Comment applaudir de manière sélective selon des critères ethniques ?

(Défi pour une représentante politique allemande)

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

Lors de la Berlinale, le prestigieux festival de film international, un « nous » israélo-palestinien s’est exprimé et a été acclamé par le public. Le « nous » germano-national a été offensé et s’est déchaîné.

Un discours officiel, plutôt une idéologie totalitaire, ne tolère plus rien à côté d’elle depuis le 7 octobre en Allemagne. Cette idéologie, qui s’articule autour d’une définition de l’antisémitisme décrétée par l’Etat, où il s’agit avant tout d‘associer avec toute la violence discursive (et la bêtise crasse) la critique de la politique d’Israël et l’antisémitisme, est omniprésente en Allemagne depuis des années. Et ce non pas parce que les médias, la politique et la société, et en particulier le monde universitaire, seraient contraints de se soumettre à un tel bullshit cruel, mais parce qu’ils le font volontiers, dans une obéissance complaisante et anticipée.On a eu ça déjà, non ?

Depuis des années, des maisons, des écoles, magasins sont démolis dans la région du village de Masafer Yatta (près d’Hébron), les Palestinien-ne-s qui y vivent depuis de nombreuses générations sont expulsés par Israël à des fins de colonisastion et, évidemment, en violation du Droit International – rien d’exceptionnel dans les territoires palestiniens occupés. Depuis le 4 mai 2022, date à laquelle la Cour suprême israélienne a également donné son feu vert à l’installation d’un camp d’entraînement de Tsahal dans la région, la campagne d’expulsion est passée à la vitesse supérieure. [1]

Durant toutes les années qui ont précédé et suivi, les habitants de Masafer Yatta ont protesté, pratiqué le « soumout » [2] : ils ont persévéré tant qu’ils ont pu malgré les conditions et les dangers, s’accrochant avec ténacité à leur vie dans le village, sur leurs terres. Deux d’entre eux - Basel Adra et Hamdan Balal - ont documenté ce quotidien ainsi que les agressions de l’armée d’occupation et ont posté leurs photos et vidéos sur les médias sociaux.

À un moment donné, deux journalistes israélien-ne-s les ont rejoints : Rachel Shor et Yuval Abraham. Les quatre se sont liés d’amitié, ont discuté intensément et ont développé ensemble l’idée d’un film. Celui-ci devait s’appuyer sur le riche matériel de Basel et Hamdan, mais ils devaient en outre être filmés en train de se documenter. Cela n’augmenterait pas seulement la crédibilité des images - cela montrerait également les conditions de travail extrêmes des journalistes palestiniens [3] dans les territoires occupés.

C’est ainsi qu’est né le documentaire No Other Land, dont la première a eu lieu lors de la 74e Berlinale. Le jury, majoritairement non-allemand, lui a décerné deux prix pour le meilleur documentaire. Le public, pas trop allemand non plus, a applaudi avec enthousiasme lors de la remise des prix, après que le réalisateur Adra et le coréalisateur Abraham se soient exprimés ensemble sur le pays dans lequel ils allaient retourner peu après.

Et, comme souvent ces derniers temps, il fallait s’y attendre : ces étrangers ! On leur ouvre généreusement notre pays et on le met à leurs pieds, surtout la capitale, pour qu’ils-elles y insufflent l’ambiance d’une métropole mondiale de l’art et de la culture - et voilà le résultat ! Ils nous importent leur antisémitisme !

Alors, doucement. Voyons : Qu’est-ce qui a été applaudi par le public de la Berlinale ? Qu’a dit le Palestinien, qu’a dit l’Israélien, alors qu’ils étaient proches l’un de l’autre, formant manifestement un ’nous’ ? Sur quoi l’équipe israélo-palestinienne s’était-elle mise d’accord ? Que voulait-elle communiquer, ce ’nous’, compte tenu de l’objet du film et du fait qu’elle se trouvait en Allemagne ?

Basel Adra, le réalisateur, l’air grave, tout comme son collègue israélien, salue le public. Leurs épaules se touchent pendant qu’il parle.

Ils (les lauréat-e-s) sont heureux d’être ici et reconnaissant-e-s. Pour la communauté de Masafer Yatta, son village natal, c’est le premier film depuis des années. Le village a été dévasté par l’occupation brutale. « Je suis ici pour célébrer le prix, mais en même temps, c’est très difficile pour moi, alors que des dizaines de milliers de mon peuple sont massacrés par Israël à Gaza, que Masafer Yatta, mon village, est rasé par les bulldozers israéliens. Comme nous sommes à Berlin, en Allemagne, je demande ici à l’Allemagne une chose : respecter les appels de l’ONU et ne plus envoyer d’armes à Israël. »

