Conduites en état d’ivresse

« Dans le judaïsme, la justice ne peut consister qu’en un indéfini report de l’exécution d’une sentence rendue. »
Benjamin Lévy

paru dans lundimatin#477, le 27 mai 2025

La tentation messianique a donc très tôt été identifiée par [Gershom] Scholem comme ce qu’il fallait à tout prix comprendre, le cœur même du judaïsme le plus vivant, la clef de sa survie problématique, et à la fois comme ce à quoi il fallait décidément résister. Plus le regard de Scholem débusque les convulsions les plus irrationnelles de la spiritualité juive [...] et plus il se fait froid, lucide, acéré ; plus sa critique est sans complaisance, et plus ses explications sont claires et rationnelles.

 Marc de Launay, préface à Gershom Scholem, Sur Jonas. La Lamentation et le judaïsme

 Depuis quelques années, dès qu’une personne identifiée comme juive entame une dynamique d’introspection – ce qui immanquablement l’amène à se confronter à certains sentiments de culpabilité d’ordre chaque fois singulier et unique – il s’en trouve d’autres pour la qualifier d’antisémite. Le juif introspectif est antisémite. Il se hait. Si tant est qu’un juif se trouve en psychanalyse, il se trouve à coup sûr antisémite.

 La religion, décidément, Karl Marx avait raison de le souligner, est l’opium du peuple. J’avais jusqu’à présent toujours pris cette formule pour une métaphore. Mais bien sûr que non ! Elle est littérale.

 Redevenu bigot après quelques décennies passées dans les lumières d’une saine incrédulité, une importante partie du monde reconnu comme juif me semble défoncé au messianisme. Il existe dans les commissariats des cellules de dégrisement où l’on place les poivrots qui doivent cuver leur vin ; mais ne serait-ce qu’en France, s’il fallait poursuivre la conduite en état d’ivresse messianique, la place risquerait de manquer, tant sur les réseaux sociaux les drogués, les saoulards, les toxicos et les shiteux se bousculent pour obscurcir chaque jour davantage la nuit de l’obscurantisme.

 L’alcoolique joue à cache-cache avec ses bouteilles planquées dans les placards (car il croit ainsi les perdre) mais aussitôt retrouvées avec fébrilité. Tant que le jeu de cache-cache avec la substance toxique continue, le massacre se poursuit. Et si l’on jouait à d’autres jeux ?

 

***

 L’État d’Israël est en passe de devenir, sinon est déjà devenu, un État paria, quelque chose comme la « zone d’intérêt » dont parle le récent film de Jonathan Glazer. L’idéologie messianiste des Ben Gvir et consorts, à laquelle se surajoute l’impossible deuil des victimes du 7 octobre, entretenu à coups de tourisme macabre, y a crée une mentalité obsidionale – si typique des zones qui se perçoivent en état de siège (parfois à tort, parfois à raison, et parfois un peu des deux, selon les subtilités du contexte).

De là découle la violence des attaques subies par les personnes juives porteuses d’une voix critique à propos de ce qui s’« y » passe. Il leur est rétorqué par ceux qui « y » vivent :

 

Puisque tu ne vis pas ici, avec nous, tu ne peux rien comprendre. Viens d’abord habiter avec nous, ensuite on pourra causer. 

 Suis-nous, sois « nous » et ensuite on causera ! Pendant ce temps-là, en France, légitimement horrifiés par l’intolérable montée de l’antisémitisme, certains affirment : « Nous vivrons  ». Ils ont raison. Mais qui est ce nous ? Nous, nous, nous, nous et nous. Et les autres ? On s’en fout ? L’important serait-il d’être torchés ensemble ?

Les autres n’ont pas le droit de parler, tout juste de crever ou de se taire, acceptant la censure, l’autocensure, le bâillon. Silence, on tue.

