Charpente

ou le récit sensible de nos constructions sur le tracé de l’A69

paru dans lundimatin#401, le 30 octobre 2023

Le 21 et 22 octobre dernier dans le Tarn, plus de 10 000 personnes se sont retrouvées contre la construction de l’A69. Réparti.es en 6 cortèges, les manifestant.es ont multiplié les actions : notamment en installant une ZAD sur une maison de maître expropriée par le concessionnaire à la Cremade, en bloquant la RN126 pour y mettre un faux péage à 17 euros - le prix d’un aller-retour sur la future A69 -, et en investissant les sites des entreprises Carayon et Bardou impliquées dans le bétonnage des terres du Tarn. Reportage.

Automne, octobre...
Pour ce qu’elle vaut cette saison, c’est la saison de mon anniversaire ; je la regarde s’égrainer grisement, comme autant de journées à se piquer les doigts, comme autant de châtaignes à ramasser... On a bien ramassé, aussi, c’est vrai.
Je reviens toute lourde de découragement.
Ouvrir des lieux, ouvrir sa gueule pour éviter d’ouvrir de nouvelles artères délétères au travers de la forêt. Ils sont beaux ces arbres...
Nos voitures laissent des trainées de fumées que je vois entrer dans les poumons de ma fille qui m’attend, qui s’inquiète, quand je vais…

On est jamais là – daronnes militantes, on est jamais là totalement – J’ai loupé le spectacle de danse de ma fille, pour dire non à une autoroute - déjà une fois en avril – mon âme vit dans le cœur de ma gosse, mais pas mes neurones, la grande majorité est en tout cas en veille - toujours - branchés sur les canaux [1] qui m’apportent les nouvelles bonnes idées écocides qui germent et naissent à tout bout de champs.

15h : Je rejoins M. 
En préambule signifiant, elle a tapé un arbre en reculant.
Gros retard, recoller le phare. Avec le même scotch qui nous servira aussi à planquer les plaques.
Trouver des ami.e.s [2] pour nous garder les enfants.
Récupérer sous le ciel gris-noir plombé (enfin ça ressemble à l’automne) D. un bouquin à la main, qui nous attend dans une zone (qui n’est clairement pas à défendre).
Il monte dans la voiture, juste gentil -c’est bien les gens gentils- même pas en colère de notre retard terrible.
Attraper VM. à mi-chemin, elle est sur-équipée, enjouée, sans filtre.
Compter ensemble les masques à gaz, les boites de houmous, vérifier la charge des frontales et des téléphones, VM. en co-pilote, et encore se marrer d’éviter comme toujours les contrôles et arriver.

21h : Retrouver le chapiteau, ce mode de vie qui nous est familier, les bandes de couleurs, les lumières de guinguettes, le brouhaha ... et bêtement, d’un coup, croire que ce ne sera pas vain,
parce que la foule est plus dense, plus sombre,
parce que l’énergie,
parce que les dégaines,
parce que le nombre,
parce que même la météo.

M. tombe sur Lé, retrouvailles – 9ans quand même !

Puis s’embrouiller dans les langues quant il s’agit de chanter l’Estaca, que je ne connais qu’en catalan, et tenter de l’apprendre à D.. M.traduit en occitan, et notre langue bouge, et c’est bien.

Au fond de moi, ça dit : je ne vous connais pas, je suis heureuse de me trouver près de vous, de dormir près de vous dans cet essaim de tentes gonflées de casques de BMX, de moto, de chantier, de snow. Je me joints à vous, et je crois que j’adore vous voir, nous voir ensemble. Quand je vois des baignoires remplies de carottes rappées, des queues de 1000 personnes pour le café le matin, tout me touche.

La lutte se mêle à tout, elle est notre quotidien, notre relation poignante au monde. Elle est notre humus et notre peau, elle existe partout et déborde beaucoup des actions dites militantes. Notre quotidien est politique, notre quotidien se modèle dans la lutte, c’est notre réalité, et cette réalité est nourrissante, terrible et frustrante.

Les enfants aux yeux ronds, les platanes et les pipistrelles en sont les symboles vivants.

13h : A un moment D., Lu – qui nous a rejoint au matin – et moi, portions une charpente, quelque chose de très lourd et de très grand. Nous la portions, nous la transportions, nous étions beaucoup à la déplacer… 4000 peut-être, dans ce cortège-ci .?.

Et puis nous l’avons posé quelque part, et j’ai compris que nous avions de l’espoir. Qu’une charpente c’est un morceau tangible d’espoir, c’est une construction prometteuse qui se ballade dans les champs à Saïx et qui pourrait devenir une maison, un foyer, un lieu tellement chaleureux qu’on voudrait l’habiter.

