Balkans : Tout le pouvoir aux plénums !

paru dans lundimatin#467, le 17 mars 2025

Depuis maintenant 4 mois, à la suite de l’effondrement du auvent de la gare de Belgrade, les serbes manifestent et occupent contre la corruption et donc le gouvernement. Samedi 15 mars, ils étaient plus de 300 000 à tenir les rues de Belgrade. Il y a deux semaines, nous évoquions et analysions ce printemps Serbe, dans cet article, l’auteur explore la forme bien particulière d’organisation adoptée par le mouvement : les plénums, assemblées locales, horizontales, autonomes et auto-organisées.

Pour commencer un peu d’étymologie, le terme « plénum » vient du latin et signifie « plein » ou « assemblée complète ». Il désigne une réunion où tous les membres d’un groupe participent, sans distinction de rang ou de hiérarchie, un mot qui prend tout son sens dans nos exemples d’auto-organisation populaire. Il faut noter que le mot plénum était déjà couramment utilisé, à notre époque, dans les pays dits « communistes » pour désigner les réunions plénières des partis au pouvoir (ex. : les plénums du Comité central du Parti communiste en URSS ou en Chine). Ces assemblées étaient censées être des lieux de débat et de prise de décision, mais elles étaient évidemment contrôlées par la hiérarchie bureaucratique du parti, loin donc de ce que nous verrons par la suite. Le terme a probablement été choisi par les populations des Balkans car il évoque une réunion horizontale où tout le monde peut s’exprimer, mais sans doute aussi parce qu’il était familier aux populations de l’ex-Yougoslavie, où il avait déjà une connotation de prise de décision collective. Les organisateurs des plénums balkaniques se sont ainsi réapproprié un mot historiquement lié aux structures autoritaires du parti communiste pour en faire un symbole aux antipodes : celui de la démocratie directe et de la révolte.

Naissance dans les universités croates et extension

Pour voir apparaître, dans son sens moderne, les premières assemblées populaires nommées « plénums », il faut remonter à 2009 et se rendre en Croatie. Alors en pleine crise économique, et en réponse à la marchandisation de l’éducation ainsi qu’à l’introduction progressive de frais de scolarité dans les universités publiques — conséquence du processus de Bologne visant à aligner le système universitaire croate sur les standards européens —, les étudiants de l’Université de Zagreb ont débuté l’occupation de leurs facultés. Réclamant un enseignement gratuit, ils s’organisent en plénums ouverts à tous (le plénum de la faculté de philosophie était ouvert aux citoyens et pas seulement aux étudiants, contrairement à certains autres plénum qui naîtront en Croatie), prises à la majorité des votants, avec un droit égal de parole pour chaque participant, rejetant tout leader.

Parmi leurs autres revendications vont progressivement s’ajouter le rejet de la privatisation des universités, la fin des frais cachés, ainsi qu’une demande de transparence et de démocratisation du système universitaire. Cette grande vague d’occupations des universités perturbe les gouvernants croates qui, dans un premier temps, reculent sur la privatisation et les frais d’inscription des universités. Ils auront cependant tout le vice d’attendre l’essoufflement du mouvement étudiant pour reprendre leurs mesures destructrices de plus belle. On peut dire que ce mouvement, resté essentiellement étudiant, avait peu de chances de renverser la table sans un élargissement de la révolte à d’autres pans de la société. Cependant, l’expérience des plénums était née, laissant un héritage important et influençant les futurs mouvements de luttes sociales dans les Balkans, avec par exemple leur manuel sur le thème « comment faire une assemblée générale », appelé The Occupation Cookbook [1], qui traversera les frontières et servira de source d’inspiration en Bosnie-Herzégovine lors de l’insurrection des plénums de 2014.

Évidemment, ces plénums présentent de nombreuses similitudes avec les assemblées générales observées notamment lors du mouvement Occupy Wall Street en 2011. Ils s’inscrivent dans une dynamique plus large d’organisations horizontales qui ont émergé à travers le monde depuis des décennies. Ce modèle, bien que réactivé récemment, trouve ses racines dans des pratiques anciennes d’auto-gouvernance collective.