Des attaques proches de celles subies aujourd’hui par les voix discordantes, je les ai subies en 2022, suite à la sortie d’un livre – dans son introduction, je revendiquais mon attachement au « progressisme » – publié à l’exacte période où le terme de « woke » s’était mis à germer partout dans les médias. Cela m’a pris deux ou trois ans, mais je me suis endurci. Alors bienvenue au club, pour ceux qui essuient les postillons des pochetrons pour la première fois.

Pas question de minimiser pour autant l’atrocité des événements qui, visant les juifs, sont bel et bien atroces, depuis les massacres du 7 octobre 2023 jusqu’au double meurtre survenu à Washington le 23 mai 2025. J’ai été le premier glacé par les délirantes mises en scène du Hamas ne rendant des otages israéliens, durant le cessez-le-feu du premier trimestre 2025, qu’après les avoir fait participer à des mises en scène insensées de cruauté et, disons-le, de connerie.

Pourtant, je me demande quand finira l’ivresse idéologique, religieuse, messianiste, qui fait de Gaza une terre immémoriale des tribus juives, croyance sous-tendue par des références à quelques promesses bibliques et récits pleins d’imagination. (Attention, scoop : je tiens l’Ancien Testament pour une fiction, même si peut-être basée ici et là sur de microscopiques bribes de faits réels invérifiables, de toute manière transformés par leur mise en récit). Dans l’ivresse, qu’importe la différence entre rêve et réalité, les phénomènes dansent la java. Celle des bombes atomiques, bientôt, avec l’Iran ?

Addiction religieuse, ivresse de la promesse biblique, saoulerie du récit, enivrement de la puissance, beuverie de la croyance, orgie technologique. Les ivrognes ne savent pas comment se dégriser. Un jour, certains diront peut-être : « Mais non, je n’étais pas ivre. Je n’y ai jamais cru. » Tu parles… Il faudra bien finir par consentir à un peu d’introspection.

Il est possible que je m’abstienne de célébrer la fête de Hanoukka à la fin de cette année. Je suis peu pratiquant, incroyant, mais Hanoukka fait partie du peu de repères que mes filles possèdent en matière hébraïque. Si hélas les récits mémoriels – tels ceux qui sous-tendent cette fête commémorative – se transforment avec tant de facilité en imaginaires criminels, peut-être choisirais-je de renoncer aux commémorations.

***

Voici près de dix ans, roulant vers la petite agglomération de Tulette, dans la Drôme, une pensée m’est venue. Il faut dire qu’à Tulette habitait l’une des rares personnes encore vivantes à avoir traversé dans la région, en clandestinité, la Seconde guerre mondiale. Ma grand’mère paternelle, avec une bonne partie de sa famille (cousins, cousines, oncles, tantes) avait passé cette époque cachée non loin de là, à Nyons. Conduisant donc l’auto que j’avais empruntée à mes parents, sur la route en ligne droite qui nous amenait, ma compagne et moi, vers le domicile de « Max de Tulette » (comme il était désigné dans ma famille pour le distinguer des autres « Max »), j’ai réalisé soudain que l’on ne devrait pas trop s’étonner que les juifs d’Europe, détruits à 60% en 1945, aient encore un souvenir vivace, huit décennies plus tard, des événements. Si, demain, vous massacriez 60% des habitants de n’importe quel pays d’Europe, croyez-vous que les 40% de survivants, avec leur descendance, continueraient de s’en souvenir dans un siècle ? Pour sûr que oui.

Mieux vaudrait s’en souvenir. Si l’on croit que certaines politiques seront oubliées, que le négationnisme actuellement à l’œuvre, les diversions, les mensonges, les faux-semblants, les illusions, suffiront à tenir la distance, et qu’un coup de torchon emportera les derniers trouble-fête, que l’on se détrompe.

Certes, l’Allemagne de l’après-guerre a bien réussi économiquement. L’Afrique du Sud d’après l’Apartheid reste, malgré les coupures de courant, l’un des pays les plus prospères (sinon le plus prospère) de son continent. La Turquie, en tant que nation, s’est remise de la destruction de la civilisation arménienne qui germait autrefois sur une vaste partie de son territoire. Le Rwanda aussi, aux dernières nouvelles, est florissant. Et le Cambodge ? Ça va pas trop mal. Par malheur, ce ne sont là que de pures données statistiques.