Et ça, c’est au-delà du confort, au-delà de la toiture qui n’existe pas encore, ou des murs qui vont arriver plus tard.
C’est donner corps à notre espoir, et c’est plutôt fort, ça nous construit des cellules d’amour, ça nous agrandit notre proprioception du collectif.

Puisque cela est joli, et puisqu’on en a envie, on défend déjà notre charpente, on la cajole, et on inventorie les parpaings, les planches, les arbres et les journaux présents à la Crémade. On trouve de quoi barricader les alentours, et puis on goûte dans la joie des vins d’avant l’expropriation. En fait, c’est sérieux, c’est sérieux mais c’est beau comme l’été, comme une fête, avec un goût bizarre qui traine... je ne sais pas... c’est le goût de…

Jusqu’à tard, très tard, on a monté des barricades, puis nous sommes retourné.e.s dans nos duvets au milieu de la nuit, au milieu de l’essaim de tentes calmes, c’était plutôt serein, c’était plutôt doux de s’endormir ainsi.

4h : La nuit s’est fendue au dessus de notre fatigue. Un truc froid, glauque, un rayon de cauchemar, un projecteur qui évalue ou notre endormissement ou notre réactivité à se bouger. Ça a percé de lumière mouvante la toile de ma tente.

Mettre son froc, rapide, se chausser, ça crie « ACAB » partout, il caille et c’est humide, pisser sous le phare glacé qui tombe de la nuit, lancer des doigts d’honneur au ciel, le barouf des hélices.

Rejoindre dans les faisceaux de nos frontales la troupe énervée, rapidement, arriver à la charpente, fausse alerte, retour tente, sans se dessaper, se tortiller dans le duvet, attendre, sombrer et repartir pour la même 2 heures après. Toujours glacé, le ciel plus tendre, l’hélico sans trêve, la surveillance. Des rêves cassés par les pales.

6h30 : On arrive. Sous un platane, Untel me propose de partir en reconnaissance, je suis, Lu, D. et Lé viennent aussi, y’a du café dans nos cups en plastique, ça nous répare de la nuit.
C’est de la gentillesse, ce café, cette marche sur toutes les lisières de la forêt, ces barricades-édifices qui dessinent les contrées de notre volonté, le soleil qui doucement apparaît.
On ne les voit pas, on ne voit pas les camions des FDO, on revient... on participe à la chaine humaine qui trimballe sur des kilomètres des troncs et des pierres, des rumeurs et des messages...
La cellule anti-zad... Darmanin...

La Crémade, elle bien trop belle pour se faire enrober sous la dégueulasserie de l’autoroute.
Puis d’un coup, ils sont là.
D’un coup, ils amènent la violence.
Et d’un coup, c’est midi, et y’a vachement moins de monde, et ça craint. On est moins sous les lacrymos, on pleure parce que tout pique, les gaz, l’automne, les flics, et la nuit merdique.
La Crémade n’est plus à nous, je viens de péter ma caméra, ça me pète les ovaires, quelque chose commence à puer, c’est le feu qui commence à prendre. Et puis y’a celleux qu’ont peur de rien et qui arrivent à l’étouffer ! Celleux-là sentent bon le vivant qui s’agite.

On chante, on danse, c’est le culot du désespoir , devant les bouclier grinçants.

Dans leur face de robot, je cherche la pupille, le truc humain, j’y vois jamais rien, j’avais déjà essayé à Sainte-So, ils matraquaient quand même, c’était bizarre, j’avais rien vu.
On est resté – on a vomi intérieurement.
Parce que Thomas Brail, et tout plein d’écureuils avait tenté quelque chose en se broyant les tripes,
Parce qu’un chemin de terres collectives et tendres a été proposé [3],
Parce que ni la science, ni la poésie ne sont plus entendues,
Parce que notre voix n’est pas enrouées mais qu’elle est toujours inaudible,
Parce que nous étions 10 000 et que ça ne semble pas suffire, que rien ne semble suffire.
Parce qu’on y chante notre rébellion, et que ça vaut toujours plus que de maugréer, même si ça ne fait pas onduler les décisions comme on le voudrait.

A mon retour, je vomis les châtaignes que nous ramassons ma fille et moi pour en faire de la crème.
Je vomis les coings que nous coupons, la gelée qui ne veut pas gélifier.
Je vomis la censure qui nous enveloppe, le futur dont on nous pare.
J’ai un écoeurement constant.
On cueille le cynorhodon, on débrief, mais ça ne passe pas.
C’est le stade mauvais.
Après, ce qui vient après, je ne sais pas....
Je ne sais pas encore ce que c’est.

La hyène

[1broutilles nommées : signal, telegram ou session...

[2j’emmerde le sénat qui se perd à penser l’écriture inclusive comme une trahison de la langue.

[3« Une autre voie » projet proposé par LVEL.

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