Chanson de l’Everest

Marie Canet

paru dans lundimatin#371, le 20 février 2023

Parce que l’idée persiste que les corps précaires puissent encore être productifs, parce que les choses semblent parfois insurmontables et que les mots manquent pour se faire entendre et parler de l’abandon, des crises profondes, de la brutalité, des rapports d’autorité.

— Docteur, écoutez-moi, j’ai vraiment mal aux seins. Ça me tire sur les mamelons. J’ai tellement mal que je peine à respirer. J’ai la cage thoracique toute bloquée, j’ai la gorge serrée et j’ai froid. 
— Bon apparemment, enfin d’après ce que je vois, rien de surprenant. Il y a huit petits cochons accrochés dessus et cinq de plus qui se battent pour avoir leur part. C’est quand même étonnant. Ils ont tellement tiré… Enfin, en même temps, je ne sais pas depuis combien de temps vous êtes comme cela… Bref, ils ont tellement tiré que vous avez comme des tentacules sur la poitrine. Vraiment étonnant. Laissez-moi toucher cette glande. Hum… De toutes façons, je ne vois pas ce que je peux faire… On ne peut pas tout couper. Pour vous ça voudrait dire douleurs supplémentaires, alitement, pansements et je n’ai pas le matériel. Sans parler d’eux. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ? 
— Je vous dis que je ne me sens pas bien. Enlevez-les. Faites quelque chose. 
— Ce n’est pas une solution. Au mieux on pourrait vous emmener tous ensemble mais là, vue la situation, c’est compliqué. Il faudrait un hélicoptère équipé d’une nacelle et, le temps qu’on le commande, et, s’il n’y a pas d’autres urgences, il sera là, disons, au mieux dans deux ou trois jours. Hem, et encore je suis optimiste. En plus, il faudra évider le mur pour vous faire passer. C’est compliqué. On voit bien que vous ne pouvez pas bouger. Ah c’est curieux c’est sûr. Mais apparemment ce n’est pas nécrosé. Là, je touche avec mon stylo. Vous sentez quelque chose ? C’est dur… Vraiment curieux. Vous permettez que je prenne des photos pour montrer à des collègues de la faculté ? 
— Docteur, je vais m’évanouir, faites un truc. Enlevez-les…
— Mais quelle idée de se mettre dans une telle situation. Et vous ne vous êtes rendu compte de rien ? Cochonne un jour cochonne toujours… Hum, je plaisante bien sûr, ne faites pas cette tête. Bon ceci dit, il faut prendre une décision et je suis bien embêté. J’ai n’ai rien sur moi et je ne peux pas décemment vous laisser comme cela.
— Merci Docteur.
— Essayez de bouger.
— Je ne peux pas, je suis attachée de part en part, je remue à peine les mains et les pieds, et mes seins tirent, j’ai mal.
— Sur une échelle de 1 à 10 ? 
— 9,8.
— Oh comme vous y allez. On se demanderait presque si vous ne le faites pas exprès. 
— Quoi ? Vous rigolez !
— Eh oh, moi je fais mon travail. Ça ne m’amuse pas beaucoup cette situation et encore moins de me faire disputer. On pourrait vous droguer… C’est radical vous ne sentirez plus rien. Les petits pourront continuer à sucer, vous ne vous en apercevrez même pas. En plus, j’ai le matériel à l’officine. Après c’est vous qui voyez. Mais comme ça touctouctouc l’affaire serait réglée. A mon avis, c’est une bonne option. Et c’est propre, léger. Je vous laisse y penser. Je reviens dans cinq minutes, je dois uriner… Me revoilà. Comment vous sentez-vous ? Toujours ces douleurs ? On est toujours dans l’insupportable ? 
— Toujours mal.
— Avez-vous remarqué que les toilettes sont cassées. Il n’y a plus d’eau. Le sol est dégoûtant. Heureusement j’ai trouvé du gel au deuxième étage. Alors qu’est-ce qu’on fait ? 
— Je n’ai pas bien compris les options, vous pouvez me les redire ? 
— Option, option… c’est un bien grand mot. Pour moi il y en a une, la sédation, le reste est de l’hypothèse, si les circonstances sont favorables, et là il faudrait un alignement irréprochable des planètes comme on dit, et là, à mon humble avis, on entre dans la science-fiction. 
— En fait je n’ai pas le choix c’est ça ? 
— On a toujours le choix, c’est vous qui voyez. Le problème ce sont les circonstances qui permettront une sorte d’effectivité ou de résolvabilité de votre situation. Mais moi je suis docteur, pas devin ni magicien et je considère qu’il va falloir avancer sinon on sera là encore à Pâques. On peut aussi remettre tout cela à demain, c’est déjà plus près, et voir comment les choses s’arrangent, si vous supportez mieux, disons, votre situation.
— J’ai tellement mal, je ne peux même pas à tomber dans les pommes…
— Sédatif je dis. Vous serez comme dans les pommes, pfuitt plus là. 
— Plus là ? Et les petits ? 
— Toujours autour de vous, les gloutons, vous ne faillirez pas à votre devoir et ils vous en aimeront d’autant plus.
— Et s’ils finissent pas me bouffer pour de bon ? 
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous ne le saurez même pas. 
— Alors on pique et je disparais ? 
— Psychologiquement, intellectuellement, émotionnellement : oui. Mais pas pour de vrai. 
— Mais mon corps ? 
— Oooh, vu l’état dans lequel il est, vous pouvez le laisser. 
— Mais c’est le mien, ça m’embête, c’est la seule chose que j’ai.
— Aaah on a l’esprit propriétaire… Écoutez madame, ça commence à bien faire. Je vais devoir y aller d’ici peu. On fait quoi ? 
— Je ne sais pas docteur. J’ai peur. 
— Tout le monde a peur, c’est très banal. Hé hé, pousse toi mignon, ne viens pas renifler ma chemise. Ils sont coquins. Alors, que fait-on ? 

— C’est quoi cette musique ? Vous ne pourriez pas mettre autre chose ? Non, ce n’est pas reposant, c’est une torture. C’est trop déprimant… Je n’ai pas envie d’écouter ce genre de chose. Et les rythmes folks derrière… c’est vraiment raté.
— Et on se prend pour une critique musicale en plus ? Allez, je pique à trois. On profite de la beauté et on respire. 1, 2, 3….

Pour Brigitte

Photo : Bernard Chevalier

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