Le terme « plénum » a également émergé en 2010 lors des occupations universitaires en Autriche et en Allemagne. Bien qu’aucun lien direct avec le mouvement étudiant croate ne soit formellement établi, cette coïncidence reste intrigante. En revanche, lors des mobilisations étudiantes en Slovénie et en Serbie en 2011, qui verront naître de nouveaux « plénums », l’influence du mouvement croate est avérée. Le mouvement serbo-slovène est, pour sa part, assez similaire à ce qu’il s’est passé en Croatie, avec cependant un impact plus limité mais un point de départ similaire : des réformes néolibérales, notamment dans l’éducation, qui ont déclenché la colère des étudiants. Eux aussi ont réclamé une éducation gratuite et publique. Tous ces mouvements sont restés essentiellement étudiants malgré leur radicalité et leur soif de démocratie directe, mais cela changera quelques années plus tard.

L’insurrection des plénums en Bosnie

Le 4 février 2014, en Bosnie, et plus précisément dans la ville ouvrière de Tuzla, dans le nord-ouest du pays, une révolte éclate. Suite à des salaires impayés, les salariés d’usines privatisées se soulèvent et sont rapidement rejoints par les habitants, qui prennent fait et cause pour eux. Ensemble, ils convoquent une session plénière à l’échelle de toute la ville afin de formuler leurs exigences devant le Parlement du canton de Tuzla : le plénum était né ! Armés de toutes ces revendications, ils investissent le siège du gouvernement du canton, dénonçant pêle-mêle les privatisations massives en Bosnie-Herzégovine, la corruption et les divisions nationales.

S’ensuit une série de manifestations face à la surdité du pouvoir. Le 7 février, une manifestation fait une vingtaine de blessés, des bâtiments gouvernementaux sont incendiés et de nombreuses arrestations ont lieu, marquant le début d’une grande vague de protestations qui s’étend à d’autres villes comme Sarajevo, Zenica, Mostar et Bihać en signe de solidarité. Très vite, le mouvement prend de l’ampleur, attirant des milliers de citoyens en colère contre les dirigeants. Paniqués devant la démonstration de force des masses, la plupart des ministres locaux finissent par démissionner, inquiets de voir les gouvernés reprendre les rênes de la vie politique. En effet, des centaines de citoyens et citoyennes se regroupent dans des plénums, véritables expériences de démocratie directe, qui se propagent dans d’autres villes de Bosnie-Herzégovine, inspirées par l’expérience de Tuzla.

Tandis que le vent de la colère gagne les rues en Croatie, au Monténégro, en Macédoine, etc., dans ce qu’on pourrait appeler un printemps des Balkans, les manifestants bosniens rappellent déjà que « faim se dit pareil en bosnien, en croate ou en serbe ». Les manifestations et les plénums perdurent pendant plusieurs semaines, s’étendant à de nombreuses villes, notamment Sarajevo, Tuzla, Zenica, Mostar, Travnik, Brčko, Goražde, Konjic, Cazin, Donji Vakuf, Fojnica, Orašje et Bugojno. Des sessions régulières permettent aux habitants de débattre des enjeux politiques et de formuler des revendications à l’attention du gouvernement, telles que l’arrêt des privatisations, diverses mesures sociales ou encore la suppression des privilèges de la classe politique.

Dans le même temps, le mode d’organisation des plénums se complexifie. Le plénum de Tuzla met en place des groupes de travail spécialisés, chacun se concentrant sur un domaine spécifique, à l’image des ministères du canton de Tuzla. Parmi ces thématiques figurent l’éducation, la science, la culture et le sport, le développement Économique, aménagement du territoire et protection de l’environnement, coordination avec les travailleurs, santé, justice et gouvernance, industrie, énergie et mines, sécurité intérieure, agriculture, gestion des ressources naturelles, commerce, tourisme, transports et communication, politiques sociales, finances, droits des vétérans de guerre et questions juridiques : autant de thématiques prises en charge par les groupes de travail des plénums.

Par ailleurs, des tentatives ont été faites pour coordonner les différents plénums à un niveau plus large, dans le but d’élaborer des revendications communes dépassant l’échelle locale. Des plénums conjoints ont notamment été organisés à Sarajevo, réunissant des délégations des différents plénums locaux. Comme le notait l’écrivain croate Igor Štiks :

« Ce mouvement a expérimenté la démocratie directe… Les plénums des villes se sont retrouvés dans un “plénum des plénums”, qui fait penser aux “assemblées des assemblées” des gilets jaunes français. »

Malheureusement, comme les gilets jaunes, l’insurrection des plénums finit par s’essouffler récupéré par les activistes libéraux. Pour le plus grand bonheur des classes dominantes qui, à travers leurs médias, n’avaient pas hésité à diaboliser ces événements, parlant de « troubles » et « d’incidents ». En vain, puisque le mouvement fut soutenu par 88 % de la population, d’après un sondage. Ce qui a réellement tué le mouvement, c’est surtout sa marginalisation par ces mêmes médias, la répression et le soutien actif de la communauté internationale aux gouvernants. Mais au moins, cette fois, les plénums ont dépassé leur existence purement estudiantine.

