Un hiver dans la jungle de Dunkerque

Carnet de notes

paru dans lundimatin#394, le 11 septembre 2023

H4D : Help For Dunkerque, association basée dans un grand hangar situé à Spicker, à quelques kilomètres de Dunkerque et de la jungle.
La première équipe : Ll., Sf., Pp., un camion, un four à pain installé sur remorque, accueilli·es lundi 2 au soir par l’équipe d’H4D. Arrivées avec de la farine donnée par des collègues de la Drôme. Ces derniers filent aussi de la polenta, du sel, de la farine de blé dure, 10kg de pâtes et 5kg de moutarde. Il y a dix ans, ils sont partis à Calais avec un camion remplis de vélos retapés distribués sur jungle en quelques heures. Des copains.

Mardi 3 Janvier

Depuis ce hangar s’organisent les interventions sur « zone » (sur jungle) : la distribution des petits déjeuners et boissons chaudes (le bar chaud), le camion douche, très jaune (700L d’eau chaude, 4 cabines de douche), des distributions de bois (récup. de palettes coupées à la tronçonneuses par l’équipe des inséparables Dd. et Hz.) et des distributions de matériel divers (fringues, chaussures, couvertures, tentes). Dans un coin du même hangar se devine un salon aux murs bricolés de bâches, de couvertures, de poutres en bois et de piquets de tente, espace un peu chaleureux avec ses grandes tables et ses fauteuils défoncés : le lieu de vie, où l’on mange, on discute, on tient les réunions, on bavarde et on joue aux cartes.

Une quinzaine de personnes cohabitent. C’est la semaine de transition entre l’équipe de décembre et celle de janvier. Equipe de shlags aux grands cœurs. « On se débrouille pour être plus crades qu’eux quand on arrive sur jungle », rigole Mt., qui n’a ni vraiment tort ni vraiment raison. Un gars de Roots nous regarde de biais après avoir été invité à manger des pizzas avec son équipe au hangar :« You’re with the anarchists ? » Affiliées à l’équipe des anarshlags donc, qui est en vérité beaucoup plus mixte qu’elle n’en a l’air, socialement parlant, allant du tatoué sur la face avec son blouson "I’m a glusniffer" surmonté d’une Vierge-Marie cousue sur un fond de tissu satiné rose poudre, à des diplômées de grandes écoles, vierges de tatouages et fortes en charisme. Mais tous·tes sont fort·es en charisme en vérité.


Le quotidien : installation du four, puis on lance une pâte à pain dès notre arrivée, après la réunion / débrief de 19h et un repas collectif. Aucune tête connue. Tout le monde est couché à 21h (les journées sont denses). La pâte est cuite le mardi matin avant de partir sur zone avec l’équipe pour assurer la distribution de petits déjeuners sommaires : 35kg de pains partagés sous forme de tartines de confiture de 10h à 13h (300 personnes ?). Tout ce qu’on prépare est mangé, à quelques tartines près, tranches ou morceaux de pain détrempés qui émergent de flaques de boue ou de poubelles improvisées ici et là. La distribution de thé, café et chocolat se poursuit avec l’équipe jusqu’à 16h. Bientôt, les gobelets de carton et de plastique jonchent un sol déjà saturé de déchets. Beaucoup de monde sur zone, mais ambiance plutôt calme, voir joyeuse. Beau temps.
Présence également du camion douche, plus des équipes qui assurent les distributions de bois et de vêtements chauds / couvertures.

La jungle : des campements disparates, tentes rassemblées en ilots ou isolées, dissimulées dans des espaces boisés ou montées en plein vent dans des prairies qui présentent l’avantage d’être hors d’atteinte de l’eau, le tout pris en sandwich entre voies ferrées, canal et pont d’axe routier. Autour d’un millier de personnes dispatchées sur quelques hectares de terrains inexploités.
Propriétaires : la mairie, la SNCF, Total et Clauser, une boite locale.
Fascinant le constat de comprendre si peu de choses à ce qu’il se passe. La jungle, c’est comme la prison : une zone de non droit où se reconfigure une organisation sociale qui a ses codes et règles propres, inintelligibles à qui débarque ou n’en est pas au quotidien. 
Toujours l’étrange constat d’un regard qui s’habitue à l’inacceptable ; la boue, la présence d’enfants, l’attente infinie ne choquent plus. De même que les multiples solidarités des interstices n’émerveillent plus. Juste une nouvelle pièce de réel qui a pris sa place dans le puzzle du monde.