Dans l’Allemagne d’après-guerre, il y avait deux catégories : les effondrés malheureux d’un côté, les toxicos reclus de l’autre, encore accrochés à leur dose de perversion, mais chacun pour soi et chacun dans sa bulle. À l’ouest, dans les régions durablement occupées par les armées alliées, la musique rock’n’roll et le Coca Cola importés à hautes doses afin de damer le pion au – désormais ennemi – monde soviétique n’apportaient qu’un tiède réconfort. Les générations suivantes ont dû composer avec un peu d’introspection, et pour peu que celle-ci s’efface, drrrriiiing, les néo-nazis de l’AfD sonnent à la porte. Coucou !

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Tant que dure la colère, le chemin de l’introspection reste bloqué. La colère aveugle. Sans métaphore. On est ivre de rage et de colère. Sans métaphore. L’ivresse de la colère mène tout droit à celle de la vengeance, qui elle-même débouche sur l’ivresse des récits triomphalistes. Colère, vengeance, triomphalisme : une triplette classique des conduites en état d’ébriété idéologique. Il nous faudrait un Rabelais pour le dire mieux que je ne le peux.

Quand nous étions enfants, ma mère nous berçait, mon frère, ma sœur et moi, en chantant diverses chansons, parmi lesquelles une seule et unique – Sim Shalom – paraissait évidemment être un chant, un cantique en hébreu. Plusieurs années plus tard, aux éclaireurs israélites (les EEIFs ou, pour les impétrants, les « scouts juifs ») j’ai retrouvé ce chant – une prière, et plus précisément encore une bénédiction – entonné lors de la brève cérémonie mettant fin à la journée de shabbat, le samedi à la tombée de la nuit. Je suppose que ma mère, que par ailleurs tant d’aspect sexistes et rétrogrades du judaïsme révoltaient, l’avait gardée en sa mémoire depuis son enfance, et sans le moindre doute la douceur de sa mélodie invitait-elle à en faire une berceuse.
 

Sim shalom tovah ouverachah chen vachesed verachamim aleinou ve’al kol Yisrael ammecha.

Accorde-nous la paix, la bonté, la bénédiction, la grâce, la compassion et la miséricorde à nous et à tout Israël, ton peuple

Dans son commentaire sur le livre de Jonas, Gershom Sholem souligne que, dans le judaïsme, la justice ne peut consister qu’en un indéfini report de l’exécution d’une sentence rendue. S’il est nécessaire d’émettre un jugement, il est juste de suspendre l’exécution de la peine, sans quoi il n’y aurait aucune différence entre les lois de la nature et l’application d’une justice dès lors privée de boussole tant morale qu’éthique. Le personnage biblique nommé Jonas, surtout célèbre pour l’épisode où une baleine le gobe rond, commet l’erreur de croire que la justice se réduit à l’exécution d’une peine. Le récit qui met en scène ses tribulations expose la façon dont il sera, en fin de compte, détrompé.

Le messianisme des gouvernants israéliens veut à tout prix faire coller les lois de la nature aux cheminements de la justice. S’il est juste de punir comme la pluie tombe, si la colère est sainte et que la vengeance qui en découle est sacrée, si le triomphalisme lui-même est pris pour un verdict, la justice n’est plus qu’une question de moyens techniques, de propagande politique, de force brute et de rapports de pouvoir. Comme dans les formes les plus archaïques de la superstition messianique (celle de Sabbataï Tsevi qu’étudia aussi Gershom Scholem), la transgression de tous les interdits se change en voie royale pour assurer la rédemption.

***

L’une des énigmes qui m’a, au cours de ces derniers mois, le plus interrogé, a été la disparition de l’interdit du mensonge (politique), du meurtre (indiscriminé) et du vol (de terres), autrement dit l’absence contrainte, quasi complète – dans les fatras de religiosité dégoulinante qui envahissent une scène chargée de kitsch à n’en plus vouloir – de référence possible aux dix paroles mosaïques (les dix « commandements »). Vous savez bien, ces dix vieilleries qui proclament « Tu ne tueras point », et aussi « Tu ne feras point de faux témoignage », par exemple.

