Pour mon intervention, je suis partie de l’intitulé qui nous réunit : « Circonscrire l’antagonisme, défaire la confusion ». Cet intitulé, je l’appliquerai ici à ce que l’on nomme avec constance, depuis le 20 septembre 2001 et jusqu’à aujourd’hui, la guerre contre le terrorisme, puisque, depuis cette date, et en rupture avec les décennies précédentes, il n’y a plus, de la part de nombre d’États, de terrorisme sans guerre et ce, aussi bien dans le champ de la politique intérieure qu’extérieure puisqu’elle les traverse, les articule. C’est en son nom, par exemple, que le président de la République souhaita, au lendemain du 7 octobre 2023, mobiliser la coalition contre l’État islamique contre le Hamas ; et c’est également en son nom qu’une femme vivant en France depuis 48 ans se trouve sous le coup d’une obligation à quitter le territoire français pour l’Algérie, pays qu’elle ne connaît pas. Elle est, comme d’autres mères ayant envoyé argent ou poussette à leurs enfants partis en Syrie, inculpée de financement du terrorisme [1]. Son fils, né en France, est, lui, après trois mois passés en Syrie auprès des révolutionnaires contre le régime d’Assad entre 2013 et 2014, et 8 ans et demi de prison pour « association de malfaiteur terroriste », déchu de sa nationalité française et en voie d’expulsion vers un pays...qui à ce jour ne le reconnaît pas comme citoyen [2]. C’est qu’en France comme ailleurs, les lois successives élargissent toujours davantage la portée, la possibilité de cette guerre dont l’une des particularités est précisément de combiner, selon ses besoins et objectifs, droit international, droit pénal, droit administratif voire droit des conflits armés.
Les effets toujours plus nombreux et diffus de ladite politique antiterroriste rendent selon moi impératif l’ouverture d’un vaste chantier intellectuel et politique sur ce que, depuis 2001, le mot terrorisme, sa généralisation, son extension, a fait, à la guerre, à la politique, au droit et à la vie des gens puisque les quatre vont de pair. Ce chantier, qui balaierait l’ensemble du spectre de cette guerre, m’apparaît comme une condition si l’on souhaite rendre possible la constitution d’une prise politique à même de mettre à distance le champ de la peur et de la menace que la guerre contre le terrorisme entend instituer toujours plus amplement – une peur dont le maniement, dit Thomas Hobbes, est une condition de la loi et de l’exercice de la souveraineté. Le principe de ce chantier pourrait se dire ainsi : pour défaire la confusion, il faut commencer par défaire l’antagonisme. Déposer en quelques sortes l’antagonisme, comme on le dit d’un meuble ou d’une serrure afin d’en mieux saisir l’ensemble des termes comme leurs articulations.
Comme il ne saurait être ici question de déployer ce chantier, je me contenterai de suivre une première piste de réflexion portant sur les transformations du traitement, par les États, de l’antagonisme terroriste à partir de 2001. En effet, si j’ai donné la date du 20 septembre 2001, c’est que ce jour-là est celui où George W.Bush, dans le cadre de son discours « Réponse aux attaques terroristes du 11 septembre [3] », commence à forger la doctrine de la guerre globale contre la terreur. Cette dernière sera officiellement abandonnée par Barack Obama en mai 2013 au profit d’action plus ciblées via notamment l’usage des drones. Si je précise ce point, c’est que la guerre globale contre le terrorisme n’est pas une expression flottante qui aurait fini par qualifier, plus ou moins précisément, les guerres américaines de 2001 et 2003. Elle est expressément une doctrine dont le caractère flou – on ne saurait faire la guerre contre une forme de violence – n’a jamais interdit son utilisation. Au contraire, pourrait-on dire, plus un concept ou une doctrine sont confus, plus il est facile de se les approprier.
Le terme de global est ici décisif car, en la nommant ainsi, les États-Unis indiquaient qu’ils mobiliseraient l’ensemble des outils juridiques et guerriers à leur disposition, indiquaient la multiplicité des fronts de cette guerre comme la multiplicité de leurs ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire national. Ils indiquaient en substance que cette guerre serait sans limitation de lieux, de temps, de cibles, d’objectifs, et que ni la victoire, ni la défaite, ni la paix n’en constitueraient la butée. L’essentiel du dispositif de cette guerre s’est construit dans les semaines qui suivent le 11-Septembre puisque : le 14 septembre 2001, le Congrès autorise le président « à user de toutes les forces nécessaires et appropriées » contre les nations, organisations ou personnes ayant commis ou aidé à commettre les attentats. Le 26 octobre, le Patriot Act visant essentiellement le territoire national est promulgué. Le 13 novembre 2001, un décret prévoit l’institution de tribunaux militaires habilités à détenir plus qu’à juger les ressortissants étrangers accusés de terrorisme.