Autres associations présentes : Roots (tente avec chargeurs), la Croix Rouge (deux personnes, on ne sait pas trop ce qu’elles font, d’ailleurs on ne les reverra plus de la semaine) et des Médecins (No Border Médic, équipe de médecins autonomes).
Utopia 56 assure plutôt les maraudes de nuit sur la plage ; on ne les voit pas sur le ’carré’, la place boueuse où se dressent les barnums des quelques associations qui interviennent in situ, sur jungle.

L’ambiance sur zone : beaucoup de passages en décembre (’passages’ c’est à dire beaucoup de traversées vers l’Angleterre), donc important turn over humain (bonnes conditions météo. qui ont permis pas mal de traversées ; pas de démantèlement depuis le 7 décembre). Cette semaine, le vent se lève, ce qui implique une mise à l’arrêt des traversées, un accroissement de personnes sur zone et une potentielle montée des tensions.
Pressentiment d’une évacuation à venir dans la semaine.

Ce soir, le vent souffle et la pluie tombe.
Dormir dans le camion est un luxe.
Dormir dans le camion est un luxe quand on pense à qui dort en tente ;
Pour certain·es, c’est aussi un luxe quand on pense à qui paye un loyer.

Mercredi 4 Janvier

Sf. et Ll. repartent sur le terrain, pour ma part journée au hangar. Bricolage, réparations diverses, ménage et préparation du repas. 
La saveur du calme.
Longue réunion préparatoire en cas d’expulsion. 

Jeudi 5 Janvier

Départ précipité sur zone sur les coups de 8h : il y a expulsion. Les pressentiments d’un trop long mois de répit devant arriver à son terme étaient fondés. On passe la matinée à jouer à attrape moi si tu peux avec la bleusaille, en passant de zone en zone prévenir les campements éparpillés sur deux trois hectares. Parmi d’autres manières de faire il y a celle-ci : s’approcher d’un campement ; réveiller les personnes sans brusquerie, et en se présentant ; prévenir de la proximité des flics, de la possibilité d’une expulsion (toutes les zones ne sont pas nécessairement démantelées dans leur ensemble à chaque fois, inutile donc d’être alarmiste et de monter en pression) ; proposer des sacs cabas et sacs à dos pour faciliter le paquetage des affaires au besoin, et leur laisser la responsabilité de surveiller par eux mêmes l’avancée des flics. On marche dans la boue, on contourne les déchets et les merdes humaines, on rabat nos capuches pour se protéger du vent, l’humidité nous colle à la peau. On se serre des couvertures et des morceaux de grilles ou des amoncellements de déchets déposés ici et là pour traverser les zones de marécage. On se sépare en petits groupes, on s’observe de loin, on se retrouve, on avance un peu plus loin. Rien n’est pensé pour le piéton ici. 

Mh. nous avait prévenues la veille : « Vous allez faire des choses sans trop savoir pourquoi, vous aller errer en essayant d’être efficaces et en ayant l’impression de ne pas l’être. L’idée est de ne pas contredire celles et ceux qui prennent des initiatives ; vous aller faire et dire des conneries, mais dans le moment, c’est sûr que vous aurez fait au mieux avec vos moyens, étant donné les circonstances. » Mh. fait le meilleur des briefings : préserver la confiance, se défaire de la culpabilité, maintenir l’humilité. Valable pour un jour d’expulsion aussi bien que pour les actions du quotidien sur jungle au bout du compte. 

Le bar chaud est monté au carré, espace lâché par la mairie donc non directement menacé. Les associations habituelles s’y retrouvent et montent leur barnum. Un copain, perché sur un pont routier qui surplombe les différentes zones, nous tient au courant de l’avancée des flics. Ces derniers parcourent l’ensemble du camp et démantèlent chaque zone avec systématisme, mais la plupart des exilé·es ont eu l’information à temps, ont pu rassembler leurs affaires et ne laissent derrière eux que tentes vides et objets non essentiels divers. Le démantèlement est une méthode d’ ’usure psychologique’ ainsi nommée par les flics, parait-il. Sur zone, les gens sont calmes, plutôt blasés-résignés que nerveux, voire moqueurs cyniques. Quelques exilés sont conduits à un bus affrété par la préfecture, qui les emmène dans un hôtel quelconque, situation qui soulève une franche incrédulité. Un gars nous demande à être emmené au bus de lui même, on l’y dépose en camion et on l’accompagne jusqu’à sa montée dans le bus : il veut se prendre une pause de jungle, quitte à voir sa traversée retardée. D’autres personnes sont arrêtées, essentiellement des Erythréens. On ne sait pas où ils sont emmenés. On ne sait pas grand chose, on parle de la convention signée entre le Royaume-Uni et le Rwanda, qui fait du Rwanda le ’pays d’accueil’ des personnes expulsées du sol britannique, mais ces accords ont été retoqués par la Cour Européenne des Droits de l’Homme à ce jour. [1]
Sinon, les Centre de Rétention Administratifs français, puis des remises à la rue, ou des expulsions vers … Où ?

Certain·es d’entre-nous rentrent au hangar préparer des lots de couvertures et tentes à redistribuer en fin de journée.
Nous, on part acheter de quoi garnir les pizzas prévues ce soir.
On en profite pour aller voir la mer. La mumu [2] nous arrête en chemin ;« Vous êtes des travailleuses ? Pourquoi vous avez un bleu de travail ? » Désarmante la mumu parfois. Sans papier d’identité, ni permis de conduire, ni papiers du véhicule, ils nous laissent partir après avoir exigé de voir le triangle de sécurité. Ça aide d’être trois blanches qu’avons la gueule de l’emploi. Voyant l’arrière du camion, l’un d’eux commente : « Ça m’aurait bien plu, de vivre en camion, tient ! » Et l’autre de demander : « Il y a des enfants sur la jungle en ce moment ? Ah, sale temps pour être sur la jungle hein. » J’ai le sourire de guingois, m’enfin la mumu c’est pas la nationale [3]. Et puis je repense toujours à cette émission sur la rafle du Vel d’hiv. C’est parce qu’un tas de flics sont allés prévenir les familles de leur passage que plein de personnes ont pu s’enfuir. Bien sûr il y a des uniformes qui ont fait du zèle, mais ceux là sont une minorité. ACAB, ACAB [4], oui, c’est une posture d’analyse structurelle, d’analyse de classe, mais d’humain à humain, qu’en dire ?
Une partie de l’équipe de Roots et de No Border Medic nous rejoignent dans la soirée.
« No Border Medic, ça fait partie de No Border ? »
« Non », répond Hh. « C’est une association que j’ai créée il y a trois mois, on est cinq, on a décidé de venir à Dunkerque et on soigne au mieux les personnes qui viennent nous voir.’ Plaies, lésions, infections, inflammations, parasites... Et tout le reste. La gale sévit avec acharnement. ’Mais dans l’ensemble ils sont en bonne santé : ce sont majoritairement de jeunes hommes en bonne santé qui traversent », constate Hh.

Ce soir est un soir de pause. Il y en a toujours un·e pour rappeler, au fil de la discussion, qu’on a de la chance d’être là, d’être né·e ici plutôt qu’ailleurs, la chance d’avoir nos vies plutôt que les leurs. Certes. Pierre évoque à demi-mots l’envers du camp, ce qu’on ne voit pas de jour, ce qu’on ne sait pas des relations entre communautés, au sein des communautés... Agressions physiques, sexuelles, exploitation et asservissement, chantage, extorsion d’argent, de services... Le flic, c’est moche. Mais l’uniforme n’est pas le seul ennemi, la part de mal en l’humain – et donc en soi-même – sera toujours à craindre et à combattre. On ne changera pas la face du monde, c’est sûr. Tant pis. On n’aura rien ignoré. On aura dansé, on aura ri et partagé, on aura vu, et témoigné, et avec un peu de volonté, on se sera transformé. 

Vendredi 6 Janvier

Journée passée avec l’association Roots, qui demande de l’aide pour tenir les douches. Installation de barnums, tables, matériel de douche (serviettes et gants, savons et shampoing, rasoirs, coupe ongle, crèmes), un énorme générateur connecté à un chauffe eau démontable qui alimente trois cabines de douches fixes bricolées dans des tonnes à eau, un chauffage suspendu qui fait aussi office de sèche-cheveux. Une heure pour tout mettre en place, au cours de laquelle une cinquantaine de tickets sont distribués aux premiers arrivés qui en font la demande, puis se rangent en une file d’attente plus ou moins disciplinée. 

L’attente. L’attente. L’attente. Cette usure de l’impuissance des corps et des volontés face au temps qui passe. Toujours En attendant Godot en tête, des Vladimir et des Estragon, des Pozzo et des Lucky, d’entières réalités qui se voient contenues dans l’espace de l’attente. La prison du sablier de verre. 