Il me semblait pourtant que, si un groupe humain pouvait avoir à cœur de conserver quoi que ce soit dans la vaste braderie cosmique, c’étaient bien les juifs avec leur décalogue. Qu’était-il arrivé ? Cette question, posée, m’a animé un moment.

Au demeurant, je ne peux donner tout à fait tort à celles et ceux qui me présentent comme lacanien. Je le suis au moins un petit peu sur les bords. J’y viens donc sans me sentir trop gêné aux entournures : dans son séminaire L’Éthique de la psychanalyse, Jaques Lacan présente les dix paroles (les dix dits « commandements ») en ces termes,

ils ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible.

Le discours idéologique fonctionne d’autant mieux qu’il se veut autonome. Il se passe de référence à ce qui diffère de lui. Il est incestueux : tel est le sens explicite du commentaire proposé par Lacan. Mais la parole, elle, ne se suffit jamais. Elle n’a aucune réponse définitive aux questions. Il lui faut un point de repère hors d’elle-même. Un, ou plusieurs. Dix ? Le premier des « commandement » énonce :

Je suis l’Éternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte, la maison d’esclavage

Et très lacaniennement je lis : c’est le langage seul, le langage dont l’on use pour témoigner, qui émancipe et désaliène. Que l’on aime ou que l’on haïsse ce que l’on dit. Que l’on s’aime ou que l’on se haïsse en le disant. Que l’on aime ou que l’on haïsse ceux qui entendront et peut-être répondront, « réagissant » en retour. Rien de cela n’importe. Ni l’amour ni la haine du langage, du locuteur, des destinataires, des réponses, n’ont à entraver le travail du témoin, qui en retour est convoqué, mais ne peut se croire ni juge, ni avocat, ni procureur, ni bourreau, ni accusateur ni même accusé.

Le témoin est convoqué à témoigner. Qu’il témoigne. Si un jugement est requis, ce n’est pas le témoin qui le prononcera, et l’on ne sait même pas à l’encontre de qui ; quant à l’exécution de la sentence, elle pourra se voir indéfiniment reportée. Ainsi va la justice, si du moins elle ne se confond ni avec l’idéologie ni avec les lois de la nature, qui font bouillir l’eau à 100°.

***

Un midrasch (un enseignement talmudique) indique que le personnage biblique de Job, cet infortuné prophète ayant tout perdu – enfants, richesses et statut – sans comprendre pourquoi, avait été dans un chapitre précédent de sa vie un ministre du Pharaon d’Égypte. La tradition talmudique précise que le ministre Job se serait abstenu de prendre la parole quand son big boss de Pharaon eut décrété que seraient mis à mort les aînés, premiers-nés des familles hébreu asservies.

Job, dans une étape antérieure de sa biblique vie, aurait-il consenti au légendaire génocide des hébreux esclavagisés en Egypte, et ceci en se taisant ? Non. Il n’a forcément été d’une complaisance active.

Il me semble que la simple absence de parole, le silence – même exempt de soutien – donc le fait de se taire, de ravaler ses objections, ses réticences, par peur de perdre un statut de ministre dans la maison Pharaon ou ailleurs, suffisent à préparer des après-coup désastreux.

Dans l’après-coup de son silence, Job fut frappé par un malheur venu d’il ne savait où. Un série de malheurs inexpliqués le ruina. Ses lamentations résonnèrent dans le vide, et ses amis – comme Jonas – crurent que la justice suivait le cours des lois de la nature ; ils dirent que si Job avait été plus pieux, il s’en serait mieux sorti. Mais non ! Le récit de Job est là pour affirmer que l’observance obsessionnelle, scrupuleuse, minutieuse, rituelle des prescriptions de la piété à courte vue n’a aucune importance.

 Job, simplement, aurait dû parler.

Benjamin Lévy

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