Chant deuxième

Ghassan Salhab

paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023

Pour ne pas me retrouver à répéter en boucle que cela n’a pas commencé aujourd’hui, ni la semaine précédente, ni même l’année précédente, qu’il nous faut en fait remonter au siècle précédent, à la fin de celui d’avant pour être plus précis, à répéter qu’avant même le Hamas et consort, l’occupant était déjà bel et bien l’occupant, l’occupé déjà l’occupé, que les nombreuses résolutions et enquêtes internationales dénonçant les annexions, les confiscations et autres actes criminels de l’occupant, sont restées lettres mortes, et qu’à force de laisser faire, le pire ne pouvait que prendre tout le champ, tout ce qu’il restait. Pour ne pas perdre complètement la tête donc en ces terribles jours d’octobre, Gaza n’est qu’à 296,05 kilomètres à vol d’oiseau, je me suis mis à réorganiser quasi mécaniquement des textes anciens, des poèmes plus spécifiquement (je n’en écris quasiment plus) tout en écoutant le volume 2 de Music for the Lonely, de Fadi Tabbal.

Je me suis arrêté sur ce deuxième chant d’un recueil resté en suspens, et que j’avais un peu pompeusement intitulé chants derniers. Je ne me souviens plus si ce deuxième chant a été écrit à Beyrouth, dans des circonstances particulières ou non. Tout ce dont je suis certain, c’est que cela date du siècle précédent, mon autre siècle. Après hésitation, je l’envoie à lundi matin.

Vendredi 13 octobre j’apprends que le corps de mon ami et camarade Saïd a été retrouvé à Gaza, corps démembré, énième victime des implacables bombardements sur Gaza. Je ne suis plus que rage, colère. Je me décide d’oublier ce poème.

Ce lundi, la rage, la colère encore plus grande, Gaza et ses habitants retenant encore plus le peu de souffle qu’il leur reste, je me décide d’envoyer de nouveau ce puéril poème. Je ne le dédie pas à mon camarade tué, je ne le dédie pas aux autres camarades fauchés par le même ennemi au cours du temps, je ne le dédie à aucune victime.

Aujourd’hui, je me permets de reprendre ce vers d’un poème de Paul Celan :
Tenir-debout-pour-personne-et-pour rien

Comment cela aurait-il pu en être autrement ?

L’abîme se creusait, encore et toujours, trappe qui une fois ouverte,

mais aussi au-dessus, de toutes parts, infini, qui donc fendait terre, air,

mer, béance offerte aux hommes, somptueuse maîtresse, vous conjurait,

de grâce, c’est à genoux, et maintenant, le grand plongeon, le saut de l’ange,

nous étions, sommes, à la fois puits et forteresse, enfants et meurtriers, fruits,

nuages circulaires, bourreaux et victimes, chant d’homme, chant d’amour, cri,

chute vertigineuse, bouche grande, avale sa propre langue, crache la boue
pétrie,

ainsi nos mains creusaient, creusaient, et nul n’entendait, nul ne pouvait,

le silence est tout ce que nous redoutons

Ghassan Salhab

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