Rs. se tourne vers moi et me sourit en tendant un ticket. Je hausse les sourcils : pourquoi vouloir prendre sa douche ici : se mettre sur un pied d’égalité avec les exilés ? Il sourit encore. Je comprends enfin qu’il fait parti des exilés. Il est seulement venu prêter main forte à l’installation des douches, comme il le fait chaque jour sur l’ensemble des stands du carré, une manière de s’occuper j’imagine, de défier le temps. Mais il commence à fatiguer me dit Jl. plus tard, soucieuse : depuis un mois et demi qu’il est là, son enthousiasme s’estompe.
Ne pas laisser de place à l’affect. Ne pas nouer de relation, ne pas s’attacher pour se préserver. Et merde. C’est trop tard. Détester pourtant ces liens éphémères et sans épaisseur, ces small talks écœurants qu’il faudrait parvenir à ne pas avoir : Tu viens d’où, tu es là depuis quand, tu connais des gens en Angleterre... ? Panjshir au nord de Kaboul, en Afghanistan – un mois et demi – un oncle habite Londres, il pourra m’aider.
Sentir la rage monter, sournoise, cette rage de l’impuissance. 
Ne vouloir rien savoir. Ne me dites pas si les bombes, si les morts, si les enrôlements de force, si la familiarité des armes, si les viols et les tortures, si les massacres et les deuils, si l’aliénation ou si simplement la pression sociale qui vous a poussé hors de votre pays pour gagner votre dignité d’homme, vous porter garant de l’honneur familial. Quoi que vous disiez, c’est trop cru. D’où que vous veniez, c’est trop loin. Vos vécus sont hors de ma portée d’empathie et de compréhension.

Les gars confient leur téléphone avant d’aller à la douche, certains avec des gros billets coincés dans la coque. Leur téléphone, le coffre ; extension d’eux même, lien précieux avec une part de leur identité : pays, famille, amis. 

Attendre, attendre, attendre. Bavardages avec les collègues de douches ; pas grand chose à se dire en vérité. Pk. partage un paquet de Napolitains premier prix acheté sur une échoppe de fortune installée au carré. Un business tenu par des Kurdes qui ont une carte de séjour italienne, à ce qui se dit. Entre deux bouchées de ce gâteau trop mou trop sucré qui apporte un réconfort certain, il me raconte la mort de son fils survenue il y a moins d’un an. Nous y voilà. Nous y voilà sur ce grand échiquier de la vie poker, ce qu’on peut voir venir et ce qui nous prend au dépourvu. Pk. enseigne la géographie dans un lycée de la Belgique flamande, il a une fille, il avait un fils qu’a été fauché l’an dernier, à 26 ans. Mâcher le gâteau Napolitain à coups de dents mécaniques en plongeant les yeux jusqu’au fond de son cœur, on avait dit pas d’affect, pas d’affect merde. 

Le démontage débute à 16h, théoriquement il faudrait ne laisser que huit minutes de douche par tête mais enfin, qui va contrôler ça ?! Qui veut contrôler quelque chose ? De l’air, de l’air... Alors cinquante personnes qui passent sur trois douches, plus une quinzaine de personnes envoyée par l’équipe médic pour cause de gale, plus une dizaine d’escamoteurs de file d’attente, ça fait 75 personnes qui passent en six heures, ce qui n’est jamais qu’une quinzaine de minutes par personne en moyenne, c’est à dire pas grand chose. 

Ce soir, il faut encore cuire une pate à pain pour le lendemain. Les journées sont longues. Mais la ponctuation du temps quotidien donné par le rythme des engagements pris d’un jour à l’autre prend soudain parure de luxe. 

Samedi 7 Janvier

Prendre part à la distribution du pain, le temps d’aider à couper dix - quinze miches, puis rentrer au hangar ; un collègue doit arriver de Paris avec quelques centaines de kilos de farine qu’il a collectés dans divers fournil d’Ile-de-France.

Tm. arrive, l’air embarrassé :
« Je viens d’avoir Ts. au téléphone, l’ancien propriétaire du camion vert a appelé, il s’est fait arrêté par les flics, limite y z’ont sorti les flingues en l’accusant de : vol à l’étalage en bande organisée. »
Silence circonspect.
« Encore un coup de Dd. et Hz. ça, merde ils font chier, on avait dit pas de chourses [5] avec les camions de l’asso. »
Dd. qui se pointe juste bien.
« Ha non, j’vous assure les copains, on n’a jamais choursé en garant le camion vert au Auchan. Jamais, hein Hz. ?

