De l’émoi des premières heures a jailli un souffle contestataire qui, progressivement, a fait sauter tous les appuis prétendument infrangibles d’un régime fondé sur la corruption. La démission du Premier ministre Miloš Vučević le 28 janvier dernier n’a en rien freiné les ardeurs d’un mouvement qui, et c’est là que réside sa force première, énonce clairement ses fins. Les étudiants de Belgrade, de Novi Sad et d’ailleurs, ont exprimé, ces derniers mois, des revendications très précises : publication de tous les documents concernant l’appel d’offres sur la construction de la nouvelle canopée de la gare de Novi Sad ; réforme de l’institution judiciaire ; baisse de 20% des frais de scolarité. En somme, l’objectif est clair : abattre un système corrompu jusqu’à la moelle, dont la catastrophe du 1er novembre fut une émanation traumatisante pour de larges pans de la société. La chute d’Aleksandar Vučić et de ses janissaires devient alors, bien qu’inévitable, secondaire.
Aujourd’hui, les étudiants et toutes celles et ceux qui les ont rejoints – professeurs, artistes, agriculteurs, avocats, médecins, policiers, informaticiens… jusqu’aux vétérans des guerres de Yougoslavie – sont considérés par l’exécutif, à mesure d’interventions télévisées sur Pink TV, comme manipulés par des « agents de l’étranger ». Cette accusation, évidemment infondée, témoigne d’une méthode classiquement usitée par le président Vučić, qui consiste à calomnier et à employer la multitude de canaux dont il dispose – le SNS au pouvoir contrôlant la quasi-totalité des médias du pays – pour relayer ses propos. Seulement, à force, la société serbe n’est plus dupe et l’effet concret de la défaillance structurelle du régime, et du système dont il n’est que le fruit, a suffi à allumer une étincelle pas prête de s’éteindre. Entretenue farouchement par ces milliers de personnes mobilisées, dont les étudiants, réunis en plénums décisionnaires, dictent la marche, la flamme ne cesse de grandir, au point de devenir incontrôlable aux yeux du pouvoir.
L’objet de cette plongée dans ce qui agite toute une nation depuis des mois consiste à saisir en quoi le mouvement que nous avons sous les yeux est d’une puissance révolutionnaire conséquente. Ce qui émerge, et continuera à émerger, d’un tel phénomène, massif, structuré, efficace, ce sont des manières nouvelles de faire la révolution, pour l’heure difficiles à appréhender dans les grilles de lecture habituelles que l’on projette sur ce qui serait « une révolution de couleur » - « la plus sale de l’humanité » selon les mots du président serbe.
Il est difficile de penser ce nouvel épisode contestataire en Serbie sans voir l’héritage direct de la « révolution gâchée » menée par l’Otpor au tout début des années 2000. Cette génération, mutilée par l’instauration progressive du système de corruption généralisé qui gangrène le pays, se voit quelque part vengée par celles et ceux de vingt ans qui, si persistent quelques motifs ataviques, inventent une forme nouvelle d’organisation révolutionnaire. Pour reprendre le mot de Walter Benjamin, « n’est-ce pas autour de nous-mêmes que plane un peu de l’air respiré jadis par les défunts ? » [1]. Cette inscription de la révolution que connaît aujourd’hui la Serbie dans un périmètre historique plus large n’enlève rien à son caractère proprement neuf. La première force, déjà évoquée, du mouvement réside dans l’établissement d’une liste claire de revendications, qu’il sait inatteignable dans les coordonnées du régime actuel : ce point le rend maître des horloges, le pouvoir ne pouvant pas le satisfaire sans péricliter. Même le départ du président Vučić ne pourrait endiguer – en théorie – un mouvement de plus en plus indifférent à son sort.
