Carnaval et Charivari… à Marseille

Ode au carnaval de la Plaine-Noailles et à la lutte contre la gentrification et l’invasion Airbnb

paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

Petit retour, en contes et en images sur le dernier carnaval sauvage de la Plaine et un an de lutte acharnée et créative contre la gentrification et la airbnbisation de Marseille.

Son œil vitreux et sans âme surplombe la place désormais parfaitement minérale. Il scrute ses futures proies, tourne et retourne en se délectant au milieu de milliers d’adeptes qui s’ébranlent à ses côtés. Mâchoires en acier, six mètres de haut de valises à roulette, de conciergerie Airbnb, de spéculateurs zélés et de complices du bétonnage marseillais, Valisator s’apprête à dévorer les vestiges de l’antique Plaine, cette pauvre et si grande place marseillaise longtemps vouée à un obscur parking à ciel ouvert. Dédiée à son grand marché, placée en état de mort populaire depuis quatre ans, la désormais flambant neuve place Jean Jaurès s’est remise au goût du marché aseptisé : les bars et les terrasses branchés ont envahi les travées. Veni vidi Vinci égraine fièrement sur son flanc Valisator, le Caramantran, char principal et honni du 23e carnaval indépendant de la Plaine – Noailles à Marseille.

Voilà qu’il s’élance furieusement. Magistral, toujours prêt à engloutir la cité phocéenne sous ses biffetons. Depuis quatre, trois, deux… un an ! Go ! Sur son passage, les étroites rues Saint-Michel, le Cours Julien et même la rue d’Aubagne s’animent, les prix de l’immo s’envolent, les galeries d’art frétillent, les concept store explosent. Les têtes blanchissent, les schlag’ et les boucheries Hallal s’effacent. Les traditionnelles percussions de Carnaval, les inconditionnels jets de farine sont concurrencés cette année par un incessant cliquetis : d’innombrables boitiers-cadenas Airbnb qui déferlent sur Marseille sont aussi de la partie. Ceux-là même qui ouvrent de leurs clés les portes d’une nuit radieuse dans la cité populaire : terrasse avec vue sur le Vieux Port au milieu du paradis contre culturel. Leur son est scintillant. Ecoutez ! Il libère les énergies créatrices et le profit trop longtemps contenu, il balaie le carcan marseillais qui imposait de se lier à d’étranges habitants, partager un canapé sale avec des crevards de centre-ville qui, en prime, venaient souvent gratter l’amitié. En ce début d’après-midi, signe des cieux, Un Marseille étrangement voilé se découvre. Bleu azur tout à coup, les rayons perçants illuminent les cadenas qui passent de main en main invisible, volent au-dessus du cortège, s’échangent au milieu des sardines grillées et des conciergeries autogérées.

L’éclate !

Valisator est aux anges. Le nombre d’appartements pour habitants s’effondre, les agences immo et les locations saisonnières se frottent les mains. Rareté pour les uns, moulaga pour les autres. Les cadenas et les clés d’appartements hier encore bon marché se négocient à des tarifs délirants au milieu des bières IPA, des Spritz en bouteille plastique et des confettis. Carnaval rivalise enfin avec un vernissage d’art militant contemporain.

Caramantran-Valisator n’a pourtant pas déployé toutes ses offrandes qu’il trône déjà au milieu de la rue d’Aubagne, celle des effondrements du 5 novembre. 2018 cela va sans dire. Tête de gondole d’une impressionnante succession de chars parfaitement décorés, de carnavaliers apprêtés et entièrement dévoués cette année à la spéculation immobilière, Valisator découvre les vertus de la gentrification, annonce la mise à mort de cette sale réputation qui collait irrémédiablement à la peau de Marseille.

Valisator et ses quelques beaux gosses parisiens à lunettes ringardes, cheveux gras et casquette Ricard sur la tête, sont à la fête : mélange d’euphorie spéculatrice, de transe sonore sur batucada qui élève les corps et les esprits. Les minots défilent sagement, rient au milieu des agences immobilières sympa et des commerces bio.

Mais voilà qu’il s’arrête net ! Bientôt le clou du spectacle de la marchandise, à n’en pas douter…

Face à lui, la dent creuse, ce souvenir brûlant de la tragédie effondrée, vestige macabre d’un quartier abandonné à l’insalubrité. Certes rentable mais pas assez. Délaissé même à ses habitants pauvres, précaires, souvent immigrés, un peu solidaires… Pouah ! C’en est trop ! Valisator gonfle le torse et dégueule par toutes ses valises un torrent de cadenas Airbnb. Jaillissant de son antre, ils atterrissent telles des sangsues qui s’agrippent sur la dent creuse.

Valisator y répand déjà ses incroyables publicités mortuaires. Du profit et des morts, en veux-tu ! En voilà !

Il nargue à présent ce qui reste de manants, pauvres hères de feu la place Homère en contrebas. Il exhibe sous le nez de spéculateurs médusés et amusés quelques immeubles mitoyens qui rouvriront bientôt entièrement au profit de vrais occupants branchés. En Airbnb ! Quatre ans à ressasser ce haut d’un quartier vidé de 10% de ses habitants après les effondrements. Quatre ans d’interminables arrêtés de péril et de mise en sécurité. Quatre ans de rénovation acharnée désormais entièrement dédiée à la spéculation, au tourisme de masse… Quatre ans à se farcir les mêmes embrouilles pour récupérer de maigres loyers à la CAF, à ces précaires sans le sou, à multiplier les expulsions pour faire un peu de pognon. Fini ! Bienvenue aux profits aussi stylés que ces rénovations de façades, classes comme ces noms pour intérieurs standardisés : Picasso, Basquiat, Rouge et Vert, rosée du matin ici, coucher de soleil là… Ça sonne creux ? Tant mieux ! Pas comme les obscurs blaz’ de ces prédécesseurs et victimes du 5 novembre.

L’euphorie spéculatrice est à son comble.

Valisator, tout à ses excès, ne prend pas conscience de l’étrange sensation qui parcourt pourtant le Carnaval hipsterisé de La Plaine. Au milieu des bâtiments, depuis les volets, du haut de la fantomatique rue d’Aubagne, l’outrance publicitaire et les insultes aux miséreux de Noailles provoquent un drôle de remous dans le cortège. Une rumeur s’y répand. Les carnavaliers embourgeoisés, heureux spéculateurs et habitants qui attendaient depuis des lustres cette nouvelle mixité sociale touristique au pied de leur quartier de paumés… bref tout ce que Marseille a de plus frais se met à vriller.

Les cadenas au cœur des morts sont touchés. Sacre et procession oblige. Le Mausolée au profit du 5 novembre, grand accélérateur de la gentrification marseillaise, leur fait tourner la tête. A force d’être touchés par ces niaiseux, les boitiers à codes si subtils sont maltraités. Des gestes désaccordés s’agglutinent et salissent. Abiment. Cassent même ! La frénésie consumériste s’excite, la folie s’étend. Névrotiques, les badauds et leurs gestes incompréhensibles dégomment désormais un à un les boitiers ouvrant les portes du profit marseillais. Les imbéciles heureux qui suivaient béatement Caramantran se rebiffent, offrent le triste spectacle d’un vandalisme sans équivalent.

Même l’incroyable sensibilité de la publicité qui trônait sur la dent creuse est recouverte d’un cryptique : « Nik la PAF ». Déplacé.

La schyzo s’empare du vernissage. Un artiste bobo à cagoule orange grimpe dangereusement sur la façade d’un bâtiment à moitié effondré, entame un frénétique déhanché tout en graffant ostensiblement une voiture de flics enflammée. Le tout accueilli par des hurlements terrifiants d’en bas. Un voisin sorti d’un 1er étage miteux balance une lourd son de techno sortie d’outre-tombe sur un cortège apparemment conquis, moyennant un indéchiffrable slogan adossé à ses enceintes dégueu : Fais la teuf ! Feuk un keuf !