  • Ha non, ça c’est vrai. Vol à l’étalage en bande organisée ?! Mais qu’est-ce qu’ils vont chercher ! »

Le mot de l’histoire, c’est juste qu’un voisin crochu les voit ouvrir la grille de l’arrière cour d’un entrepôt où ils avaient l’autorisation d’aller récupérer des palettes hors d’usage pour alimenter la distribution en bois de chauffe sur jungle, et que ce voisin crochu décide de les balancer aux flics.
« Vol en bande organisée avec effraction. »
Vol, pour des palettes hors d’usage.
Avec effraction, parce qu’ouvrir un portail fermé, même quand il n’est pas verrouillé, peut-être considéré comme une effraction.
En bande organisée, parce qu’ils étaient « deux hommes et un chien », ainsi noté dans le rapport des flics.
Qu’est-ce qu’on s’amuse.

La haine du flic me laisse toujours dubitative.
La haine d’une catégorie ne m’a jamais séduite en général.
J’ai pourtant eu l’occasion d’éprouver la haine de l’injustice face aux flics : quand ils ont embarqué mon père ; lors des visites à Fresnes ; et dans les manifs bien sûr.
Plutôt dû à la conscience aigüe que les pires violences peuvent aussi bien venir de proches en lesquels on a confiance et qu’il n’y a donc pas de règles dans les processus de déshumanisation. D’ailleurs, dans ce cas du prétendu vol en bande organisée, la première personne à blâmer n’est pas le flic, c’est le voisin qui dénonce, soit un citoyen lambda.
Observer avec amusement la haine cordiale qui se joue entre les copains et les uniformes, haine faite de liens multiples et de récits mille fois racontés et étoffés qui les unit dans une histoire commune.
On tague bien ACABRADABRA et ACABISOUS [6].

Dimanche 8 Janvier

Fin de cette première cession ;
Matinée petit dej’, brève, la dernière distribution sur jungle, jusqu’au retour.
Prendre ses leçons, encore :
Bn. et l’aménagement des interstices : autogestion jusqu’au bout. Sur la table, elle pose confiture, kiri, cuillères, pain tranché et c’est eux qui font ; eux qui choisissent quelle confiture, en quelle quantité, sur quel morceau de pain ; eux qui choisissent combien de sucres dans le café ; eux et pas nous.
Autogestion dans cet interstice là.
Mardi matin, au premier jour, je disais attention, un seul sucre, plus c’est pas bon pour toi, plus c’est pas assez pour les suivants... Cinq jours plus tard je me permettrais plus ; plus du tout de faire ça.
Garder un goût amer en bouche : on en est là. L’espace de liberté et d’autogestion se négocie autour d’une histoire de quantité de sucre et de confiture.
Le pain au maïs plait ; il est mou, il est bon pour toutes les dents. Et puis ça change.

Ce midi, Dd. prépare les pâtes à l’eau pour tout le monde.
L’ambiance est à la médisance, je fuis. Ca y est, fatiguée.
Pas de place pour la mesquinerie là, c’est suffisamment complexe ;
Tout, nous, eux, la jungle, maintenir la cohérence dans le flot de données visibles, invisibles, devinables ou non, avancer dans le brouillard, accepter de voir ou refuser de voir ce qui ne sont, au bout du compte, que des formes floues.

Cet aprèm, maraude. Trancher du pain en masse, du chocolat, une cagette de pommes, Ll. prépare des thermos de thé, des bougies, des bonnets, des écharpes.
Quinze heures, départ. 
Deux dans le camion, c’est précieux, précieux ce temps dédié.
On s’arrête un peu après le Clauser, au bout d’un énième chemin de boue.
Les campements ne se ressemblent plus, comme il peut paraître au premier jour.
Le premier que l’on atteint est bien établi : un espace collectif tendu de bâches complète des tentes pour dormir, de la vaisselle est entreposée, du thé chauffe sur un réchaud. L’eau marécageuse ne peut atteindre le campement placé en hauteur, accessible via un escalier bien dessiné, façonné à dessein dans la terre, qui change des chemins boueux déformés par des centaines de passages quotidiens.

Plus loin, dans une parcelle boisée traversée de rallonges qui alimentent en électricité quelques multiprises, quelques lumières led, nous rejoignons une poignée d’hommes assis autour d’un feu. On s’invite à boire le thé avec eux et on s’assoit à leur côté quelques dizaines de minutes. Notre interlocuteur principal vient du Penjab, son anglais est universitaire, son nom est déjà sorti de ma mémoire. Lui dit ne pas vouloir traverser ; il travaille sur des chantiers à Paris mais comme il ne peut pas se loger sur la capitale entre deux chantiers, il revient vivre ici. On parle du Népal, de Katmandou qu’il a traversé ; le fait de pouvoir évoquer des lieux communs, si lointains, des lieux qui nous évoquent à l’un et à l’autre des souvenirs, ravive l’épais mur de verre qui se dresse entre nos différences ; on peut être assis l’un à côté de l’autre, parler, se toucher, rire, passer du temps ensemble, partager du thé, marcher sur un sol commun, se souvenir ensemble : nos destinées sont inexorablement imperméables l’une à l’autre, nos réalités de vie parfaitement étrangères. L’empathie, pourtant.

Les dernières parts de goûter sont données à une famille installée sur la prairie en plein vent qui fait face au Clauser (le premier terrain qui avait été démantelé jeudi). Ils sont cinq, trois enfants de moins de dix ans, la plus petite n’a pas plus de trois ans, son père lui demande de nous dire bonjour, mais elle est bien plus intéressée par le vol d’un oiseau qui traverse le ciel du côté opposé. Ils sont arrivés la veille, lui espère pouvoir passer avec sa famille dès le lendemain. 

Aujourd’hui débute un mois de carnaval et de festivités à Dunkerque et dans les villes alentours ; C’est à Capelle-la-Grande que le coup d’envoi est donné, à cinq kilomètres de la jungle. La nuit commence à peine à tomber, on fait le détour.
Visages multicolores, chapeaux noyés sous les badges, plumes et paillettes, plafonds d’ombrelles et de parapluies, fanfares endiablées, mais aussi flots de bières, visages hilares et faces grimaçantes, rires gras sur corps ivres... 
A nouveau, observer une situation, partager un espace, toucher des corps, tout en demeurant pleinement étrangère à la réalité vécue des personnes qui nous entourent. Dans un contexte bien différent des jours précédents, je me heurte à de nouveaux murs de verre, frontières invisibles qui délimitent ce qui relève de l’autre, de l’étrange, de l’étrangeté, de l’alien, du différent, de l’inaccessible, de l’impénétrable : ne pas me sentir davantage proche de ces carnavaliè·res que des exilé·s. Des mondes et des ambiances.
Nous ne nous attardons pas.

Ce soir, dernier tour de visages devenus, le temps d’une semaine, familiers : les copain.es du hangar.
Le monde de la free party, les voyageur·euses diesel, les gen·tes du camion qui fait vroum, le peuple de la démerde et de la solidarité qui vaut survie ; pas de hasard si ce sont elles et eux qui sont à l’initiative de ce mode d’action. Des grandes gueules, des mauvaises dents, des tatouages, des sacrés numéros, tous·tes. Ça picole, ça fume, ça se casse le crâne et s’il faut être levé à 6h avec 4h de sommeil dans la vue, iels sont levé·es, sans faute et parfois même avec le sens de l’humour qui tient sur la journée.

Chacun·e d’ell·eux pourrait tirer un roman de sa vie, un roman qui ferait passer du rire aux larmes d’un paragraphe à l’autre, avec des grands drames, des grandes amours, des tas d’enterrement grandioses et des festivités pas toujours paillettes.
On a fait famille le temps de quelques jours, on a formé de grandes tablées, on a tissé le canevas de ce qu’on avait à faire ensemble sur un temps donné, on s’est senti bienvenues, sans place pour le jugement, sans questions, juste bienvenues. On sait pas si on se reverra, ça n’a pas d’importance, cette famille là est inaltérable, intemporelle, c’est le punk de la poussière de chemin, qui se fout des limites de temps et d’espace.
Alors…
Alors demain à d’autres.

