parlementaire.
En 1936, Boris Mirkine-Guetzévitch propose le qualificatif de « parlementarisme rationalisé » pour définir la Constitution de Weimar qui était « innovante, extrêmement démocratique, mettant en place le suffrage universel – vraiment universel, le droit de vote aux femmes aussi ! –, mais aussi le référendum », et établissait un authentique « dualisme ». En 1954, un autre constitutionnaliste, René Capitant, dresse le constat de l’échec du parlementarisme rationalisé qui n’a pas fonctionné et a été complètement balayé par l’autoritarisme dans toute l’Europe centrale et orientale. Eugénie Mérieau en conclut que « le droit constitutionnel n’est pas une science exacte, surtout pas une science permettant l’ingénierie politique et sociale ». Pourtant, « l’idée folle selon laquelle on peut créer la démocratie par le droit perdure ». Pour « reparlementariser » la Ve République, il suffirait supprimer les pouvoirs propres du président de la République et son élection au suffrage universel direct. Cette distinction en deux catégories a été élaborée au XIXe siècle pour modéliser la différence entre le Royaume-Uni et les États-Unis. En théorie, une constitution sert, en régime autoritaire comme en régime démocratique, à assurer une forme de sécurité juridique, en établissant la répartition des pouvoirs, mais beaucoup « manquent cruellement de clarté en ce qui concerne la répartition des compétences ».
Elle reprend ensuite rapidement ce qu’elle a longuement développé dans GEOPOLITIQUE DE L’ÉTAT D’EXCEPTION – indispensable pour qui s’intéresse à ces questions ! – : en France, Royaume-Uni et aux États-Unis, la constitution a été pensé, historiquement, comme conceptuellement, à partir de la possibilité de sa suspension. En juillet 1791, la loi contre les attroupements, dite loi martiale, l’une des premières adoptées par la Constituante en 1789, est utilisée pour fusiller les manifestants pacifistes et s’assurer que le processus constituant n’irait pas trop loin dans la révolution. Elle rappelle aussi comment la Ve République est née de l’état d’urgence colonial algérien et montre combien la Cour constitutionnelle se montre complaisante vis-à-vis de la mise en œuvre de l’état d’urgence, en France, comme en Israël et en Thaïlande, en lien avec une « “identité constitutionnelle“ émergente définie de façon de plus en plus religieuse et militante – laïque, juive et bouddhiste respectivement –, ayant en commun d’exclure les musulmans auxquels est appliquée de facto et dans une moindre mesure de jure un régime juridique dérogatoire à l’État de droit ». «
Le juge constitutionnel ne remplit pas son office, sauf à considérer que plutôt que d’agir comme antidote à l’état d’urgence, son rôle est dès le départ d’être son alibi. »
L’auteur revient ensuite sur une idée reçue, qui remonte à Montesquieu, selon laquelle le despotisme serait le régime naturel de l’Orient, tandis que « l’État de droit, la séparation des pouvoirs et la démocratie seraient la marque distinctive et le monopole perpétuel de l’Occident ». Elle rappelle toutefois que s’il établissait ce constat, dans Les Lettres persanes puis L’Esprit des Lois, c’était en comparant la Chine et le Royaume-Unis, et surtout pour dénoncer la monarchie absolue de la France, plus semblable à la Chine. Alors qu’aujourd’hui la totalité des pays du globe sont dotés d’une constitution, certains pour échapper à la colonisation, d’autres pour être admis comme État au sein du concert des nations, cette distinction est encore soutenue, au prétexte que beaucoup ne seraient que « nominales », de simple bouts de papier définissant une « séparation souple » des pouvoirs, ou « sémantiques », ne posant aucune limite. « Ce qui différencie les régimes autoritaires – les autres – des régimes démocratiques –, ce serait donc cette fameuse séparation des pouvoirs, doctrine attribuée à Montesquieu » – qui n’a jamais utilisé ce terme – : le parlement légifère, le gouvernement exécute et le judiciaire juge. Pourtant, depuis la Première Guerre mondiale c’est bien le gouvernement qui désormais légifère, et l’indépendance de la justice n’est ni générale ni absolue. Eugénie Mérieau détaille les articles de la constitution de la Ve République qui permettent de contourner cette séparation, qu’elle juge « à peu près aussi fictionnelle qu’en Chine ».
C’est bien entendu dans les États-Unis de Trump qu’elle trouvera la preuve définitive, s’il en était encore besoin, que le droit n’est pas « l’ingénieur du social » ni le droit constitutionnel « l’instrument de la démocratie ». La Cour suprême ne protégera rien.
En conclusion, Eugénie Mérieau soutient qu’il est nécessaire d’abandonner l’illusion qu’on ne peut faire mieux que la démocratie représentative. Elle mobilise Walter Benjamin (voir : CRITIQUE DE LA VIOLENCE) qui évoquait la violence fondatrice du droit, pour imaginer que l’Assemblée générale des Nations unies se déclarait constituante afin d’établir une société égalitaire, avant de reprendre sa métaphore initiale : « la bonne constitution, c’est attacher Ulysse au mât du Calypso pour qu’il ne succombe pas au chant des Sirènes ».
Le souci de la concision pour contenir son propos dans le format imposé par cette excellente collection – sorte de nouveau Que sais-je ? conceptuel – aura incité Eugénie Mérieau à se mettre en scène pour incarner son propos. Si nous avons tenté d’en rapporter ici l’essentiel, notons qu’elle présente en effet chaque chapitre dans le cadre d’une expérience professionnelle (cours, conférence ou entretien), ce qui lui permet d’introduire une dimension dialogique et de montrer les résistances, notamment universitaires, face à ses analyses, malgré une argumentation bien entendue extrêmement solide. Un grand morceau de bravoure et un pavé dans la mare !
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier