Je me suis arrêté sur ce deuxième chant d’un recueil resté en suspens, et que j’avais un peu pompeusement intitulé chants derniers. Je ne me souviens plus si ce deuxième chant a été écrit à Beyrouth, dans des circonstances particulières ou non. Tout ce dont je suis certain, c’est que cela date du siècle précédent, mon autre siècle. Après hésitation, je l’envoie à lundi matin.
Vendredi 13 octobre j’apprends que le corps de mon ami et camarade Saïd a été retrouvé à Gaza, corps démembré, énième victime des implacables bombardements sur Gaza. Je ne suis plus que rage, colère. Je me décide d’oublier ce poème.
Ce lundi, la rage, la colère encore plus grande, Gaza et ses habitants retenant encore plus le peu de souffle qu’il leur reste, je me décide d’envoyer de nouveau ce puéril poème. Je ne le dédie pas à mon camarade tué, je ne le dédie pas aux autres camarades fauchés par le même ennemi au cours du temps, je ne le dédie à aucune victime.
Aujourd’hui, je me permets de reprendre ce vers d’un poème de Paul Celan :
Tenir-debout-pour-personne-et-pour rien
Comment cela aurait-il pu en être autrement ?
L’abîme se creusait, encore et toujours, trappe qui une fois ouverte,
mais aussi au-dessus, de toutes parts, infini, qui donc fendait terre, air,
mer, béance offerte aux hommes, somptueuse maîtresse, vous conjurait,
de grâce, c’est à genoux, et maintenant, le grand plongeon, le saut de l’ange,
nous étions, sommes, à la fois puits et forteresse, enfants et meurtriers, fruits,
nuages circulaires, bourreaux et victimes, chant d’homme, chant d’amour, cri,
chute vertigineuse, bouche grande, avale sa propre langue, crache la boue
pétrie,ainsi nos mains creusaient, creusaient, et nul n’entendait, nul ne pouvait,
le silence est tout ce que nous redoutons
Ghassan Salhab