Epilogue

Nouvelle semaine avec H4D.
Nouvelle équipe ; nouvelles référentes. Seuls les visages de Pr. et Js. sont familiers face à la quinzaine d’autres personnes désormais présentes.
Nous sommes absolument interchangeables ; remplaçables ; non indispensables.
L’énergie à aller sur la jungle s’est estompée.
Un refus de s’habituer à ce qui se passe ?
Ce qui relevait de l’inacceptable et de la violence quotidienne commence à s’apparenter à un vaste manège qui tourne et tourne et tourne encore,
vague d’arrivée
déploiement sur jungle
passage organisé dès que le temps le permet
une majorité passe
une minorité s’attarde sur jungle
la police vient et démantèle
quelques personnes sont expédiées de gré ou de force en hôtel ou en CRA [7],
plus ou moins loin de Dunkerque et du Nord Pas de Calais.
Iels finissent par revenir,
la majorité passe,
quelques personnes retenues par des problèmes financiers ou psy. restent,
personnes vulnérables prises au piège,
dans la violence qu’est la vie quotidienne sur jungle.

Et les flics et les lâches et les paumé·es qui répondent aux ordres de l’Etat français qui ne peut tout de même pas rester officiellement inactif s’il ne veut pas perdre la face devant le gouvernement britannique. Les bateaux gonflables crevés, les courses-poursuites sur les plages, les arrestations et déplacements / enfermement des corps, les démantèlements des camps, les terrains retournés à coup de tractopelles pour empêcher la réinstallation de tentes, les corps poussés, les ordres criés qui marquent la condition de sous-êtres à laquelle les exilé·es sont sans cesse ramené·es.

Les noyé·es.

Savoir que l’Etat Français a besoin de main d’œuvre exploitable.
Savoir que maintenir des personnes exilées dans des états de précarité et de vulnérabilité extrême sans aucune existence administrative, c’est les rendre exploitables sans conditions et entraver toute forme d’organisation et de contestation collective.
En plein projet de rénovation urbaine qu’est le Grand Paris, à un an des JO qui entrainent des aménagements urbains d’envergure, avoir accès à une importante main d’œuvre exploitée sur les chantiers orchestrés par Vinci, Bouygues, Lafarge, Eiffage, Nexity et autres géants de l’aménagement foncier qui travaillent main dans la main avec l’EPFIF (Etablissement Public Foncier d’Ile de France) – c’est-à-dire l’Etat – est une nécessité à la bonne conduite de ces travaux d’aménagement.
A fortiori dans le climat de contestation sociale en cours, corrélé à une inflation qui creuse les inégalités sociales entre les classes sociales les plus précaires, qui ne cessent de croitre numériquement, et les autres. Une personne sans papier a peu d’intérêt immédiat à se mettre en grève, ou à aller dans la rue.

Donc il faut du sans papier en Europe de l’Ouest. De la bonne main d’œuvre vulnérable, invisibilisée, silenciée et prête à tout pour survivre, pour renvoyer une image digne d’iels même au pays. Il faut qu’iels puissent passer les frontières, mais pas trop facilement. Refus d’intégrer les pratiques migratoires à une politique légale d’intégration des exilé·es. Refus de leur accorder une reconnaissance légale. Refus de prendre ses responsabilités face aux autres Etats ; refus de prendre ses responsabilités quant aux pratiques d’exil comme une résultante directe des politiques néocoloniales européennes qui permettent l’exploitation des ressources et richesses des pays d’origine des exilé·es.
Et nous, qui leur distribuons thé, cafés et chocolat. Thé, café et chocolat. THE, CAFE et CHOCOLAT.
Trop aimables.
Regarder ce manège qui tourne et tourne et tourne jusqu’à en avoir la nausée.
On sait tout ça.
Savoir ne change rien.

Savoir ne change rien à ce constat : en dépit de tout, les êtres humains c’est comme l’eau, si ça ne coule pas, ça finit toujours par se frayer un passage.

C’est juste que des fois, ça coule.

Ce témoignage touche à sa fin.
Je me demande ce que les mots donnent à voir, à entendre, à vivre.
Je repense à JP, parti en Centre Afrique, en RDC, en Afghanistan et en Birmanie ; à Catoche qui a débuté sa carrière à Handicap International dans les orphelinats de Ceausescu, Roumanie, avant de passer des années en Palestine et en Sierra Leone ; à Alex encore qui alterne entre des séjours en Afghanistan et des temps de passage à la maison, dans le 94. Ces personnes disent qu’elles ne parlent pas de ce qu’elles ont vécu, parce que les réalités dont elles ont été témoins, qu’elles ont vécu et traversé, sont trop éloignées de celles des gens qui ont des vies matériellement moins chaotiques.