La Serbie se soulève

Aujourd’hui, les plénums font leur retour en Serbie, après un événement tragique. Le 1er novembre 2024, un drame frappe la ville de Novi Sad, en Serbie. Aux alentours de 11 h 50, l’auvent en béton de la gare, récemment rénovée, s’effondre brutalement, entraînant la mort de 15 personnes et de nombreux blessés. Ce bâtiment, construit en 1964 en seulement 18 mois, était à l’origine un symbole de modernité pour l’ancienne Yougoslavie. Cependant, des décennies de négligence et de sous-financement l’avaient transformé en une structure délabrée, rendant nécessaire une rénovation en profondeur.

Les travaux de réhabilitation, lancés tardivement en 2021, avaient été confiés à un consortium d’entreprises chinoises, dans un contexte de rapprochement économique entre la Serbie et Pékin. La réouverture précipitée de la gare en mars 2022 avait même été célébrée en grande pompe par Aleksandar Vučić, président serbe, aux côtés de Viktor Orbán, son allié hongrois. Présentée comme un jalon vers une « Serbie moderne et progressiste », cette inauguration masquait en réalité de graves irrégularités dans l’exécution des travaux. Des doutes circulaient déjà sur la solidité des rénovations, notamment concernant la reconstruction de l’auvent, qui s’est finalement écroulé le 1er novembre, provoquant un choc national.

Dans un premier temps, le gouvernement décrète des jours de deuil, et des veillées sont organisées en hommage aux victimes. Mais très vite, la douleur fait place à la colère. Cet accident provoque une vague d’indignation à travers le pays. Rapidement, des manifestations massives éclatent, notamment parmi les étudiants, dénonçant la corruption et l’incompétence des gouvernants dans la gestion des infrastructures.

Initialement limitées à Novi Sad, les protestations se propagent rapidement à Belgrade ainsi qu’à d’autres villes serbes, marquant un tournant dans la contestation sociale. Ces manifestations dénoncent la corruption, le clientélisme et l’impunité du pouvoir, tenus pour responsables du drame. Face à cette contestation grandissante, les autorités répondent par la répression : gaz lacrymogènes, arrestations massives et même violences physiques contre des manifestants. Des cas de véhicules fonçant délibérément sur la foule sont signalés, attisant encore davantage la mobilisation. En décembre, les manifestations prennent une tournure plus large : il ne s’agit plus seulement de l’effondrement d’un bâtiment, mais bien d’un ras-le-bol général face à un système politique gangrené par des années d’autoritarisme et de censure.

Le 24 janvier, les étudiants lancent un appel à la grève générale, qui trouve un écho favorable dans plusieurs secteurs, notamment l’éducation, la santé, les transports et le divertissement. Face à l’intensification du mouvement, plusieurs hauts responsables politiques, dont le Premier ministre Miloš Vučević, sont contraints de démissionner. Mais les contestataires jugent ces concessions insuffisantes et maintiennent la pression avec quatre revendications principales :

  1. Publication de tous les documents liés à la rénovation de la gare, afin d’établir les responsabilités et de mettre au jour d’éventuels cas de corruption.
  2. Identification et poursuite des responsables des violences contre les manifestants, y compris les attaques survenues lors des veillées pacifiques.
  3. Abandon des charges contre les étudiants arrêtés durant les manifestations et suspension des poursuites en cours.
  4. Augmentation de 20 % du budget de l’enseignement supérieur afin de réduire les frais de scolarité et d’améliorer les conditions de vie et d’études des étudiants.
    C’est dans ce contexte que nos plénums ont fait leur retour dès le début du mouvement pour organiser les nombreuses occupations étudiantes et les manifestations de masse. Similaires aux anciennes expériences plénières, ils n’ont pas de chefs, et toutes les décisions sont prises collectivement dans un exercice de démocratie directe, dont ils sont des défenseurs acharnés.