Pour prendre la mesure, par contraste, de ce qui change en septembre 2001 quant au traitement du terrorisme, je ferai un bref détour par son traitement en Allemagne et en Italie durant ce qui s’est appelé Les années de plomb. En effet, au-delà de l’hétérogénéité des situations comme de leur traitement, il existe alors un trait récurrent et partagé : le refus, de la part des États, de nommer la situation comme relevant de la guerre. Dans l’Italie confrontée au terrorisme des Brigate Rosse comme dans l’Allemagne confrontée à celui du groupe Rote Armee Fraktion, les autorités refusent de le considérer comme un antagonisme de type guerrier, soit de concéder à leurs adversaires le statut de combattants et, avec lui, une certaine légitimité politique. Ainsi, aux militants révolutionnaires qui ont fait de l’État leur cible politique, qui se sont déclarés en guerre contre eux [4], les États ont opposé une fin de non-recevoir [5]. On peut même dire, plus largement, et chaque fois pour des raisons différentes, que depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, en Europe, et, de façon exemplaire, sur ce point, depuis la guerre d’Algérie, qu’il y a un refus, de la part des États, de dire la guerre en leur sein. Ainsi, s’il peut y avoir des ennemis que les États pourchassent, séparent, jugent, enferment et isolent du reste de la communauté nationale [6], ils se refusent alors à parler de guerre [7].
En effet, si les membres des Brigades rouges et de la Fraction armée rouge ont été désignés comme des « ennemis d’État » (Staastfeind) [8], ils l’ont été à titre d’adversaires des principes démocratiques fondant l’État ou, selon les termes du décret dit contre les extrémistes paru en Allemagne en 1972, considérés comme des ennemis de « l’ordre constitutionnel fondamental libre et démocratique [9]. » Par conséquent, et malgré cette nomination en termes d’ennemi, ils ont été systématiquement renvoyés au statut pénal de criminels [10]. En Italie, notamment lors de l’enlèvement d’Aldo Moro (1978), les Brigades rouges sont assimilées à « une bande de meurtriers » qui, certes, cherchent à « humilier les institutions » mais qui ne sauraient se prévaloir, une fois arrêtées, d’un statut de « prisonniers politiques » [11]. De même, en Allemagne, les autorités ont toujours refusé que les membres des groupes armés puissent être considérés comme des « ennemis politiques » à part entière. À l’occasion du grand procès de la Fraction armée rouge dit de Stammheim (1975-1977), les quatre dirigeants de la RAF ont beau réclamer leur reconnaissance comme « prisonniers de guerre », ils furent jugés conformément au droit pénal en vigueur pour « meurtres », « tentatives de meurtre » et « formation d’une association criminelle » ; la qualification de « formation d’association terroriste » ne sera introduite dans le droit pénal qu’après ce procès [12].
Ainsi, à la différence d’aujourd’hui, les États nommaient des ennemis sans pour autant se situer dans l’espace de la guerre, y compris dans une période de tensions civiles extrêmement violentes [13]. Ce refus de la guerre peut être analysé comme un refus de l’antagonisme, d’une scission politique intérieure, quand bien même les voies de ce traitement diffèrent selon les traditions nationales et mobilisent des moyens d’exception [14] : la Fraction armée rouge ou les Brigades rouges sont considérées comme des affaires intérieures allemandes et italiennes que les États, défiés, entendent solder. Ce traitement du terrorisme se manifestait par l’affirmation d’une volonté de juger des États : il fallait en quelques sortes que « le droit passe [15] », que l’État « passe » : afin de restaurer son autorité, sa figure d’ordre et de souveraineté, afin de ne plus se laisser « humilier », afin de défaire ses ennemis, non seulement au sens de les empêcher d’agir, mais également au sens où il fallait défaire l’antagonisme, le rapport d’inimitié qu’ils entendaient instaurer : les ennemis de l’État devaient se révéler en simples criminels même si durement châtiés [16]. Si l’on schématise le traitement de la conflictualité politique armée pour cette période, on dira que face à des militants politiques se constituant dans un antagonisme frontal et irréductible avec l’État, ce dernier leur oppose un cadre politique, pénal et judiciaire visant à sanctionner le fait que l’État et la nation ne sauraient avoir d’ennemis en leur sein.