Déjà, je dois moi-même m’accrocher aux souvenirs dont les contours si vite s’estompent pour ne laisser qu’une certaine amertume ; les caddies renversés qui servaient de bancs, les bouts de couvertures et de bâches accrochés à des branches d’arbres dénudés, qui flottent dans les courant d’air et au milieu, Nk. qui a sorti une table et maquille les enfants, dessinant des tigres et des papillons sur leurs visages ; La sono branchée sur les smartphones qui passent des hit pop dans des langues inconnues, des hommes qui dansent et qui rient, des hommes assis le long des grilles, voutés sur leurs téléphones, des hommes rassemblés autour de brasero de fortune, taillés à la meuleuse dans des bouteilles de gaz, des rassemblements éphémères qui forment des files derrière le camion douche, le stand de distribution de vêtement, l’étal de boissons et tartines, puis des hommes qui s’éparpillent à nouveau vers leur campement respectif.
La jungle. No man’s land. Espace de traversée qui n’est habité que par accident ou par échec.

Encore faut-il ne pas oublier les autres abîmé·es : celle·ux qui viennent meubler un temps de vie, dans le grand hangar de Spicker.

Il y a là quelques enfants de bourgeois qui culpabilisent de l’être [8], qui n’arrivent pas à avaler la pilule qui est qu’être né·e blanc·he en France, c’est avoir en bouche une cuillère faite d’un argent extrait des mines de Potosi ou d’ailleurs, qu’il est bien difficile de recracher. Faire partie des oppresseur·euses, de fait, et vivre avec cette patate chaude dans les mains, pervertis par la conscience de cette situation : nombreux sont les privilèges dont nous disposons, grâce à système d’exploitation raciale dont nous sommes bénéficiaires, privilèges auxquels nous ne sommes toutefois pas prêts à renoncer. Et alors, dévier notre rage et notre dégoût de nous-mêmes pour la diriger contre tout un système, quand bien même ce système est, paradoxe aliénant, notre matrice.
Et peut-être, plus humblement, apprendre à vivre avec exigence plutôt qu’avec culpabilité.
Il y a surtout des déclassé·es, des moins privilégié·es qui, à moindre coût que les exilé·es, font aussi les frais d’un système d’Etat policier certes raciste et sexiste, mais aussi fort classiste.
Peut-être sommes-nous avant tout, par delà ces catégories figées qui opèrent de la distinction sociale à la hache et remuent le grand couteau « culpabilité » dans la plaie, un grand patchwork de gamin·es battu·es qui ont grandi de travers, d’endeuillé·es, des mômes passé·es à l’âge adulte sans droit à l’enfance et qui cherchent, qui cherchent l’enfant abandonné et silencié de leur passé. Peut-être sommes-nous avant tout des humains avec un besoin de reconnaissance et d’amour inextinguible, qui hurlent sans voix un droit à l’existence pour eux aussi.

Alors ?
Alors on rit.
On ne dit rien et,
On chante.
On n’oublie rien et,
On danse.
Et puisqu’il faut vivre,
Alors on aime.

Et dans chaque interstice de ce monde, chercher, inlassablement, la beauté, parce que jusqu’alors, peut-être la vie nous a-t-elle fait plus de cadeaux que d’affronts, et nous permet-elle encore de nous tenir debout, vivan·tes.

Photos : L.V.

Texte : P.P.

Pour aller plus loin :

Du pain pour Calais - Dunkerque

Récit d’une distrib’ alimentaire à Calais

À propos de Calais en général :

https://calaismigrantsolidarity.wordpress.com/introduction-to-calais/

https://alarmphone.org/fr/2022/12/14/une-ligne-de-demarcation-mortelle/

https://cqfd-journal.org/Effets-de-manche

http://cqfd-journal.org/Exiles-dans-la-boue-et-le-froid-l

[2Mumu : police municipale

[3Nationale : police nationale

[4ACAB : tous les flics sont des truffes

[5« chourses » : combinaison entre choure et courses

[6ACAB : All Cops Are Bastards (Tous les flics sont des batards)

[7Centres de Rétention Administratives : camps de détention provisoires, où des personnes en exil sont internées pendant quelques jours ou quelques mois avant d’être soit remises à la rue, soit renvoyées dans le pays où elles ont été dublinées, soit renvoyées dans leur pays d’origine – ou dans un autre pays, qui a passé des accords d’extradition avec l’Etat Français ou l’Europe.

[8La référence est d’Hafed Benotman, in Ça valait pas la peine, mais ça valait le coup  : « Les automômes, ces enfants de bourgeois qui culpabilisent de l’être. »

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