Un deuxième point réside dans le mode décisionnaire qu’appliquent rigoureusement l’ensemble des facultés, indépendantes entre elles mais organisées autour deux principes simples : celui de l’autogestion – tradition yougoslave – et, surtout, celui de la prise de décision collective et horizontale, au sein des plénums. La révolution qui prend forme se bâtit ainsi comme un archipel de foyers qui parviennent à se coordonner et s’unir pour mener des actions efficaces à l’échelle du pays. Ces derniers jours, les étudiants des quatre plus grandes villes du pays – Belgrade, Novi Sad, Niš et Kragujevac – se sont retrouvés à Novi Pazar. Dans le même temps, un nouvel appel à la grève générale, pour le 7 mars, a été lancé par les étudiants de Novi Sad, et des ronds-points et carrefours ont été bloqués suite à l’élection illégitime du nouveau maire de la ville. Ces multiples exemples, encore chauds, ne sont qu’une infime partie de l’ensemble des actions initiées, à tous les niveaux, par les plénums : le calendrier de la révolution, défini au jour le jour et de manière décentralisée, devient alors incontrôlable car imprévisible.
L’horizontalité d’une masse étudiante à laquelle s’agrègent, au fil des semaines, des centaines de milliers de personnes, fait survenir des modes d’action spécifiques à analyser. Le déploiement, simultanément sur tout le territoire et sur le temps long, d’une logique d’occupation – statique ou mobile – de l’espace public constitue l’aboutissement du mouvement des places initié à l’orée des années 2010. Jacques Rancière voit dans les mouvements occupy, notamment celui du parc Zuccotti à New York, un détournement foncièrement politique de l’espace qui consiste « à rompre avec ce partage matériel et symbolique des rôles » [2]. Ce qui se déroule en Serbie corrobore précisément cette intuition : les étudiants ne veulent pas le pouvoir, ils l’exercent déjà, ils font rentrer la politique là où elle devrait se trouver avec l’exigence pourtant paradoxale d’un respect des institutions. En réalité, cette symbiose – l’hôte étant l’occupation statique, le symbiote, son pendant mobile, ou inversement – dépasse l’espace public physique pour conquérir les nouveaux espaces communicationnels de l’époque. La maîtrise des codes des réseaux sociaux par la génération ici aux commandes confère aux images une diffusivité nouvelle. Encore une fois, les printemps arabes, érable, le mouvement des places et les Gilets Jaunes voient ici parachevées et affinées les méthodes qu’ils avaient spontanément fait naître.
Finalement, reste l’évidence : le mouvement tient parce qu’il s’est substitué à la masse informe et résignée. Le choix naturel mais délibéré des étudiants de Novi Sad et d’ailleurs de choisir, comme revendication fondamentale, un dénominateur commun irréductible – le combat contre la corruption endémique d’un système – le rend désormais invincible. Selon une enquête du Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité (CRTA), c’est près de 80% de la société serbe qui soutient le mouvement. C’est aussi ce qui le rend, en plus de son pacifisme assuré, si difficile à réprimer dans la violence, comme on peut le voir dans d’autres pays. La société serbe, traumatisée par la violence et ses évocations, des réminiscences de la guerre aux fusillades qui ont meurtri le pays en mai 2023, ne tolère pas la moindre attaque sur les manifestants, et notamment les étudiants. Le pouvoir est alors contraint de la jouer masqué, mandatant des miliciens vêtus de noir pour terroriser un peuple qui ne le sera désormais plus.
Si composite qu’il soit, le « Printemps serbe » est porteur, dans son rapport pratique à la mise en œuvre révolutionnaire, d’un projet cohérent. C’est par la praxis que les étudiants et tous les autres ont rendu leur mouvement inextinguible, sans ligne idéologique préétablie mais sur une ligne de crête permanente, où s’agglutinent tous ceux qui sentent qu’il est temps d’asséner le coup fatal à un système agonisant. Il est aujourd’hui difficile d’esquisser les contours d’une Serbie rénovée ; mais ce qui se dégage, depuis des mois, a le mérite d’ouvrir une brèche : à tous ceux qui ne s’y sont pas encore aventuré de franchir le pas.
Godefroy Gaillard