Tous les zombies d’ordinaire abreuvés aux intérieurs Ikea et aux randos sur réservation dans les calanques de Marseille vocifèrent, crachent leur Spritz sur les passants, dansent comme des timbré.es. S’ensuit un déluge de slogans, d’affiches, de graffitis sur les murs. Pire que schizo : Les ravages du 49.3 riment désormais avec la haine du Airbnb, la retraite à 18 ans tire la bourre à la mise à mort de la gentrification, les Ouigo qui irradiaient la cité phocéenne trônent à côté des Jul 2027.

Même certaines vieilleries rangées aux calendes grecques refont surface : ici, les caméras de surveillance sont incendiées et plongent à nouveau dans la noirceur ce centre-ville qui commençait à être sécurisé de ses propres habitants. Plus loin, de maigres effectifs heureusement bientôt doublés de la police nationale, essuient des quolibets. D’autres zombies s’amassent, beuglent. Les SUV clinquants sont obligés de prendre la fuite à proximité du commissariat de Noailles.


Valisator accélère le pas. Il était impérieux. Le voilà fébrile. Car la montée est rude. Les murs n’en finissent plus d’être salis, même devant les lycées [classés quelques jours plus tard 1er lycée de France–>https://madeinmarseille.net/134774-thiers-a-marseille-elu-meilleur-lycee-de-france-par-le-parisien/] comme Adolphe Thiers.

Les agences sont méthodiquement repeintes, les vitrines des banques transformées en œuvre d’art contemporain à la sauce galerie de la rue Saint Michel. Le cortège, à l’évidence de plus en plus éméché, poursuit sa remontée vers les enfers. Voilà qu’il pousse désormais un Valisator apeuré, ses suiveurs de chars et même ses bateaux de croisière au milieu de la supercherie minérale de La Plaine.

Et y fout le feu !

« Gaudin, Gaudin, on l’a cramé ! Valisator Valisator, on peut recommencer ! »

Vision d’horreur ! La schyzo est à son acmé. Le brasier recouvre désormais les pimpantes dalles de granit encore si lisses. Les feux d’artifice, les fumigènes et les petites bouteilles de verre judicieusement interdites la veille par une préfecture des Bouches du Rhône soucieuse des habitants pètent, craquent, volent de tous côtés. Pour le plaisir encore mais déjà, de plus en plus, sur les lignes de condés qui remontent à proximité, avec leur grand canon à eau à l’horizon.

Fort heureusement, les 28 caméras qui sécurisent la Plaine resteront intactes. Elles se sont fait la malle quelques jours plus tôt, retirées par une mairie de gauche prévoyante et soucieuse d’éviter de rééditer le fiasco de l’an passé. Entièrement connectées à de tentaculaires pilonnes électriques et lumineux, leur mise à feu avait entrainé l’extinction totale de La Plaine en quelques minutes. Autant de dégâts réparés pendant plus d’un mois. Fine rénovation n’est-ce pas ?

« Un carnaval contre la gentrification et la spéculation immobilière ! », crie encore quelques heures plus tard cette journaliste de BFM dépêchée dans la cité maudite et visiblement parfaitement endoctrinée. Au milieu des gaz et fuyant une délirante charge policière, on aperçoit derrière elle une jeune carnavalière mise à terre en train se faire défoncer par trois bâtards. Comme de nombreux autres cette soirée-là, jusque dans les hall, éclatant certain.es voisines, entrainant une plainte collective quelques jours plus tard.

Résultat : dans la nuit, on apprendra que les feux se sont multipliés tout autour du centre-ville. Et que le pire est arrivé. Répandue aux quatre coins du centre, la folie a causé d’innombrables dégâts : des dizaines de commerces perturbés, des devantures abîmées, des milliers de slogans partout en centre-ville, des centaines de Airbnb immobilisés, autant de touristes lassés voire remboursés faute de clés dans les boitiers. Bref, une véritable épidémie de cadenas glués, défoncés, de clés dérobées, d’appartements visités… d’autres dégradés ! Ah ! Même plus la force d’en parler.

La violence aveugle contre les biens aura été telle ces nuits-là que certains propriétaires peu reluisants réfugiés à Aix-en-Provence affirmeront même, leur sale face de renégat en plein écran, devoir réviser leur stratégie et décider de repasser en location longue durée.

Comme une envie de vomir.