« Certains ont essayé de jouer ce rôle en s’exprimant dans les médias trop souvent et sans autorisation du plénum, mais nous y avons vite mis un terme. Chacun d’entre nous change tout le temps de rôle. Ainsi, les autorités ne peuvent pas nous manipuler, nous corrompre ni nous attaquer personnellement. Ça démontre également notre unité et encourage les étudiants de divers horizons à se joindre au mouvement », explique Nemanja. Sara, qui suit attentivement les événements depuis la France, ajoute : « L’organisation des manifestations est volontairement décentralisée. On s’est mis d’accord pour qu’il n’y ait pas d’organisateurs officiels. Nous suivons le mode d’organisation des initiatives étudiantes en Serbie, qui fonctionnent par plénums où chacun peut s’exprimer. »

Lara, qui parle sous pseudonyme pour sa sécurité mais aussi parce que « les individus n’ont pas à se distinguer du collectif », nous explique plus en détail le fonctionnement : « Nous commençons les plénums par une minute de silence en hommage aux victimes. Puis, nous votons l’ordre du jour. Il y a un modérateur et un greffier. Seuls les étudiants peuvent voter, le corps enseignant a juste le droit d’assister aux sessions. Le temps de parole est égal et, chez nous, il est limité à une minute. Les arguments doivent être clairs. On décide à la majorité… Nous sommes organisés en plusieurs groupes de travail : stratégie, communication externe avec les autres facultés, sécurité, médias ou encore organisation d’activités libres. » Un fonctionnement divisé en groupes de travail qui rappelle celui des plénums bosniaques. À noter que Lara fait aussi partie d’un groupe en charge de la logistique, qui s’occupe de la nourriture, des sacs de couchage ainsi que des premiers soins pour la grande manifestation de ce 1er mars à Niš.

Concernant la coordination des plénums, d’après le Courrier des Balkans : Un rapport de chaque groupe est soumis au plénum, puis au groupe de travail qui chapeaute toutes les facultés. La décision doit ensuite être soumise au Haut-Conseil des délégués de l’université, où chaque faculté désigne en plénum un délégué et deux témoins, qui présentent les décisions de leurs facultés. La décision adoptée par le Haut-Conseil revient alors au plénum de chaque faculté pour une confirmation finale.

Cette forme d’organisation décentralisée s’est désormais étendue à l’ensemble des universités bloquées du pays. Les étudiants ont même mis en place un système sophistiqué de comptage des voix, appelé « Piton », qui attribue un coefficient moindre aux votes des universités privées. On en vient à se demander si les étudiants de Serbie ne sont pas actuellement l’avant-garde de la révolution en cours. En tout cas, ce qui se passe en Serbie est historique : à l’heure où ces lignes sont écrites, la mobilisation ne s’essouffle pas, et ce, depuis désormais quatre mois. Les étudiants rallient à leur cause de nombreuses personnes, à travers de longues marches organisées jusque dans les régions rurales du pays, le tout dans un esprit de camaraderie où ils sont accueillis en héros par les habitants, qui leur distribuent nourriture et eau. À la nuit tombée, les étudiants sont même conviés à des repas par les habitants, qui leur offrent le couvert et parfois même le gîte.

Comme l’explique si bien Nikola, qui a participé à la première marche de Belgrade à Novi Sad (80 km) le 1er février, des milliers d’étudiants et de citoyens se sont réunis pour bloquer les trois principaux ponts de la ville pendant douze heures. Par ailleurs, il a entrepris une marche de 150 km entre Belgrade et Kragujevac, où une vaste manifestation a eu lieu le 15 février. Il prévoyait également de marcher de Bor à Niš le 1er mars, où quatre sites stratégiques ont été bloqués sous la bannière de « L’Édit des étudiants ».

« Nous élevons ainsi le niveau de conscience dans les petites villes et les milieux ruraux. Nous montrons qu’on est tous solidaires, et que malgré la fatigue, les entorses, les cloques, et parfois les pieds en sang, nous sommes déterminés. Le contact humain est crucial, tout comme les technologies modernes et les réseaux sociaux que nous utilisons massivement. Et la réponse des citoyens est tellement pleine d’émotion qu’on oublie qu’on a mal ! On ne s’attendait pas du tout à ce qu’autant de gens nous rejoignent. »

L’autre point fort, au-delà de leur détermination, est l’humour et l’autodérision des étudiants, qui pratiquent l’ironie, l’autoréflexion, jouent sur les mots et analysent la société serbe actuelle, une forme de régime autoritaire qui étouffe sa jeunesse, laquelle respire aujourd’hui grâce à ce vent de liberté qu’elle a elle-même insufflé. De son côté, le président serbe affiche une façade inflexible et fait mine d’ignorer les manifestations. Pourtant, les signes ne trompent pas : il est bel et bien acculé par une jeunesse qui lui demande, ainsi qu’aux autres dirigeants, de rendre des comptes. Selon les événements les plus récents, le mouvement est encore loin de s’essouffler et, en ce 1er mars, suite au succès de la grande marche entre Bor et Niš, les étudiants ont lu leur « édit » à la foule rassemblée.

Ce document affirme que « la Serbie est une nation de citoyens libres » et souligne que « les institutions du pays doivent être au service du peuple, garantissant confiance et transparence, plutôt que d’être instrumentalisées au profit d’intérêts individuels ». Il insiste sur l’importance de l’indépendance des universités et du système judiciaire, la liberté des médias, le respect des droits fondamentaux et la valorisation du savoir.

Alors que la nuit est tombée, le rassemblement se poursuit dans une atmosphère sereine. Sur scène, divers orateurs se succèdent, mettant en avant la libération de la parole rendue possible par cette mobilisation étudiante qui dure depuis quatre mois. De son côté, le président Vučić a une nouvelle fois tenté de minimiser l’ampleur du mouvement, en le comparant à une mobilisation plus importante ayant eu lieu à Kragujevac lors de la fête nationale, quinze jours auparavant. Quoi qu’il advienne des développements futurs de cette mobilisation, qui doit encore relever des défis en s’étendant à d’autres secteurs de la société et en se massifiant davantage, les étudiants jouent un rôle d’avant-garde, en attendant de passer le flambeau à l’ensemble des citoyens. Ces expériences de plénums s’annoncent déjà riches en enseignements.

Une nouvelle forme d’auto-organisation

On observe une forte ressemblance entre ces mouvements et les conseils de travailleurs du début du XXe siècle : les soviets ouvriers et paysans en Russie en 1905 et 1917, la tentative de République alsacienne des conseils en 1918, l’expérience des conseils de travailleurs de Turin en 1919, ou encore les conseils ouvriers lors de la révolution allemande de 1918-1919… Autant d’exemples qui feraient frémir tout vieux conseilliste qui se respecte.

Malgré des différences, ces formes d’organisation semblent traverser l’histoire avec une certaine constance. Nous avons déjà évoqué les assemblées populaires en France durant les Gilets jaunes, le mouvement Occupy Wall Street, ou encore les expériences d’assemblées populaires en Syrie et au Chiapas. Des exemples qui résonnent mieux avec notre époque contemporaine que les conseils de travailleurs, dont le potentiel révolutionnaire paraît aujourd’hui plus daté – même s’il reste à surveiller dans les pays où la main-d’œuvre ouvrière demeure forte.

Concernant le sujet révolutionnaire, je ne dirais pas que la classe travailleuse n’existe plus ou qu’elle n’est plus déterminante. Mais on observe une multitude d’acteurs qui ne se limitent pas à l’ouvrier fantasmé du XXe siècle, ancré dans l’imaginaire figé du marxisme le plus doctrinaire. Ces acteurs sont aujourd’hui déterminants, et dans le cas des plénums, ce ne sont pas des ouvriers mais de simples étudiants – à l’exception des plénums de Bosnie en 2014. Et encore, même dans cet exemple, la lutte ne s’effectuait pas directement dans les usines, mais bien dans la rue et les espaces publics réappropriés par l’ensemble des citoyens.

C’est un phénomène qui doit interpeller et remettre en question certaines certitudes. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier la lutte des classes, qui reste évidente sous bien des aspects dans les différentes mobilisations des plénums : qu’il s’agisse des étudiants réclamant l’accès à l’éducation pour tous sans distinction de revenus, ou des travailleurs de Tuzla en Bosnie exigeant la fin des privatisations et le versement de leurs salaires, il est difficile de ne pas y voir une lutte de classes. Mais une lutte qui prend naissance en priorité dans les universités ou dans la rue plutôt que dans les usines.

Attention cependant : comme l’ont montré les plénums, si les étudiants ne sont pas rejoints massivement par les autres secteurs de la société, leur transformation en un véritable mouvement émancipateur est vouée à l’échec. L’exemple de Mai 68 en France a déjà montré le rôle précurseur des étudiants : en étant à l’initiative des premières manifestations, des blocages et des actions concrètes, ils ont été suivis par le mouvement ouvrier, qui a répondu à l’appel. Finalement, c’est cette seule étincelle qui manque pour que les plénums d’origine étudiante – comme ceux actuellement en Serbie – puissent aller plus loin.

La lutte des classes se combine d’ailleurs habilement avec la lutte contre les hiérarchies et les leaders, comme nous l’avons vu dans les plénums. C’est un point trop souvent oublié, alors qu’il peut, à lui seul, faire dégénérer ou absorber toute aspiration populaire. Sans leader ni récupération politique, il est beaucoup plus difficile pour les classes dominantes de négocier avec les révoltés et de proposer des compromis visant à freiner la lutte. On vous regarde, partis et syndicats.

C’est en se débarrassant de toute forme de hiérarchie que le mouvement peut exploiter pleinement sa radicalité et porter des revendications bien au-delà des simples réformes, qui ne sont que des pansements sur une plaie ouverte. Il s’agit ici de revendiquer le pouvoir pour les plénums, qui ont largement prouvé que les citoyens pouvaient s’auto-gouverner sans avoir besoin de dirigeants capitalistes. L’expérience bosnienne l’a démontré dans sa forme la plus avancée. Une autre différence fondamentale entre les plénums et les soviets réside dans leur nature inclusive. Contrairement aux soviets, composés essentiellement d’ouvriers, de paysans et de soldats organisés sur des bases professionnelles et locales (soviets d’usine, soviets de garnison militaire, etc.), les plénums sont généralement ouverts à l’ensemble de la population : étudiants, travailleurs, chômeurs, retraités…

Les plénums se montrent aussi extrêmement critiques envers toute hiérarchie, refusant les leaders, partis et syndicats, alors que les soviets ont, dans l’histoire, souvent été récupérés par des partis dits « communistes ». Si l’on parle en termes de délégation de pouvoir, les différences sont également marquées. Dans les soviets, la délégation est généralement plus institutionnalisée : des délégués élus prennent des décisions pour un collectif et peuvent, en théorie, être révoqués. Dans les plénums, s’il existe des représentants, ils ont plutôt un rôle de porte-paroles ou de coordinateurs tournants régulièrement. Les décisions restent largement prises par l’assemblée elle-même, qui garde la capacité de révoquer ses représentants à tout moment.

Cependant, malgré ces qualités, cette organisation doit aussi relever des défis. Les plénums ne sont parfois pas représentatifs de l’ensemble de la population. Par exemple, en Bosnie-Herzégovine, certains plénums ont rassemblé plusieurs milliers de personnes en assemblée. Mais dans une ville comme Sarajevo, qui compte plusieurs centaines de milliers d’habitants, cela reste une minorité.

En Bosnie-Herzégovine, dans sa forme la plus avancée, les plénums étaient censés représenter à la fois la ville et le canton. Or, pour les habitants des zones rurales éloignées des centres urbains, se rendre à un plénum demande du temps et peut représenter un coût financier. Ce problème existait déjà dans la démocratie directe athénienne de la Grèce antique, et une solution avait alors été trouvée : les citoyens participant aux assemblées et aux institutions démocratiques recevaient une indemnité appelée misthos (« salaire »). Cela permettait aux citoyens pauvres et aux habitants éloignés de prendre part à la vie politique sans sacrifier leur temps de travail. Sans cela, seuls les plus aisés auraient pu assister aux débats et voter.

Bien sûr, il ne s’agit pas de calquer le modèle athénien, qui avait lui aussi ses défauts, mais des pistes existent pour surmonter ces obstacles. Par exemple, la division en plénums de quartier ou de village pourrait pallier cette difficulté. Et surtout, nous sommes au XXIe siècle : il est tout à fait possible de développer la cyberdémocratie et d’apporter des solutions aux nombreux problèmes soulevés. Internet a déjà démontré son importance dans l’organisation des protestations et des plénums jusqu’à présent. On peut coordonner des plénums à différents niveaux sans avoir recours aux méthodes du passé. Grâce aux technologies actuelles, il n’est plus nécessaire de transmettre les décisions par l’intermédiaire de délégués ou de courriers, comme cela se faisait en Russie en 1917 ou en Catalogne en 1936. L’ère numérique permet aujourd’hui d’organiser des référendums en ligne pour faciliter la prise de décision collective. Après tout, si le vote électronique est déjà utilisé dans le cadre de la démocratie représentative bourgeoise et que des transactions financières sécurisées ont lieu quotidiennement, il n’y a aucune raison pour que des consultations démocratiques directes ne puissent pas être mises en place via Internet.