Le public applaudit et Yuval Abraham s’approche du microphone. Son visage est grave, lui non plus n’a pas envie de faire la fête lorsqu’il commence : « Nous sommes ici devant vous, du même âge, moi israélien, lui palestinien. Et - ’ il hésite, comme sous un poids accablant qu’il s’apprête à prononcer - »dans deux jours, nous retournerons dans un pays où nous ne sommes pas égaux« . Il explique la monstruosité : »Je jouis de droits fondamentaux. Basel vit sous la loi militaire. Nous vivons à 30 minutes l’un de l’autre. Je peux voter, Basel non. Je suis libre de me déplacer n’importe où et n’importe quand dans ce pays. Basel est enfermée comme des millions de Palestinien-e-s. Dans la Cisjordanie occupée. C’est l’apartheid entre nous. Cette inégalité doit cesser ! Et nous nous demandons comment mettre fin à l’occupation, comment parvenir à une solution politique. Nous n’avons pas vraiment de réponse. Mais je pense qu’une réponse pourrait être que les gens se lèvent enfin - effectivement !« Selon lui, il y a dans cette salle un certain nombre de personnes influentes. Yuval Abraham les inclut dans ce »nous« qui a des responsabilités communes et qui doit les assumer : ’Nous devons obtenir un cessez-le-feu. Nous devons exiger une solution politique pour mettre fin à l’occupation ».

Et qui applaudit en souriant avec toustes les autres ? – La ministre d’État de la Culture et des Médias ! Elle est assise au premier rang bien sûr et maîtrisant bien sûr l’anglais - et se fait prendre en flagrant délit par la Bild-Zeitung [4], c’est-à-dire en train d’approuver des ’propos antisémites’. C’est en tout cas le cri général des médias allemands, des représentant-e-s officiel-le-s et inofficiel-le-s pour „la lutte contre l’antisémitisme“, du Conseil Central des Juifs, etc. etc. Claudia Roth n’a pas tardé à s‘expliquer : ses applaudissements étaient destinés au journaliste et cinéaste juif israélien Yuval Abraham. Ce qui signifie : pas à la partie palestinienne du "nous" qui s’était exprimée. La ministre l‘efface d’un revers de main. Il n’existe pas. Annulé par une ministre allemande.

Peut-on être encore plus nettement raciste ?

Et la question s’impose : Une personne, une société est-elle armée pour faire face à l’antisémitisme lorsqu’elle propage ouvertement d’autres formes du racisme ? Une telle société – qui garde le silence face à un tel racisme officiel ou le soutien de plein gré – et une telle élite politique, ont-elles autre chose à opposer à une droite xénophobe que des manifs sympas, pleines de complaisance ?

Mme Roth n’a pas seulement effacé la voix palestinienne mais a également fait du tort à la voix juive israélienne du "nous", à laquelle elle vouait tout son dévouement sourd et aveugle, en la déformant, en l’instrumentalisant, en la privant de son intention, en l’arrachant au ’nous’ israélo-palestinien dont Basel Adra et Yuval Abraham se réclament. Non, Yuval n’avait pas du tout exprimé l‘insipidité qu’elle lui a mise dans la bouche après coup pour justifier ses applaudissements. Il ne s’était pas prononcé vaguement et sans engagement "pour une solution politique et une cohabitation pacifique dans la région", bien au contraire - voir ci-dessus.

Et c’est pour ce que les médias allemands et l’élite politique allemande ont fait de ses déclarations qu’il a payé le prix en Israël : il est à noter que ce n’est pas pour ce que lui et son partenaire palestinien Basel Adra avaient dit. Ce genre de critiques est courant en Israël.

Yuval Abraham avait initialement prévu de rentrer en Israël le lendemain de la cérémonie de clôture, mais lorsqu’il a reçu des menaces de mort et appris que les médias israéliens de droite avaient repris les propos incendiaires des médias et des politiques allemands et qu’une foule d’extrême droite l’attendait chez lui, il s’est ravisé et a retardé son retour.

Il a déclaré au Guardian que l’Allemagne transformait un terme, l’antisémitisme, en une arme pour faire taire les Palestiniens et les Israéliens qui critiquaient l’occupation et utilisaient le mot ’apartheid’. Selon lui, cela vide complètement de son sens le terme qui est censé protéger les juifs et les juives. Et d’ajouter : "Basel vit sous occupation et l’armée ou les colons peuvent se venger de lui à tout moment. Il est en bien plus grand danger que moi". [5]

Sophia Deeg

[2Soumout : arabe pour la persévérance, l’attachement à ses droits comme forme de résistance de la société civile palestinienne

[3Les journalistes, notamment palestinien-e-s, qui travaillent en Cisjordanie ou à Gaza sont souvent pris pour cible par Tsahal. Un cas marquant est celui de Shireen Abu Akleh, qui a été mortellement touchée par une balle israélienne le 11.05.2022  : https://apnews.com/article/middle-east-jerusalem-israel-journalists-west-bank-88d1a497cb235500151b77b0eb3b38dc ; selon le CPJ, une centaine de journalistes ont déjà trouvé la mort dans la guerre contre Gaza jusqu’au 8.3.24 : https://cpj.org/2024/03/journalist-casualties-in-the-israel-gaza-conflict/

[4Bild : journal à sensation, de droite ; pro-sioniste sans faille (comme presque tout les média allemands)

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