Comment a-t-on pu en arriver là ? « Tant cette année, je viens pas »

« Tout ça », ajoutera même un de ces porte-parole des nervis de l’anti-gentri, « pour quelques 14 000 résidents en situation de précarité résidentielle », rapporte encore la chaine BFM TV visiblement toujours sous hypnose le lendemain.

Rien ne laissait présager un tel jeu de massacres à Marseille.

Carnaval lui-même, échaudé ou lassé de ses propres évolutions, n’avait-il pas lâché quelques semaines plus tôt un communiqué pourtant sans détour ? « Tant cette année, je viens pas ! » maugréait-il. Vent de panique sur la Plaine, polémique à tout va et sursaut salutaire. Il fallait pourtant reconnaître à Carnaval certaines justesses dans ses appréciations : après un carnaval 2022 hanté par des hordes de touristes parfois amis et débarqués jusque dans les Airbnb, l’atmosphère certes joyeuse et buveuse comme de coutume laissait un goût amer. Une foule toujours plus nombreuse, de moins en moins indépendante, et franchement plus si revendicatrice, murmuraient même certain.es. Bref, ce qui relevait du profit ou de l’anti-profit, du culturel ou du contre-cu, de la gentri et de l’anti-gentrifi des débuts n’était plus si facile à distinguer.

Devant un tel spectacle, Carnaval pliait bagage. La course aux profits s’annonçait libérée de ce chenapan. Bref, tout lui donnait raison. En loucedé pourtant, quelques signes de lassitude auraient dû piquer carnaval. Mais rien ! Il n’avait rien vu venir.

Pour triste mémoire
2018 : en octobre, l’infâme duo Gaudin-Chenoz lâche ses remorqueurs, ses flics et la bétonisation pour lancer la Grande rénovation, entrainant l’épique (et défaite) Bataille de la Plaine.

Quelques semaines plus tard, un mur de 1 000 tonnes de béton ferme durablement la contestation malgré quelques détonants coups de mistral sur le mur. Beaucoup de vaillant.es, entretemps, se reportent sur les intenses manifestations qui bousculent tout Marseille après l’effondrement de la rue d’Aubagne, ses 8 morts et celle de Zineb Redouane, tuée par la police le 1er décembre au cours des manifestations. Une ville sens dessus dessous. Choquée, meurtrie, réveillée aussi. Et le début d’une stratégie du choc, en face, avec près de 6 000 évacué.es en 3 ans et plus de 600 bâtiments fermés.

2019 : premier carnaval post-MUR et post-Effondrement. Quelques milliers de personnes tournent autour d’un MUR de béton gardé par toujours autant de bâtards. Le cortège parcourt Noailles, Belsunce, se réfugie porte d’Aix et finit dans une ambiance électrique autour de la Plaine. Pendant ce temps, loyers et meublés touristiques flambent lentement. Quant aux petits commerces, à la vie sociale paralysée par le Mur, comme ailleurs dans Marseille, elle change. Beaucoup ferment, d’autres ouvrent. Les transformations brutales s’accélèrent, insidieusement.

2020 : Rénovation toujours sans fin et première annulation du carnaval avec le confinement qui vient. Il est remplacé quelques mois plus tard par le déconfinement et l’invasion touristique. Instagrameurs et découvreurs de territoires inconnus font des calanques et du centre-ville cool une destination aussi prisée que Venise ou Grenade faute de vols à l’étranger. Près de 5 millions de touristes plus loin, le nouveau maire socialo Payan se frotte les mains. Ce que l’assassin Jean-Claude Gaudin rêvait, le grand bouleversement l’a fait.

2021 : pour son grand retour, Carnaval évite encore une Plaine en millième phase de rénovation. Au total, grand frisson national jusque chez Darmanin-violeur-assassin ! Il tente bien d’exploiter l’irresponsabilité marseillaise, ses milliers de carnavaliers réunis contre tous les avis d’enfermement et une énième vague épidémique. Coup d’épée dans l’eau sécuritaire. Ni regain morbide ni vraie poursuite contre d’introuvables organisateurs de Carnaval. Mais une affluence record sur le bûcher de la Canebière, une première. Et un Marseille rebelle qui fait le tour des écrans et du monde. Attirant.

2022 : La Plaine libérée ! La Plaine dévitalisée ! Grand retour du brasero géant sur la place. La foule est au rendez-vous mais le cœur un peu moins. Entre la rénovation et les Airbnb, on ne sait plus exactement. Il reste bien le brasier, les échauffourées, les caméras cramées et un peu du festif d’antan mais même le grand « bal des ordures » du samedi soir n’inverse pas la tendance. D’ailleurs, il se dit que les premières claques venues des terrasses branchées d’à côté et d’un certain service d’ordre auto-organisé s’abattent sur quelques carnavaliers égarés. A force de fermeture, de changement de destination, les commerces de la Plaine sont rapidement standardisés et méthodiquement rachetés puis concentrés par un ancien militant antifasciste à la retraite. Avec sa holding et son aura d’antan, il détiendrait même 50% des désormais lucratifs bars et terrasses de la Plaine. Les chahuts de fin de carnaval ou de manif ne plaisent plus tant à la plus-value qui va avec, ni à ses gros bras tatoués et gants coqués ou gazeuses à la moindre poubelle cramée à proximité.

Eté 2022 : Airbnb annonce un triste record à Marseille. Près de 16 000 annonces sur la plateforme numérique au mois d’août. Des quartiers entiers où pullulent ces boitiers-cadenas sans intermédiaire pour plus de profit. Des immeubles sont repris et placés sur la plateforme, jouxtent ou parfois remplacent même d’anciens bâtiments si longtemps placés en péril imminent. N’en déplaisent aux mytho du journal La Provence [lien dernier article propriétaire occupant], qui évoque de pauvres résidents principaux, près de 80% des locations saisonnières sont en fait des résidences secondaires, très souvent liées à des multi-propriétaires. Même la joyeuse et pas vraiment révolutionnaire plateforme AirDNA le dit. On est très loin du fantasme des fin de mois difficiles glanée grâce à Airbnb par de petits proprio en galère. La crise du logement, elle, s’aggrave. Les prix à la location s’envolent (près de 100% en quelques années sur certains périmètres autour de la Plaine et bien au-delà aussi). Les habitants précaires, les anciens militants sont de plus en plus contraints de dégager. D’autres fuient aussi devant cette vie qui s’appauvrit. Tout simplement.

2023 s’annonçait donc bien comme la grande fête culturelle, supplément d’âme pour gauche municipale bon teint, joyeux tremplin pour l’emballement touristique avant même la haute saison estivale. Carnaval n’était-il pas devenu le paravent parfait de cette touristification de Marseille, avec sa marque et sa touche rebelles ? Que nenni ! Ce que Carnaval n’avait pas vu, c’était ce ras-le-bol latent, inquiété et inquiétant, d’un paquet de manant.es, du Panier à la Plaine.



Feu a la Spécu. Haro sur la gentrification et Hara sur Airbnb

L’épidémie couvait. Comme une bataille de la Plaine inachevée ne demandant qu’à sortir de ses décombres. A y regarder de près, d’ailleurs, Carnaval n’avait-il pas loupé quelques épisodes ? Comme ces premières réunions blindées de monde, ce travail de fond lancé bien avant l’été par certains identificateurs et cartographes du mal marseillais, un certain « observatoire de la gentrification » ? Et puis, l’été justement, la stupeur n’avait-elle pas parcouru le quartier pourtant à son apothéose de touristes bien mis, de trottinettes électriques sur les contreforts de La Plaine, de boitiers Airbnb déversés sur les pentes du Cours Ju ou du Panier ?