Le véritable enjeu n’est pas tant la disponibilité des outils numériques que leur utilisation pour renforcer la démocratie. L’un des principaux obstacles reste la résistance des élites capitalistes, qui contrôlent la plupart des infrastructures technologiques et ont tout intérêt à préserver le système actuel. Une démocratie directe devra inévitablement s’opposer à ces intérêts particuliers, ce qui entraînera des tensions et des blocages de leur part, comme l’histoire l’a déjà montré.

C’est pourquoi les plénums doivent être encore plus offensifs envers les dirigeants et revendiquer le pouvoir. Si les soviets sont allés plus loin, c’est précisément grâce à leur mot d’ordre radical : « Tout le pouvoir aux soviets ! » Ils ont ainsi ouvertement revendiqué la prise du pouvoir en lieu et place de l’État bourgeois. Ce n’est pas encore le cas des plénums aujourd’hui, du moins pas massivement, puisqu’on a pu voir à l’entrée du ministère de la Culture serbe une grande banderole proclamant : « Tout le pouvoir aux plénums », qui a été rapidement retirée, malgré ça les plénums restent principalement des espaces de contestation et de revendication, sans ambition affichée de prise de pouvoir. Ils se contentent d’une liste d’exigences, comme l’avaient fait les premiers soviets avant de réaliser qu’ils n’avaient pas besoin d’être dirigés et pouvaient exercer le pouvoir eux-mêmes, sans intermédiaires.

Peut-être qu’un jour, les plénums se lèveront et brandiront à leur tour le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux plénums ! » massivement, tout en veillant à écarter tout leader, bureaucrate ou parti d’avant-garde qui chercherait à instrumentaliser leur lutte. Sur ce point, les plénums semblent déjà vigilants : leur rejet des formes traditionnelles de leadership et de toute tentative de récupération par des partis ou syndicats en témoigne.

Les plénums des Balkans rappellent que la démocratie directe n’est pas une utopie lointaine, mais une possibilité bien réelle pour celles et ceux qui refusent de se laisser gouverner. À travers leurs pratiques horizontales, ils esquissent les contours d’un futur post-capitaliste qui ne se contenterait pas de répéter les modèles du passé, mais chercherait à inventer de nouvelles formes d’auto-organisation adaptées à notre époque.

Que leur mot d’ordre soit proclamé ou non, l’esprit des soviets du XXIe siècle souffle déjà dans les assemblées des Balkans. Je pourrais conclure par un « Tout le pouvoir aux plénums ! », mais ce n’est pas à moi de dicter la voie aux luttes qui se mènent ardemment aujourd’hui. Je préfère donner le mot de la fin à Nemanja, qui lutte actuellement en Serbie :

« La machine ne peut se mettre en branle que si tout le monde participe. Nous n’en sommes pas là encore, mais à un moment donné, comme une tempête, la colère refoulée pendant des années éclatera et changera fondamentalement la manière de fonctionner de notre société, où sera instaurée une démocratie directe et décentralisée. »

Lucas Grimaldi

sources :
https://www.courrierdesbalkans.fr/Serbie-revolte-etudiante-et-mecanique-des-plenums
https://www.courrierdesbalkans.fr/2014-2024-la-memoire-des-plenums-de-Bosnie-Herzegovine-et-la-gauche-des-Balkans
https://autogestion.asso.fr/bosnie-herzegovine-tout-le-pouvoir-aux-plenums/
https://www.monde-diplomatique.fr/2021/07/DERENS/63318

[1Cette brochure Blokadna kuharica ili kako je izgledala blokada Filozofskog fakulteta … [La cuisinière enfermée ou 
bien comment s’est déroulé le blocus de la Faculté de Philosophie] est sortie la même année que les événements. On la trouve sur internet. Le texte est des « Étudiants de philosophie de la faculté de Zagreb » publié par le « Centre d’études anarchistes », dans la collection Francisco Ferrer, à 1.000 exemplaires (http://www.blockadedocumentary.net/materijali/blokadna_kuharica.pdf).

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