En rupture avec les années 1970, la projection du terrorisme dans l’espace de la guerre promue par l’Administration Bush, fonde le terrorisme depuis un antagonisme guerrier instituant et polarisant l’ennemi dans une altérité si radicale que son élimination est le seul horizon. Cet antagonisme guerrier n’identifie pas un antagonisme politique puisque les djihadistes contemporains, ou supposés tels, ne sont jamais qualifiés d’ennemi d’État ou d’ennemi politique. Au contraire, c’est bien davantage leur dépolitisation qui est mise en avant à la faveur d’une essentialisation religieuse, culturelle ou criminelle. Ils sont des ennemis dans l’espace de la guerre et doivent, à ce titre, être combattus voire abattus et ce même s’ils peuvent, subsidiairement, être jugés. Mais dès lors qu’ils sont présumés terroristes ou, depuis quelques années, suspectés de radicalisation [17], ils sont, les avocats présents aux assises ou en correctionnel le disent, quasiment indéfendables puisque seule compte l’assignation terroriste, soit le nom de l’ennemi annihilant tout autre réel [18].
Plus largement, il n’y a plus, à la différence des années 1970, de vis-à-vis politique explicite entre l’État et eux : qu’il s’agisse de Georges W. Bush au lendemain du 11-Septembre, ou de François Hollande devant le Parlement réuni en congrès le 16 novembre 2015, les États ne considèrent plus que ce sont eux ou leurs institutions, leurs politiques, qui sont visés mais, aux États-Unis, en 2001 « une façon de vivre » et, en France, en 2015, « la France elle-même », voire dit Hollande, notre « vie libre », « notre amour, notre amour de la vie ». Le terrorisme aujourd’hui n’est donc plus considéré comme une contestation radicale de la politique des États mais comme une négation des pays eux-mêmes à partir des valeurs qu’ils incarneraient : le statut du terroriste est passé en quelques sortes de l’ennemi politique relationnel à un ennemi substantiel voire existentiel que l’on ne peut qu’annihiler, militairement ou juridiquement, voire les deux à la fois [19]. Ainsi, là où dans les années 1970, le paradigme punitif se faisait inclusif par le biais du jugement et des procédures judiciaires, les années 2000 placent l’ennemi dans une extériorité juridique et politique telle que, comme le montre le refus du rapatriement des Français internés dans les camps du Kurdistan syrien, il est préférable de tout faire pour qu’ils ne reviennent jamais, soit qu’on les laisse dépérir sur place, soit que l’on demande à l’Irak de les juger [20]. Ou encore, les chasser du corps national via la déchéance de nationalité, y compris pour les personnes nées en France. Plus avant, c’est bien la projection du terrorisme dans la guerre qui rend possible cet ensemble de décisions. En effet, la guerre contre le terrorisme a rendu tout à fait mouvante les séparations constituantes de ce que l’on appelait « la guerre en forme » interétatique, entre politique intérieure et extérieure, entre policier, civil et militaire, entre guerre et crime, guerre et terrorisme, paix et sécurité, ami et ennemi, soit autant de changements ayant, notamment, durablement affecté la figure de l’antagonisme comme de l’ennemi.
Pour conclure, je dirais que si « Circonscrire l’antagonisme et défaire la confusion » me semble difficile et nécessiter le chantier politique et intellectuel dont je parlais, c’est que les antagonismes sont multiples, mobiles, parfois polymorphes et difficilement saisissables. Prospérant sur la confusion, ils sont à l’œuvre sans répit lorsque, par exemple, la première ministre décrète l’exclusion du champ républicain de quiconque qualifie autrement que par le terme de terroriste le supplice des kibboutz. Ou encore, lorsqu’un professeur des universités dénonce à sa hiérarchie l’un de ses collègues en vue sans doute de le faire inculper pour apologie de terrorisme. Je ferais l’hypothèse, un peu confuse à ce stade, que l’omniprésence antagonique ne laisserait finalement pas d’autre choix qu’une alternative entre la guerre ou la guerre. Par conséquent, déposer l’antagonisme et chercher à le politiser m’apparaît comme une possibilité, non pas seulement d’opposer la politique à la guerre mais également de travailler, a minima, à la possibilité d’une alternative entre guerre et paix et donc à réfléchir les termes de cette dernière.
Catherine Hass
Le Consulat, 2 décembre 2023
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