Dès septembre, la mise à l’arrêt de centaines sinon d’un bon millier de boitiers-cadenas aurait dû mettre la puce à l’oreille de Carnaval. Ou ces affiches qui jonchaient de plus en plus les murs, des quartiers ravagés du Panier aux confins des Réformés. On était loin encore des 16 000 annonces de l’été, c’est vrai ! Mais quelque chose se tramait. Comme ces invitations à fourrer le nez là où il ne faut pas. Même plus sur l’espace public ou les terrasses, non ! Jusque dans le petit chez soi confortable de tout bon Marseillais. « Vis ma vie de Marseillaise » scandaient les affiches et les brochures à l’adresse des nouveaux débarqués en gare Saint Charles mais, déjà aussi, à tout perturbateur potentiel, lui égrainant tout un petit panel d’actions à disposition :


Il faut reconnaître à Carnaval que, ne s’intéressant jamais qu’au passage vers le printemps, il était passé à côté. Automne ! Hiver ! Très peu pour lui ! Quant aux réseaux sociaux, loin s’en faut. Ma foi ! Tradition oblige, il avait zappé toutes ces petites attentions à l’adresse de ses congénères, ainsi de ses petites vidéos offertes à ses copaings et visionnées plusieurs centaines de milliers voire des millions de fois. Avec leur explication parfaite pour se retrouver à la tête de toute une chaine de boitiers et de logements en un rien de temps.

Carnaval était distrait. A force de se tourner les pouces au milieu des Airbnb et des terrasses du quartier, n’avait-il vraiment pas vu poindre son double taquin, Charivari [1] ? Bordélisateur en culotte courte, disparu des ruelles de la cité depuis un temps, titubant comme jamais sous le porche des puissants, Charivari et ses centaines de schlag’ s’ébranlait par deux fois. A l’automne et en plein hiver. Brrrr ! Dans un Marseille enneigé (enfin presque), Charivari ciblait, affichait, rétrogradait même les notes de certaines conciergeries Airbnb vertueuses, dézinguait la réput’ d’agences stylés et balançait les blaz’ de propriétaires-spéculateurs écervelés.

De déambulations festives en cris à la gloire des punaises de lit pour les Airbnb, Charivari annonçait la joyeuse catastrophe du printemps. Au milieu des rues de Noailles ou du Camas, du Cours Ju ou de Saint-Charles, Charivari exhibait déjà la panoplie de ses fatras : sur son passage, fleurissaient les banderoles accrochées aux balcons d’immeubles, dans des locations Airbnb étrangement ouvertes pour l’occasion. Sortaient de l’ombre les occupations et les réappropriations brutalement expulsées de locations de saison. Etaient repeintes et animées les morbides conciergeries et agences les mieux classées. Incommodés, confettisés enfin, les commerces branchés et les touristes attablés aux pires terrasses. Quant aux visites de courtoisie chez les sympathiques multi-propriétaires aux faux profils et annonces mytho… Chut !!! Carnaval n’avait rien vu ! Carnaval n’avait rien su !!

A la poursuite des nouveaux marchands de sommeil et de mort 

On doit reconnaître à Carnaval que ces petites contestations ne valaient pas son grand feu de Printemps, et ses milliers d’adeptes venus de tous les continents. Mais, à force de se regarder le nombril, Carnaval oubliait un peu vite que les petites dégradations font les grand Zbeul. Quelle ne fut pas sa surprise, à peine ses menaces d’annulation proférées, quand les petits courants se déversèrent sur un pré-carnaval éructant : « Feu à la Spéculation ! »

« On se retrouve donc dès 13h sur la Plaine, à la fin du marché, pour un jeu de piste espiègle, d’épicerie bobo en savonnerie branchée : ’Les touristes perdus de la cité maudite’. Jeu de quartier anti gentrification, immersion en quartier hostile. Mets-toi dans la peau d’un.e touriste ! Un voyage qui ne se passe jamais comme prévu... surtout à Marseille ! » [2].

Morale de l’histoire. N’en déplaise à Carnaval, derrière la course au profit, se cachait l’étonnante résilience-résistance marseillaise. Derrière l’amas de Airbnb et les hausses de loyers, se fomentait l’impressionnante ascension de la conciergerie autogérée de Marseille : la Schlaggy’s. 1re du nom !

Imaginez, une conciergerie entièrement dédiée à la course à l’anti-gentrification. Pour ce faire, au milieu des matches de foot antiracistes, des bars et des brasseries anti-répression, un ingénieux jeu de piste grandeur nature dans lequel vous et votre équipe êtes les héro[ïne]s.

Au menu, une carte bien sentie, des rébus à n’en plus finir, des informations sorties du tréfonds cadastral marseillais et des multiples histoires de quartier, avec pour seul objectif : trouver, identifier, afficher, perturber. Faire dérailler la course à la boboïsation. Avec moult bonus en pagaille pour qui saura le mieux neutraliser et prendre son pied à sauver Marseille de la gentrification. Un régal.

Découvrir la carte du jeu de piste en cliquant ici, et les règles en cliquant là.

Il n’en fallait pas plus à la vingtaine d’équipes présentes ce jour-là pour partir en vrille. Détraquées de tous les pays, afficionados du jeu de société, néophytes inconnus au bataillons et vite endoctrinés, tout ce beau monde se croisait et se concurrençait pour glaner un prix de la conciergerie Schlaggy’s, muni de son sac à tout faire gracieusement fourni par celle-ci. Sur leur chemin, les lugubres enseignes prenaient de la couleur, assaisonnés de stickers parfaits, de petits bâtons de colle à serrure, de bons pour des coups gratuits à boire ici ou là. Pour les plus compétiteu(r)s(es) d’entre tou.te.s, de menus destructions pour conquérir quelque reconnaissance de Charivari. Tout ce joyeux bordel finissait sur une Plaine enjouée, avec de premiers bûchers allumés avant même Carnaval. Hérésie te voilà !

Devant un tel spectacle, Carnaval se sentit bien stupide. Tout à sa bouderie, il se rendit compte qu’il s’était mis à croire sa propre fumesterie : la perte de sens de Carnaval, la mise à mort des quartiers, la fin de Marseille ! Carnaval réalisa alors que le grand Zbeul ne meurt jamais.

Il se murmure qu’en guise de vengeance, pour laver son honneur, il orchestra dès le lendemain les premiers assauts de la vendetta qui s’empara de la foule, s’abattit sur les cadenas de la rue d’Aubagne puis dans tout Noailles.

[35 : Vidéo brasier]

Au soir, à quelques mètres du Brasier qui lui rougeoyait les yeux émerveillés, une flute de Spritz dérobée sur les terrasses de La Plaine, Charivari se moqua gaiment de Carnaval. Honteux mais ragaillardi, Carnaval en rit. Ne contenant plus sa joie, il enlaça fougueusement Charivari. Subtil bonheur retrouvé au milieu de l’immense place en feu. Carnaval abandonna toute retenue, entrainant furieusement Charivari derrière vers d’autres feux. Tout au long de la nuit.
On ne les revit plus jamais.

Il se dit qu’au cours de cette soirée enivrée, on entendit pourtant Carnaval et Charivari rire et danser dans tout Marseille en criant à tue-tête : « Fuque Airbnb ! ».

Il se murmure que ces nuits-là, aussi,
Carnaval et Charivari firent plein de petits.

Quelques actrices et acteurs de l’anti-gentifrication

[1Rituel collectif très ancien et occidental, similaire au carnaval, le charivari s’en distingue pourtant en ce qu’il n’est pas lié au calendrier. Au contraire, son cortège de musiciens bruyants offre une « contre-musique » à celle religieuse, qu’il parodie, et une contre-démonstration, loin du pardon catholique et de la hiérarchie ecclésiastique qui, seule, peut dénoncer les actes des puissants. Le charivari, au départ symbolique, les affiche, orchestré en général par les membres d’une communauté villageoise dans une démonstration empreinte de violence morale et parfois physique pour sanctionner les personnes ayant enfreint les valeurs morales et (ou) les traditions. Le charivari pouvait durer très longtemps, tant que les personnes mises en cause n’acceptaient pas de verser une sorte de rançon, comme au minimum offrir à boire aux participants, et souvent de « courir l’âne » (asoade en Gascogne) : les conjoints devaient enfourcher un âne, la femme dans le bon sens, l’homme à l’envers, tourné vers le derrière et tenant en main la queue de l’animal, en général au moment du carnaval, au milieu de la foule qui les conspuait., du tapage ou encore du bruit accompagné de désordre. Dans ce dernier cas, on parle aussi de chahut. Le rituel est attesté dès le XIVe siècle1.

[2Mars infos autonomes

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